Ou : cette garce de Marie-Thérèse...

 

Marie-Thérèse : il ne s'agit pas ici d'une femme particulièrement désagréable, mais, durant la Grande Guerre, d'un poste de secours situé dans la forêt de l'Argonne.
Août 1914. Louis Maufrais, étudiant en médecine, songe à présenter l'internat. La guerre éclate tandis qu'il se trouve en vacances à Dol-de-Bretagne. Le jeune homme rejoint le front, découvre les tranchées. Il va y rester quatre ans (2 août 1914-14 juillet 1919). Quatre ans pendant lesquels il côtoie la mort les pieds dans la boue et les mains dans le sang, jour et nuit enterré au fond de postes de secours secoués par le souffle des obus. Quand il a un moment de repos, il prend des notes, photographie, pour raconter la souffrance, celle de ses camarades, la sienne, mais aussi l'amitié, le burlesque, l'absurde...

 

"L'armistice est signé, mais il reste à Maufrais un blessé : un officier allemand qui parle le français. Le 12 novembre, il demande au médecin quelles sont les clauses de l'armistice. En ayant pris connaissance, il commente à Louis Maufrais :
"J'ai le regret de vous dire que nous avons gagné la guerre. Non pour le présent, bien sûr, mais pour les années à venir".
Éclair aveuglant pour ce médecin des tranchées subitement confronté à l'Histoire".

M. Ferro

 

 

À Madeleine, mon épouse
C'est à elle que je dédie ce petit travail
L. M
.

 

De l'Argonne au Chemin des Dames en passant par Verdun et la Somme, la Grande Guerre racontée au jour le jour, illustrée - fait rarissime - de photos prises par l'auteur du texte.
Comment un témoignage d'une importance exceptionnelle a été sauvé de l'oubli. Le 5 décembre 1977, s'éteint un vieux médecin de famille. Dans l'héritage qu'il laisse à ses enfants, il y a des photos, beaucoup de photos, et une boîte à chaussures. Dans la boîte, seize cassettes enregistrées par Louis Maufrais peu avant de mourir ; devenu aveugle et incapable d'écrire, il avait peur que son témoignage disparaisse avec lui. Mais le temps passe encore, et les cassettes restent rangées au fond d'un placard. Vingt-cinq ans d'oubli. Jusqu'à ce jour de 2001 où sa petite-fille, Martine Veillet, les trouve, les écoute... Il lui faudra cinq années d'enquête pour décrypter la voix de son grand-père, vérifier les dates, les lieux, retrouver dans les archives les noms qu'il cite. L'ampleur de ses recherches et son travail d'édition ajoutent encore de la valeur à ce livre rare.

 

......................................................................................................

 

Florent, 19 février 1915

- Je vais faire un tour dans ma compagnie, m'annonce Couchot, mon tampon(1), alors que je m'apprête à passer ma première après-midi au poste de secours de Marie-Thérèse.

- Je vais avec toi. J'ai envie de voir comment c'est fait, une tranchée !

- Bon, alors moi j'irai devant, et surtout pliez-vous bien en deux quand vous passerez devant un créneau ou dans un endroit où le parapet est abîmé.

Il pleuviote, et on a de la boue par-dessus nos chaussures. Trois gars nous croisent, nous obligeant à nous plaquer contre la paroi. Du coup, nous avons le dos tout aussi couvert de boue. Devant un créneau, un homme monte la garde, mais je note qu'il évite de regarder de face. Ces créneaux sont en bois, calés avec des sacs de terre ou des plaques blindées. Je remarque que la fente par où passe le canon du fusil est volontairement augmentée de beaucoup, en largeur. Couchot m'explique que, lorsque le soleil donne derrière nous, les Allemands nous voient à contre-jour dans le créneau ; ils visent le créneau et font souvent mouche, grâce à leurs fusils à lorgnette montés sur chevalet. Nous, nous n'avons pas ce genre d'équipement. Aussi voit-on des trous de créneaux qui ont doublé de largeur, de façon à permettre au soldat de ne pas se placer dans l'axe de son canon de fusil.

