Rémi Brague (né en 1947) est un philosophe et historien de la philosophie français. Ancien élève à l'École normale supérieure (1967), agrégé de philosophie (1971), docteur ès Lettres (1976), membre de l'Institut de France. Spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive, et connaisseur de la philosophie grecque, il enseignait alors la philosophie grecque, romaine et arabe à l'université Panthéon-Sorbonne et à l'université Louis-et-Maximilien de Munich. Egalement, en 2008, l'auteur de "Image vagabonde : essai sur l'imaginaire baudelairien" (Éditeur La Transparence ) : c'est précisément à ce titre qu'il était invité dans le Séminaire [Rémi Brague reprenait là une explication de texte qu'il avait déjà donnée dans l'ouvrage précité].
Cette étude de Bohémiens en Voyage nous a paru si éclairante qu'elle méritait une transcription au plus près de l'oral de l'auteur, puis une mise en ligne sur ce site, parmi les "Cours & Leçons".
Last, but not least, il me plaît de souligner que ce formidable connaisseur de la civilisation arabo-musulmane ne tremble pas lorsqu'il s'agit d'assumer des propos politiquement très incorrects. Ainsi, après la décapitation de Samuel Paty et l'attentat perpétré à Notre-Dame de Nice, il n'hésita à déclarer : "Que cela plaise ou non, la France est attaquée en tant que nation chrétienne". Et quand on lui demandait ce que lui inspirait ce dernier attentat, il répondit : "La même chose qu’à beaucoup de monde, hormis bien entendu les menteurs aux larmes de crocodile, voire ceux pour qui l’assassin est un 'martyr' : du chagrin et de la compassion envers les victimes et leurs proches, de la rage envers les meurtriers, davantage envers ceux qui les manipulent, et encore plus envers ceux qui leur trouvent des excuses, de la honte devant la lâcheté de discours martiaux qu’aucun effet ne suit".
Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le bohémianisme. Culte de la sensation multipliée et s’exprimant par la musique. En référer à Liszt". "
Ch. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, 1864
I. Introduction
"Je ne suis pas du tout spécialiste de Baudelaire ni spécialiste de littérature en général, encore moins poète ; je suis un amateur, et j'aime Baudelaire, d'où le petit livre sur lui. Un amateur et donc un peu un amoureux : je voulais lui rendre hommage. Le revers de la médaille étant qu'un amateur peut tout simplement taper à côté, ou enfoncer des portes ouvertes.
Je projetais initialement d'écrire un livre sur la notion d'image en général ; j'avais pensé à un chapitre sur Baudelaire, je pensais peut-être écrire également sur la notion de figure chez Pascal et d'autres sujets ; et puis le projet est tombé à l'eau, je me suis tourné vers d'autres domaines, le chapitre sur Baudelaire a pris des dimensions excessives ; il est resté dans mes tiroirs jusqu'au moment où quelqu'un à qui je voudrais rendre hommage ici et qui s'appelle Cyrille Habert (Éditeur La Transparence ) a eu la gentillesse de me le demander. Ce livre a été écrit il y a trente ans, et publié il y a peu. C'était une époque où j'avais été très marqué par la lecture du livre de Walter Benjamin sur Baudelaire [Walter Benjamin, Baudelaire, édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Paris, La Fabrique éditions, 2013, 1029 p.], qui a été traduit depuis, ainsi que par la lecture d'un livre en allemand de Hugo Friedrich, philologue, romaniste de l'Université de Fribourg-en-Brisgau : Die Struktur der modernen Lyrik (Hambourg, 1956). Cet ouvrage a été traduit en français sous un titre un peu différent (Structure de la poésie moderne).
J'ai donc essayé d'aborder Baudelaire sous l'aspect de la notion d'image ; je l'ai fait en philosophe. Et j'ai tenté d'éviter les deux écueils les plus fréquents des philosophes, lorsqu'ils ont l'outrecuidance d'écrire sur des écrivains : d'une part faire de l'auteur qu'ils étudient leur propre précurseur en essayant de retrouver en lui des concepts qui sont les leurs, d'autre part inventer une méthode herméneutique de leur cru et en faire l'essai sur la victime la plus proche qui sera l'écrivain sur lequel on leur a demandé d'intervenir ; je pense par exemple au Flaubert de Sartre, qui répond exactement à cette définition. Les deux approches ont produit des choses tout à fait tout à fait respectables, parfois même tout à fait admirables.
