Un Inspecteur-professeur d’École normale visite un jeune élève-maître... Il y avait de la neige en janvier, en ce temps-là. Et des Écoles normales...

 

"La neige à travers la brume
Tombe et tapisse sans bruit
Le chemin creux qui conduit
À l'église où l'on allume
Pour la messe de minuit".

P. Verlaine

 

 

 

Cuiller à droite, fourchette à gauche, couteau à droite ! C'est une leçon d'élocution au cours préparatoire. Les enfants écoutent sagement les explications et reprennent avec docilité les phrases proposées par les meilleurs d'entre eux. La classe s'anime un peu lorsque l'officiant, aidé de deux servants zélés, organise sur une table vide les préparatifs d'une dînette, avec des couverts d'enfants.

Soudain, venu du dernier rang, sonore, vibrant, un cri jaillit : "La neige !" Tous les regards, y compris le mien et celui du jeune maître, se tournent vers les fenêtres. Des exclamations fusent maintenant de partout. Toute la classe, debout, trépigne et pousse des cris de joie. On s'émerveille. On fait des projets pour la récréation prochaine. Des clins d’œil, des paroles de connivence s'échangent. Toutes les langues, déliées, s'expriment aisément. On se comprend vite et bien. On clame son allégresse.

Dès le premier éclat de cet enthousiasme, le jeune remplaçant s'est détourné à demi, en murmurant pour lui-même, et un peu pour moi : "Quelle tuile !" Puis, résigné, il a laissé passer l'orage des exclamations jubilantes et explosives. Oubliés l'un et l'autre, nous nous regardons. Sans doute croit-il lire dans mon regard amusé une sorte de mise en demeure un peu provocante, car sa voix soudain s'élève, grave et forte, au-dessus du gracieux contrepoint de toutes ces voix d'enfants. Elle parle du travail à terminer, de l'attention nécessaire. C'est la voix de la Raison, du Devoir, de l'Intérêt aussi, car elle évoque un retard possible, au moment de la récréation.

Le tumulte s'apaise ; les yeux, à regret, se détournent des fenêtres lumineuses, du magique décor de l'hiver naissant ; les bras se croisent ; et la leçon reprend. Cuiller à droite, fourchette à gauche, couteau à droite ! Pourquoi ? On ne sait plus. À peine entend-on la voix sonore du maître ; mais on devine le bruit imperceptible des flocons se posant doucement sur les branches, sur les vitres, sur le sol. Les yeux sont pleins de rêve, le songe déploie ses sortilèges, sous le masque d'une sagesse attentive. Le charmant poème de Madeleine Ley me revient à l'esprit :


Les blancs-pétales du silence
Sur le ciel gris volent sans fin...
Petit enfant aux yeux lointains,
Veux-tu me dire à quoi tu penses ?

 

La première neige est venue. La première neige !

 

© Gaston Villard, in l’Éducation nationale, n° 3, 20 janvier 1955

 

 

Complément : Neige

 


Les blancs pétales du silence
sur le ciel gris volent sans fin...
Petit enfant aux yeux lointains,
Veux-tu me dire à quoi tu penses ?...

Une divine transparence
traverse l’air lucide et fin...
Sur le ciel gris voici que dansent
les blancs pétales du silence...

 

© Madeleine Ley (1901-1981), in Petites voix, Stock, 1970.

 


 

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