Les guetteurs de garde restent debout ou accroupis par terre. Ceux qui sont de repos se creusent des trous dans le bas de la tranchée. Là, ils lisent, ils écrivent et, surtout, ils dorment. S'ils dorment le jour, m'apprend Couchot, c'est qu'ils ne ferment pas l'œil de la nuit. La plupart sont occupés à traîner des rouleaux de fer barbelé, des rondins, des boîtes de munitions, des boîtes de grenades, que sais-je encore... Et, surtout, ils montent sur le parapet pour aller réparer les réseaux(2), planter des pieux ou garnir les postes d'écoute. Ils travaillent à mains nues, par un froid glacial, dans la neige ou dans la boue. Ce n'est pas un travail, c'était un enfer.

Après cette visite exploratoire, je reviens au poste de secours, gelé.

Le soir, vers dix heures, alors que nous sommes sur le point de nous endormir, j'entends dans le boyau d'accès des pas lourds précipités, un bruit d'étoffe froissée et une voix qui souffle :

- Éteignez !

- Qui c'est ?

- Pichot de la 7e.

On fait entrer les arrivants et on rallume. Le premier brancardier(3) a sur l'épaule, protégée par une peau de mouton, une grosse trique que son camarade tient à l'arrière de la même manière. Sur cette trique est attachée une toile de tente faisant hamac, dans laquelle se trouve le blessé. De lui, on ne voit que les jambes pendantes.

On dispose le brancard en dessous, et ils y déposent le blessé d'un mouvement bien calculé. On dénoue les nœuds. On voit alors que l'homme a une plaie pénétrante de poitrine. Il respire bruyamment, avec des gargouillements, et un filet de sang lui sort de la bouche. Il a une perforation du poumon et l'épaule gauche fracassée. Je lui fais une piqûre pour le soutenir un petit peu, et on lui met un vague pansement. Je donne un peu de gnôle et de café à mes gars et je leur dis :

- Emmenez-le vite à La Harazée(4), il ne peut pas attendre, c'est trop grave.

Au tout début de la guerre, il était dans les habitudes des cadres de l'armée de désigner comme brancardiers des hommes incapables de se battre. Mais ils comprirent rapidement que c'était l'inverse qu'il fallait faire. Parce que ces gars-là agissaient en dehors de tout contrôle, que leur rendement était subordonné à leur dévouement, sans aucun repos ni de jour ni de nuit. Et les brancardiers furent alors sélectionnés parmi les meilleurs éléments - résistance physique et morale, esprit de devoir.

Cette scène pénible du transport du blessé dans la toile de tente, image caractéristique de la guerre, vous la trouverez dans la première cour du Val-de-Grâce, à Paris. Elle est l'œuvre d'un de mes brancardiers qui fut blessé dans le ravin de la Houyette alors que je me trouvais à ses côtés. Il s'appelait Gaston Broquet. Quant au système de la toile de tente, on a bien essayé de le perfectionner, mais on n'y est pas parvenu.

lmaufDans la tranchée, nous vivions constamment dans l'humidité, la boue, la neige et, surtout, le froid. L'hiver était particulièrement rigoureux. Depuis que j'étais en ligne, à savoir pas loin de huit jours, je ne m'étais pas réchauffé une seule fois. On avait froid au nez, aux oreilles, aux mains... nos pieds enserrés dans des chaussures pleines d'eau macéraient, gonflaient. Il était formellement interdit de se déchausser. Il en résultait des espèces d'engelures qui s'infectaient, et les pieds gelaient. Une affection extrêmement sérieuse, qui me fit évacuer un grand nombre d'hommes, dont certains restèrent estropiés pendant des années.

 

Le mois de février touche à sa fin. La journée a été relativement calme. Mais la nuit va l'être beaucoup moins.

Vers une heure du matin, nous sommes réveillés par une fusillade intense. Les balles sifflent dans toutes les directions. Des départs de 75 semblent passent à trois mètres au-dessus de nous, immédiatement suivis de la réplique allemande. Les coups nous soulèvent de notre couche, et on reçoit sur la tête de la terre provenant du toit. Des obus tombent à une dizaine de mètres à peine de l'abri. À la moindre erreur de nos artilleurs, nous pouvons être anéantis. On se lève. Dardaine, mettant le nez dehors, nous avertit qu'on envoie des fusées rouges. Ces fusées sont destinées aux artilleurs français pour leur signaler de porter leur tir plus loin.

- On va allonger le tir, explique-t-il.