Pour ma part, j'ai simplement essayé d'appliquer la méthode la plus "plate" qui puisse être, celle que j'ai apprise en Khâgne (il y a pas mal de temps), la méthode de l'explication de texte, mais en prenant au sérieux la récurrence de certains termes sous la plume de Baudelaire, termes dont j'ai pensé qu'ils avaient la valeur de quasi-concepts. Je vais donc appliquer cette méthode très banale, qui n'est pas la mienne, au sonnet "Bohémiens en Voyage".
Pourquoi ce sonnet plutôt qu'un autre ? Eh bien parce que, dans ma recherche sur les images, je suis tombé (ça a été mon point de départ chez Baudelaire) sur une entrée d'un de ses journaux intimes - Mon cœur mis à nu, c'est au paragraphe 38 - dans lequel il écrit ceci : "glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion)" [Œuvres posthumes, 1908, p. 123]. C'était donc pour moi pain bénit que de trouver cette référence...
Mais Baudelaire n'a pas plus tôt parlé du culte des images comme de son unique passion qu'il en ajoute une seconde : "Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le bohémianisme. Culte de la sensation multipliée et s’exprimant par la musique". Il ajoute : "En référer à Liszt" (Baudelaire fait allusion au musicien hongrois qui venait de publier une brochure sur le bohémianisme en musique). Donc, nous sommes en présence d'une passion unique qui tout aussitôt se dédouble et introduit un terme (concept ?) nouveau, qu’on peut appeler le bohémianisme. Où trouver des renseignements sur ce que Baudelaire entend par bohémianisme ?
Il était naturel de se tourner vers le sonnet "Bohémiens en Voyage", que voici :
II. Le sonnet de Baudelaire
Bohémiens en Voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des ténèbres futures.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857)
III. Étude de Bohémiens en Voyage
Il s'agit du 13e sonnet des Fleurs du Mal. Sa composition est tout à fait simple : trois phrases en tout. Le premier quatrain forme une seule phrase avec comme respiration une virgule. Même chose pour le deuxième quatrain. La troisième et dernière phrase est formée par les deux tercets, avec une respiration forte (le point et virgule) et puis une cascade de sept virgules, ce qui a l'allure d'une précipitation.
De même qu'il y a un redoublement et une augmentation, il y a là un mouvement qui se presse vers la fin.
On commence par deux descriptions assez statiques, c'est tranquille et puis le mouvement s'accélère et débouche, comme dans tout sonnet qui se respecte, sur un dernier vers qui doit contenir quelque chose de particulièrement intéressant : le concetto.
Le premier quatrain est au passé composé (sorte de parfait, la description d'un état présent mais qui est le résultat d'une action passée : la mise en route qui s'est produite hier) ; le deuxième quatrain décrit le présent, on voit défiler la scène du point de vue d'un spectateur tranquille. Et puis, on a cette accélération de la cadence.
Il est bien connu que ce sonnet est inspiré par une gravure de Jacques Callot - extraite d'une série de quatre eaux-fortes qui datent de 1623-1624, chacune accompagnée, comme c'était la pratique à l'époque, d'un distique explicatif. Des quatre, j'ai choisi ces deux-là [R. Brague montre alors aux auditeurs du Collège de France les gravures un et quatre] parce que, justement, elles montrent les bohémiens en voyage, en déplacement, alors que la première image les montre au départ et la quatrième à la halte. Donc, le fait que Baudelaire ait choisi de se concentrer sur ces deux images montre qu'il veut attirer notre attention sur le mouvement, sur le déplacement ; il n'y a pas de halte, mais il y a une sorte d'avancée constante : elle sera ma propre méthode, je vais essayer de montrer que le poète va du premier au dernier vers en formant un arc dans lequel les deux images lumineuses (prunelles ardentes vs ténèbres futures) opposées sont unies par une logique secrète - que je vais tenter de dégager.