Le vacarme dure une demi-heure et, peu à peu, s'apaise. Nous voyons alors arriver un brancardier de la 7e compagnie, ahuri et essoufflé :

- Les Allemands ont essayé de prendre un de nos postes, dit-il. Il y a des tués et des blessés. Je ne sais pas quoi faire.

Il est désemparé.

- Attends, nous venons avec toi.

Je pars avec un infirmier et le brancardier auquel je dis :

- Va devant, guide-nous, mais ne va pas trop vite.

Dans la tranchée, on n'y voit rien. Elle est encombrée d'hommes chargés de rondins, de caisses, de rouleaux de fil de fer, qui forcent le passage en nous plaquant contre le parapet boueux. On finit par crapahuter dans la boue, qui nous passe entre les doigts. De temps à autre, nous longeons des endroits où le parapet vient d'être éboulé. L'échancrure révèle le terrain entre les lignes, éblouissant de blancheur sous les fusées éclairantes. On voit se dessiner des bouts de troncs d'arbres. Nous marchons sans perdre une seconde. Soudain, l'infirmier bute contre quelque chose, tombe à plat ventre dans la houe, se relève. Heureusement, il n'a rien. Puis on entend les fusils tirer à nouveau. Quelques mitrailleurs chargés de caisses de munitions nous disent de nous arrêter - ça commence à canarder. Je leur demande si le PC de la compagnie est encore loin. Il reste encore cent mètres à faire. Nous profitons d'une accalmie pour avancer par petits bonds en nous cachant au bas du parapet. Nous arrivons au PC englués de boue.

Le commandant de la compagnie nous attend à l'entrée de son abri :

- Les Boches ont attaqué notre petit poste d'écoute, me dit-il. Ils ont tué trois hommes, grièvement blessé un sous-officier, un qui ne vaut guère mieux, et il y a encore trois autres blessés. Je pense que, de leur côté, les Boches ont dû prendre quelque chose, parce que notre artillerie a bien tiré dessus, Je ne serais pas étonné que le petit poste soit à nouveau vide.
Je décide d'examiner sommairement les blessés, car le reste sera fait au poste de secours.

- L'important est de faire partir votre sergent le plus rapidement possible, lui dis-je, Préparez vos brancardiers. Lorsque nous serons arrivés au poste de secours, je verrai ce qu'il faut faire.

J'énonce les diagnostics à l'attention de mon infirmier, en parant au plus pressé.

- Sergent Huette, jambe gauche arrachée et plaie profonde du bras droit.

Je lui fais un garrot. D'ailleurs ça ne saigne presque plus, et je sens à peine son pouls, Je pense qu'il n'arrivera pas vivant au poste de secours.

- Wialenski, caporal. Plaie à la base du cou.

Et je me dis : "Toi, tu peux dire que tu as de la veine".

- Thomanou, René, sergent. Plaies à l'avant-bras gauche.

Malheureusement pour mon sergent - je remarque qu'il a les doigts inertes, qu'il ne peut plus les remuer ; il a sans doute une section de nerfs.

- Ah, docteur ! s'écrie le commandant, est-ce que je peux demander la médaille militaire pour mon sergent ?
- Bien sûr, faites-le tout de suite. Et, en même temps, est-ce qu'il vous serait possible de téléphoner au service de santé de La Harazée en passant par le colonel ou la brigade, pour demander deux équipes de musiciens(5) en renfort à mon poste de secours, pour ramener les autres ?
Lorsqu'on demandait par morse ou par téléphone si un blessé pouvait se voir décerner par le service de santé soit 1a médaille militaire soit la Légion d'honneur, cela signifiait qu'il était perdu.

 

Le calme revenu, nous partons rejoindre notre poste de secours avec les blessés. En arrivant, nous constatons que le pauvre sergent Huette est mort.

Mais le poste de secours est rempli par cinq nouveaux blessés qu'on nous a amenés en notre absence. J'énonce les nouveaux diagnostics :

- Estival, Jean-Marie. Plaies par grenades. Trois perforantes dans le flanc droit, et de même dans la cuisse droite.

Tandis que j'énonce mon rapport, je poursuis un monologue intérieur que je ne peux confier à personne : "Mon pauvre Estival, je crois que tu ne t'en tireras pas".

- Arre, Joseph. Plaies par balles, de la région de la région deltoïdienne gauche et pectorale gauche.

Ça, ça peut aller".

- Cohen, David. Plaies par éclats d'obus de la région lombaire gauche. Ludos Gilbert. Perte de deux doigts de la main droite.

Le bilan est lourd : cinq morts au moins, et dix blessés qui garderont certainement des séquelles. Et pour quel résultat ? Pas grand-chose ! Les Allemands ont essayé de prendre un poste avancé des nôtres et n'ont pas pu garder leurs positions.

Lorsque tout le monde est évacué, après un bon coup de balai, nous essayons de dormir.

Cinq heures du matin. La fatigue aurait dû me faire tomber de sommeil. Mais c'est le contraire qui se produit. Toutes les émotions de la nuit me bourdonnent dans la tête. Alors, je prends un carnet et j'écris. Je décris, je classe, j'essaie d'en tirer quelques réflexions et enseignements pour les jours suivants.

Inconsciemment, j'apprends le manuel du gibier traqué. Pour professeurs, j'ai mes copains de l'infirmerie. En particulier Couchot, qui exerce dans la vie civile le métier de braconnier. Les principales règles en sont :

- Agir ou se concentrer dans une action absorbante s'avère le meilleur dérivatif contre la peur, au moment du danger.

- Avoir confiance en sa chance et être convaincu qu'il y a de la place à côté pour les obus.

- Éviter systématiquement de stationner dans les carrefours, cibles privilégiées de l'artillerie allemande qui en a les coordonnées.

- Se dire que la tranchée n'est pas un lieu de tourisme, que la place des médecins est dans le poste de secours, à l'endroit où ils sont directement opérationnels. On ne les désire pas ailleurs.

 

Pour le moral des troupes, la qualité constante du ravitaillement en dépit des conditions difficiles a joué un grand rôle. Il cheminait par fourgons ou par wagonnets jusqu'aux cuisines creusées dans le flanc nord de la vallée. Le matériel était déposé à pied d'œuvre, le plus près possible des cuistots. Trois fois par jour, dès le matin, on voyait ces petites bandes pittoresques de braves gars nous apporter du pain, dix boules à la fois, au moins, sur un bâton porté par deux hommes. Ils étaient également chargés de bidons de deux litres contenant du café, du vin, et de la gnôle, bien entendu. Les distributions se faisaient dans la tranchée même. Dans les moments durs, de pauvres types buvaient dès le réveil, d'un seul coup, 1e café chaud, le vin et la gnôle.

- Maintenant je peux crever, disaient-ils, c'est toujours ça que les Boches n'auront pas eu.

Vers onze heures, la soupe était apportée dans des bouthéons par une autre équipe, souvent accompagnée du fourrier qui, lui, apportait les colis et le courrier. C'était le bon moment de la journée. Enfin, le soir, on resservait la soupe. Bien entendu, en cas d'attaque, tout ça était perturbé. Rien n'allait plus, on ne touchait à rien.

Pendant les quatre jours qui ont suivi cette première attaque, il régna un calme relatif. On se laissait aller au plaisir de se faire du chocolat au lait condensé tout en roulant des cigarettes qu'on fumait amoureusement. Lorsque le ravitaillement était trop dangereux, on nous distribuait des boîtes de sardines à l'huile et du camembert.

Saluons bien bas les hommes du ravitaillement, car ils nous ont permis de tenir le coup jusqu'à la victoire. Même si la sardine à l'huile espagnole et portugaise sentait l'huile de machine à coudre, même si le camembert était fait avec du lait écrémé, si bien qu'en le penchant on le voyait se gonfler et se vider pour peu qu'il y ait un trou. Enfin, c'était la guerre...

 

Une semaine plus tard, nous sommes relevés par le 1er bataillon. Je note au moment de partir que Hurel, le médecin qui me remplace au poste de secours, s'est laissé pousser une belle barbe blonde(6).

Le chemin qui part du secteur de Marie-Thérèse jusqu'au cantonnement de Florent est long et dangereux. Devant la grande échancrure du ravin des Meurissons, le long de la route de Varennes, les balles pleuvent à longueur de temps - les Boches en occupent le fond. Pour s'en protéger, on a fait un mur de presque trois gabions les uns sur les autres. Après la traversée de la vallée de la Biesme, nous arrivons épuisés au village de Florent, et peu décoratifs avec nos capotes bleues (qui n'étaient pas encore horizon), recouvertes d'une croûte de boue.