Déjà, beaucoup d'éléments sont contenus dans la modification que Baudelaire a fait subir à son titre, puisque Bohémiens en Voyage est le titre de la version publiée dans le recueil Les Fleurs du Mal. Le poème avait d'abord été composé en 1852 sous le titre La caravane des bohémiens. La notion de caravane était particulièrement "en vogue" à l'époque, puisque deux poètes français, et des plus célèbres, avaient chacun écrit leur caravane - si l'on peut dire ; en 1836 en ce qui concerne Alphonse de Lamartine, "La caravane humaine", qui est tout à fait alors dans l'esprit un peu humanitaire - avec quel talent Baudelaire éprouvait devant cela un sentiment de crispation et d'exaspération - : c'est l'histoire de l'humanité engagée dans un progrès, vers quelque chose de futur et qui devrait être magnifique. À ce poème très optimiste, Théophile Gautier (Théophile Gautier, le dédicataire des Fleurs du Mal : "À mon très cher et vénéré maître et ami, Théophile Gautier") avait répondu à Lamartine, en 1838, par un poème appelé lui aussi, "La caravane", et dans lequel il disait que le but de l'aventure humaine, l'endroit vers lequel cette caravane se déplaçait, c'était tout simplement le cimetière... Et donc que les belles perspectives rêvées par Lamartine, étaient vaines.
Baudelaire ne peut pas avoir ignoré ces deux poèmes, il ne peut surtout pas avoir ignoré le problème qui est posé finalement par le sens - ou l'absence de sens - de l'aventure humaine (de l'histoire, pour faire bref), et donc ce poème pourrait être interprété sous cet aspect.
Mais Bohémiens en Voyage n'a pas conservé le titre original et insiste simplement sur le fait qu'il s'agit de bohémiens : le mot caravane nous introduisait dans des espaces un peu orientalistes, avec tous les fantasmes que cela suscite. Nous sommes devant une scène que l'on pourrait très bien apercevoir depuis les fenêtres, par exemple, du château de Moulinsart.
Dès le début, Baudelaire nous tente, pour ainsi dire, en parlant d'une tribu prophétique. Le prophétisme, ce sont les plumes dont bien des poètes de l'époque étaient tentés de se parer, eux qui concevaient souvent leur mission comme consistant à voir plus loin que la tribu - si l'on peut dire - à voir plus loin que le commun des mortels et à voir s'esquisser dans un futur à moitié rêvé le paradis promis à l'humanité en son progrès irrésistible.
Baudelaire joue sur cette idée de prophétisme par des allusions tout à fait précises à l'Ancien Testament ; devant le passage de la tribu prophétique, le rocher se met à couler, scène bien connue de Moïse frappant le rocher de son bâton et en faisant jaillir une source ; le désert qui fleurit, c'est une scène, une image des temps messianiques que l'on retrouve à deux reprises dans le livre d'Isaïe. Et donc, on a l'impression que le prophétisme correspond à une sorte de sécularisation de la conception biblique de l'Histoire.
Le poète fournit lui-même, implicitement, un contre-point à cette impression tentante, dans la mesure où cette tribu n'est menée par personne : il n'y a pas de Moïse, le rocher coule tout seul ou le fait sous l'impulsion d'une déesse païenne qui est Cybèle, la déesse de la végétation ; le désert fleurit sans annoncer aucun Messie. On a donc le mobilier prophétique de l'Ancien Testament, mais vidé de ce qui lui donne son orientation.
Baudelaire se reconnaît bohémien lorsqu'il écrit - c'est dans un autre passage des journaux intimes, c'est dans le chapitre 15 de Fusée (Baudelaire - Œuvres posthumes, 1908, p. 97 - "... moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, ... je suis comme un homme... dont l’œil ne voit ... devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur".
Il y a un orage, mais ce ne sont pas les éclairs et le tonnerre dans lesquels s'effectue la théophanie biblique ; cet orage ne contient pas d'enseignement, il ne faut pas s'attendre à ce qu'il en pleuve l'enseignement par excellence, en hébreu la Torah, il n'y a pas de colonne de nuée, et Israël n'est plus comme le suggère un autre poème des Fleurs du Mal, "Le Voyage", et l'expression revient dans l'article de Baudelaire sur Richard Wagner et le Tannhäuser : Israël n'est plus que le Juif errant. Le ciel est vide de tout signe, ce qu'il contient est une absence :
"Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes".