Bitsch me propose à nouveau de partager son local :

- Ce grenier a l'avantage de ne pas avoir réquisitionné par l'armée, me dit-il. Nous y sommes chez nous, entre nous. On fait ce qu'on veut, et personne ne vient nous ennuyer.

J'accepte immédiatement l'invitation, et, avec quelques autres, nous nous hissons sur l'échelle qui y conduit. Ensuite, nous faisons monter des brancards qu'on installe les uns à côté des autres.

Bien sûr, ce n'est pas un palace. Le jour passe entre les tuiles et par deux petits carreaux de verre. Mais on peut y lire tranquillement. De plus, il y fait bon, parce que la cuisine d'en dessous est habitée par les propriétaires de la maison, et que la cheminée chauffe.

Le mobilier est simple - et d'époque ! Au milieu, une caisse sert de table. De chaque côté, une planche installée sur d'autres petites caisses, et un arrosoir.

Nous vivons à quatre dans cette pièce, plus un membre de la famille des propriétaires dénommé "le cousin". J'y fais aussitôt monter ma cantine. La première soirée est consacrée à nous laver. Le brave Couchot, que j'ai pris comme tampon, a pour mission de décrotter mes godillots et de tâcher de remettre au clair ma triste capote.

Le lendemain matin, rasé et débarbouillé, je me rends à l'infirmerie pour présenter mes respects au médecin-commandant Du Roselle et l'aider passer la visite. Il m'annonce que mon médecin de bataillon, le docteur Wirt, victime d'un accident de cheval, a été évacué et qu'il sera remplacé prochainement par le docteur Boderosse. Il m'informe également qu'il convoque tout le personnel médical pour quinze heures devant l'infirmerie. La visite terminée, je pars me promener dans la rue avec Bitsch et le caporal infirmier.

Dans ce pays-là, il n'y a pas une boutique, mais on peut acheter de tout. Bitsch me montre une porte, où attendent quatre gars.

- Ici, dit-il, c'est chez Nénesse. S'il y a tant de monde, c'est parce que c'est la fille du patron qui sert.

J'entre avec eux. Une grosse nymphe forestière que je trouve fort laide me sert avec dédain une bouteille de vin blanc dont le fond est encore plein de traînées de sucre en poudre. Elle réserve ses sourires aux fourriers, ces hommes à sacoches pleines de sous qui viennent dépenser le budget des compagnies pour le ravitaillement. On peut demander à Nénesse des chaussettes, des boutons, du papier à lettres, du cirage, elle a de tout.

La porte à côté, c'est le coiffeur, mais rien ne l'indique. Chez lui, on trouve de la mèche, de la pierre à briquet, des pantoufles, de l'eau de Cologne, des couronnes mortuaires, voire des cercueils. Tous des salauds qui nous dégoûtent. Pour finir, nous faisons le tour de l'église avant de rentrer.

À quinze heures, nous sommes devant l'infirmerie, comme convenu. Du Roselle nous demande de le suivre au bout du village, et, une fois arrivé devant l'entrée d'une grange, il ouvre les portes en grand.

- Messieurs, annonce-t-il, voici nos bains-douches. Je viens de les faire aménager.

Il y a par terre deux rangées de trois baquets. À chaque baquet correspond un demi-baril tenu par des cordes dirigées par un système de poulies, qu'on peut monter ou descendre à volonté. On met de l'eau chaude dans le baril, dont le fond est percé de quatre trous fermés avec des chevilles, puis on le hisse au-dessus du baquet, et il n'y a plus qu'à enlever les chevilles. Quand le gars qui prend sa douche en a assez, il remet les chevilles, et ainsi de suite... C'est simple et génial.

Au retour d'une relève de tranchée, nous étions en général au repos pour une semaine. Pendant les deux premiers jours, on laissait un peu les hommes en paix. Ils étaient libres de dormir à volonté, jouer aux cartes, se décrotter, se nettoyer, écrire et prendre une petite cuite - ce qui était excessivement fréquent, dans bien des cas salutaire, et efficace, comme lavage de cerveau. Ces pauvres gars oubliaient ce qui s'était passé, et ils oubliaient aussi que, peut-être dans une semaine, il faudrait qu'ils remontent.

Cependant, dès le troisième jour, les exercices reprenaient. Principalement le lancer de grenades et l'initiation aux armes nouvelles. Depuis que des accidents s'étaient produits, nous avions ordre d'assister à tous les exercices de grenades. Je n'ai pas eu de chance : il s'en est produit un dès mon premier service.

Les hommes descendaient dans des espèces de tranchées, sur un terrain en bordure du village, et, là, ils lançaient leurs grenades par-dessus un parapet supposé. La fanfare des chasseurs à pied de l'un ou de l'autre bataillon répétait sur le même terrain, et ce n'était pas désagréable.

On utilisait de ces grenades artisanales surnommées pétards à clous ; souvent mal faites, et qui éclataient beaucoup trop tôt. Ce qui est arrivé cet après-midi-là. Un gars eut trois doigts emportés avant d'avoir eu le temps d'envoyer sa grenade. Pendant ce temps, son voisin, qui venait d'amorcer une grenade à cuillère et qui allait la lancer, a été surpris par l'explosion. Il en a lâché sa grenade qui lui est tombée entre les jambes. Il a eu les cuisses réduites en bouillie par une dizaine d'éclats, un pied presque arraché, et les parties aussi. Il est mort trois jours plus tard.

 

1er mars 1915, départ pour le secteur de Blanlœil. Nous quittons Florent à six heures du matin. On m'a prévenu au dernier moment, hier soir, de me tenir prêt à partir avec deux de mes infirmiers pour accompagner une compagnie et cinquante bombardiers. Je serai sous les ordres du commandant de la 8e compagnie.

Nous suivons les hommes dans la nuit glacée, Bitsch, un autre infirmier et moi. Après un premier cantonnement nommé la Seigneurie, puis celui du Rond-Champ, nous descendons sur Vienne-le-Château, pour faire une pause à La Harazée. Nous y retrouvons le commandant de la 8e compagnie, que nous accompagnerons à Blanlœil. Ce secteur de très mauvaise réputation, enclavé entre Bagatelle à gauche et Fontaine-aux-Charmes à droite, présente un relief tourmenté. Le tracé des tranchées y est extraordinaire. À certains moments, les nôtres dominent les lignes boches et, à d'autres, c'est l'inverse. Le commandant nous raconte :

- Dans ce secteur, les hommes se canardent nuit et jour. Et, quand ils n'ont plus de munitions, ils pissent dans les boîtes de conserve... qu'ils balancent sur la tête des Allemands ! On ne peut pas tenir les hommes. Ils font ça malgré nous.

Il nous apprend également qu'on s'est furieusement battu hier et avant-hier, et qu'on a perdu la moitié de l'effectif d'une compagnie. Sa compagnie part en renfort pour contre-attaquer. Et la contre-attaque se fera presque uniquement avec des gars armés de grenades, dont dix porteurs de bombes incendiaires.

Après avoir quitté La Harazée, nous laissons à droite la route des secteurs de Marie-Thérèse pour piquer tout droit. Arrivé à Blanlœil, on m'indique mon poste de secours. Le site que je découvre est dérisoire. Une petite excavation aménagée dans la pente, où l'on peut se protéger le corps jusqu'aux genoux, pas davantage. Impossible d'y loger un brancard. On m'explique que c'est provisoire, prévu pour un jour seulement.

L'attaque doit avoir lieu à minuit, et sans préparation.

En effet, aussitôt après minuit, on entend un vacarme infernal de grenades. On distingue des lueurs et des Boches effrayés qui se sauvent. Nos hommes gravissent la première tranchée, s'élancent pour occuper la seconde. Mais la riposte est vive. Les mitrailleuses allemandes se mettent à tirer toutes en même temps. Nous sommes couverts d'une nappe de balles quand notre artillerie donne à son tour. Peu après, tout s'apaise. C'est un grand succès, apparemment.

Les Français font même des prisonniers. Alors que je me trouve chez le commandant pour prendre des nouvelles avant que les blessés n'arrivent, j'assiste par hasard à un interrogatoire. Ça reste assez banal, jusqu'au moment où je vois un de nos gars se glisser discrètement derrière le prisonnier. Avec un couteau, il coupe les boutons de la vareuse de l'Allemand - qui finiront probablement en œuvres d'art serties sur des pièces en aluminium. Le prisonnier, qui le sent bien, rouspète un peu, puis se calme en réclamant des épingles pour remplacer ses boutons. En même temps, on lui donne un quart de boule de pain qu'il se met à grignoter aussitôt. Le gars qui a coupé les boutons, c'est notre cuistot Le Chat qui se trouvait là, je ne sais trop comment !