Il n'y a rien à voir dans le ciel, malgré la présence d'une sorte de prophétisme : quel est-il ? Qu'est-ce qui caractérise le prophétisme de cette tribu ?
Eh bien, la tribu est caractérisée par cette bizarre expression : "la tribu prophétique aux prunelles ardentes". Je prends prunelles comme une métonymie pour désigner la vue d'une manière générale, mais on peut également prendre le mot dans un sens tout à fait rigoureux : l'orifice par lequel entrent les rayons lumineux pour frapper la rétine ; Baudelaire semble s'être inspiré d'une doctrine qui est bien attestée dans la philosophie ancienne et médiévale (ce pour quoi j'ai tout à fait un peu de légitimité ici, mais par raccroc), c'est la doctrine par laquelle la vision est due à la présence dans l'œil, de lumière ; c'est une doctrine que vous pouvez trouver, par exemple dans Le Timée, de Platon, et finalement dans l'ensemble de la pensée occidentale jusqu’à la révolution introduite par un grand Arabe, Alhacen (965-1040, mathématicien, philosophe, physiologiste et physicien du monde médiéval arabo-musulman), qui montre que c'est du dehors que nous vient la vision, et non pas de cette sorte de lampe que constituerait l'œil. Vous trouvez cette doctrine chez Aristote, qui l'appuie par une expérience tout à fait sensée : lorsque vous fermez les yeux et que vous appuyez sur le globe oculaire, vous voyez de la lumière. Il ne connaissait rien du nerf optique et de ces choses-là, mais il avait conclu ce qu'il pouvait conclure à partir de son expérience très limitée de ce que c'était que la vision, à savoir il y a dans l'œil de la lumière, et cette lumière est en quelque sorte projetée sur les objets que nous voyons.
Baudelaire fait allusion à cette doctrine qui, bien entendu, n'est plus pour lui qu'une métaphore, et non une explication physiologique de la vision lorsque par exemple il parle de "ses yeux pleins de flamme" ; c'est dans un autre poème des Fleurs du Mal, "Rêve parisien", où lui apparaît un univers entièrement minéral, un univers qui se révèle à ses yeux plein de flammes, sorte de Jérusalem nouvelle, ville idéale toute faite de pierres précieuses qui brilleraient d'un feu personnel (l'expression "d'un feu personnel" est de Baudelaire).
On a l'impression qu'une telle vision rendrait superflus les astres. Toute la lumière viendrait de l'œil. On trouve dans plusieurs endroits chez Baudelaire une double attitude, d'une part une attitude négative envers les lumières étrangères, si je puis dire, envers les étoiles ; voyez par exemple le sonnet Obsession. Il dit que la nuit lui plairait "sans ces étoiles dont la lumière parle un langage connu". C'est cela qu'il reproche aux étoiles, de ne pas être sa propre poésie. La nature parle déjà dans cette écriture indéchiffrable que l'on trouve dans le psaume 19 : les cieux chantent la gloire de Dieu, et puis l'évocation de cette écriture des étoiles.
Baudelaire ne veut pas de cela ; il voudrait une source lumineuse qui serait elle-même invisible, qui rendrait visible, mais qui ne serait pas elle-même susceptible d'entrer dans le champ du visible : ce serait un soleil noir ou des étoiles noires. Deux expressions qui se trouvent dans le Spleen de Paris. Les étoiles noires, c'est dans "La chambre double", et le soleil noir, c'est également dans un autre poème en prose le numéro 36 du Spleen de Paris, à savoir "Le désir de peindre".
Cette représentation nous permet de voir quelques rapports entre "les prunelles ardentes" qui donc émettent la lumière, qui contiennent ce feu qui brûle sans consumer, cette sorte de Buisson Ardent intégré au corps humain que sont les globes oculaires, et les "ténèbres futures".
Pourquoi faut-il des ténèbres futures ? Pour qu'elles puissent constituer l'écran sur lequel se détacheront les images que le poète tirera de son propre cru et de nulle part ailleurs. Je remarque aussi que cette sorte de cinématographie avant la lettre est décrite par Baudelaire à nouveau dans le poème "Obsession", dans les vers suivants :
Les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers.
Donc, les étoiles n'apparaissent pas sur le fond du ciel obscurci, mais elles sont projetées par l'œil comme par une sorte de lanterne magique. Il est bon de remarquer d'ailleurs que Baudelaire faisait preuve d'un intérêt très vif non pas pour le cinéma puisqu'il n'existait pas encore mais pour ses ancêtres : il parle à plusieurs reprises de phénomènes optiques, de la stéréoscopie, du phénakistiscope - c'est comme ça que ça s'appelait - de la toupie dont les couleurs se fondent lorsqu'elle tourne à une certaine vitesse, et de la fantasmagorie. Visiblement, c'était pour lui quelque chose de significatif, qui correspondait à sa conception de son propre rôle, la conception du rôle du poète.
⁂
Que se passe-t-il au passage de la tribu en question ? Ce qui me semble décisif, c'est ce que le grillon et ce que Cybèle, donc un animal et une déesse, du sous-humain et du surhumain, produisent tous deux, à savoir une augmentation. Le grillon redouble sa chanson, cela pour les sensations auditives ; et pour ce qui est du visuel, Cybèle augmente ses verdures : il s'agit là, quasiment, de termes techniques ; je pense en particulier au verbe augmenter qui désigne par exemple les effets de la drogue dont je rappelle qu'elle n'a pas pour intérêt de procurer des sensations rares, mais de porter l'homme à un état tel qu'il devient, pour ainsi dire naturellement, poète. Le vin peut produire le même effet, le haschich y arrive aussi sans doute - moins bien que le vin. Baudelaire compare les deux au désavantage du haschich.
[Baudelaire, Du Vin et du Haschisch, VI : "Le vin exalte la volonté ; le haschisch l’annihile. Le vin est support physique ; le haschisch est une arme pour le suicide. Le vin rend bon et sociable ; le haschisch est isolant. L’un est laborieux pour ainsi dire, l’autre essentiellement paresseux. À quoi bon, en effet, travailler, labourer, écrire, fabriquer quoi que ce soit, quand on peut emporter le paradis d’un seul coup ?"]
Ce qui se passe dans la nature est ce que le poète doit faire. Remarquons d'ailleurs que l'humain est décrit d'une manière qui est parallèle aux phénomènes naturels, et ne s'en distingue pas radicalement. Il ne s'agit pas d'enfants, il s'agit de petits ; il ne s'agit pas de seins, il s'agit de mamelles : ce sont des termes que l'on emploie plutôt pour les animaux que pour les hommes. Il faut remarquer également que les humains sont blottis de la même façon que le grillon est tapi au fond de son réduit sablonneux : on a l'impression que l'humain et l'animal - tout ce qui est vivant, en quelque sorte - est raboté, placé sur le même plan et à un niveau inférieur par rapport à cette exaltation des facultés humaines qui est signifiée par la prophétie, laquelle élève l'homme au-dessus du niveau de l'humain.
D'autre part, prunelles ardentes et armes luisantes forment un parallèle d'autant plus remarquable que, outre la rime, on trouve les mots au même endroit, à la fin de chacun des deux quatrains : avec cette particularité que ces armes luisantes, donc qui ont une propriété voisine de celle des prunelles, sont destinées au même type de destruction que les prunelles : les prunelles ardentes sont des choses qui brûlent ; les armes sont des choses qui tuent et qui sont faites pour tuer. Les armes luisantes ne sont pas simplement telles parce qu'elles auraient été bien fourbies, mais parce qu'elles sont chargées d'effectuer leur œuvre destructrice, de la même façon que le feu des prunelles.
Remarquons également "promenant sur le ciel" : voilà un verbe tout à fait remarquable, qui éclaire la signification de ce voyage ; une promenade n'a pas de but, une promenade ne constitue pas un progrès, tel que Lamartine le rêvait, vers une situation idéale de l'humanité ; il s'agit d'une promenade qui n'a d'autre but que le déplacement et c'est un verbe qui a, là aussi, dans tout le reste de l'œuvre de Baudelaire, lui et ses équivalents comme flâner par exemple, une signification particulièrement remarquable. C'est l'idée d'un déplacement sans but, d'une errance ; il est possible d'ailleurs que Baudelaire se soit laissé influencer par :
"Ne voilà pas de braves messagers
Qui vont errants par pays estrangers"
[distique présent dans le coin gauche d'une des gravures de Callot]
Messagers a sans doute résonné dans l'esprit de Baudelaire, il en a fait des prophètes errants - la promenade - , et remarquons aussi [autre distique de Callot] :
"Ces pauvres gueux pleins de bonadventures
Ne portent rien que des Choses futures"
On a le même adjectif - futur - qui a sans doute parlé à Baudelaire, lequel a remplacé les choses par un terme beaucoup plus précis, à savoir les ténèbres.
⁂
En conclusion, que signifie ce poème ? Eh bien que, s'il y a prophétisme, c'est un prophétisme sans révélation ; et s'il y a une fonction du poète, je la vois plutôt du côté de la destruction que de celui de la construction, sans parler de l'édification : il s'agit plutôt de faire apparaître "l'Empire familier des ténèbres futures".
Ces ténèbres ne sont pas ne sont pas uniquement celles que le poème de Gautier promettait à l'humanité, savoir l'obscurité définitive du cercueil et du caveau : ce sont les ténèbres qui permettent au poète de faire apparaître des images.
Pourquoi ces ténèbres constituent-elles un empire familier ? Le mot familier vous est familier, et vous est également familière la nuance tout à fait particulière qu'il prend chez Baudelaire et qui a été remarquée par Michel Leiris sans doute après (et en tout cas avant beaucoup d'autres) Walter Benyamin ; je crois qu'il ne donne pas de référence, c'est sans doute une remarque orale de Leiris à Benjamin. Leiris faisait remarquer que familier avait chez Baudelaire à peu près la nuance opposée à celle que l'on attendrait. Si l'on remplace chaque occurrence chez Baudelaire de l'adjectif familier par un autre adjectif - inquiétant - ça marche très bien ; alors pourquoi ces ténèbres sont-elles appelées familières ? Parce que, chez Baudelaire, familier ne désigne pas ce par rapport à quoi nous nous sentons en famille, ce par apport à quoi nous nous sentons à l'aise, mais ce à quoi nous avons l'impression que nous n'allons pas réussir à échapper, ce que nous connaissons que trop ; ce qui nous parle un langage familier, c'est un langage auquel justement nous aimerions bien être étrangers.
Le bohémianisme tel que Baudelaire le conçoit - et je crois que le verbe concevoir doit être pris ici non sans quelque rigueur - répond à l'attitude de Gautier dans son poème : le bohème vit en marge d'un ordre par rapport auquel il prend des libertés, mais sans aller plus loin.
Le bohémien, tel que Baudelaire le conçoit, est au contraire une attitude beaucoup plus rigoureuse, et qui indique une tâche pour le poète ; et en ce sens, le poème "Bohémiens en voyage" est une sorte d'art poétique. Un art poétique que l'on peut lire - évidemment en essayant de ne pas trop céder à l'illusion rétrospective - comme anticipant certaines réflexions de Mallarmé - grand lecteur de Baudelaire - sur la poésie comme destruction, comme ce qui avance tel un incendie, ce qui détruit ce dont elle parle.
J'ai trouvé dans Hugo Friedrich - auquel j'ai fait allusion au début - une phrase du philosophe espagnol Ortega y Gasset dans une œuvre publiée en 1925 sous le titre "La Déshumanisation de l'art" : "l'arme lyrique (luisante ou non) attaque les choses naturelles, les blesse ou les tue".
Il me semble que "les prunelles ardentes" de ces incendiaires en voyage, "les armes luisantes" de ces hommes, sont la métaphore de cette poésie qui construit dans la mesure même où elle détruit".
On pourra également s'intéresser à une autre mise en ligne [compte-rendu subjectif...] de la conférence de Rémi Brague.
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