Juste avant l'attaque, on avait donné à nos hommes une double ration de gnôle(7). On va le regretter. Le lendemain au petit jour, les Allemands contre-attaquent sans bruit et récupèrent une tranchée sur les deux qu'on leur avait prises. Le mouvement a été d'autant plus facile que nos bonshommes, qui cuvaient leur gnôle, dormaient profondément. La nuit aura donc été un demi-succès.

Au poste de secours, nous savons le prix qu'il a coûté. Les blessés français et allemands sont arrivés à partir de deux heures du matin. Une boucherie : au moins douze blessés graves et de nombreux tués. Il a fallu faire venir des brancardiers supplémentaires, des musiciens surtout, pour les évacuer à La Harazée. Nous faisons des pansements jusqu'à midi.

Épuisés, après avoir mangé légèrement, nous décidons de dormir dès sept heures du soir. L'exercice est assez difficile, car nous sommes trois à coucher dans cette petite grotte glaciale. Nos têtes portent au fond mais, à partir des genoux, nous sommes à découvert. Il faut nous emmailloter dans une quelconque toile imperméable parce qu'il neige. À peine suis-je endormi que je reçois une visite qui me laisse pantois. Du Roselle est planté devant moi, lancé dans un discours sur le courage et l'héroïsme des médecins auxiliaires et de leurs aides :

- Oui, messieurs, on ne saura jamais assez à l'arrière tout l'esprit de sacrifice qui vous anime, etc. Mon ami, venez avec moi, je vous invite à dîner.

J'essaie bien un peu de résister, parce que cela me faisait un aller et retour d'au moins six kilomètres, et que j'en ai assez. Alors il insiste, et je finis par céder pour avoir la paix.

Nous voilà partis par le chemin qui retourne à La Harazée. Nous venons de passer par un mur de gabions au milieu du sifflement des balles quand, tout d'un coup, le médecin chef me dit :

- Excusez-moi, mon ami, mais j'ai un petit besoin à satisfaire.

Et il part se cacher derrière un arbre. Enfin, se "cacher"... On le voit comme le nez au milieu du visage ! Des chasseurs à pied qui montent en renfort en sens inverse l'interpellent en chœur :

- À la tienne, à la tienne !

Enfin, Du Roselle revient vers moi. Il soupire :

- Voyez-vous, mon cher ami, ces gens ne sont pas nés.

......................................................................................................

 Notes

(1) En argot militaire, le tampon, c'est l'ordonnance.
(2) Le fil de fer barbelé fixé sur des montants était fréquemment installé sur plusieurs lignes successives dénommées "réseaux". Leur mise en place et leur réparation généralement effectuées de nuit constituaient une part importante des travaux des combattants aux tranchées.
(3) Brancardiers : militaires chargés de la récupération et du transport des blessés aux tranchées et sur le champ de bataille. Leur tâche était particulièrement périlleuse.
(4) La Harazée : hameau de la commune de Vienne-le-Château (Marne). La Harazée abrite aujourd'hui une nécropole nationale d'environ 1700 corps.
(5) Durant toute la Grande Guerre, lors des attaques, l'afflux des blessés ne permet plus aux brancardiers des régiments, trop peu nombreux, d'assurer correctement leur transport vers l'arrière. Les médecins peuvent alors faire une demande auprès du service de santé, afin que les musiciens de la fanfare de leur bataillon soient ponctuellement envoyés en renfort, comme brancardiers. Le transport des blessés fut une préoccupation constante de Louis Maufrais.
(6) Un détail qui sera noté à plusieurs reprises : c'est l'apparition des "poilus".
(7) On donnait une double ration de gnôle aux hommes pour les aider à aller à l'attaque. N'oublions pas que les corps à corps étaient horribles, à l'arme blanche. Les Allemands faisaient de même.

 

© Louis Maufrais (1889-1977), J'étais médecin dans les tranchées, (Extrait du Chapitre "Cette garce de Marie-Thérèse"), texte présenté par Martine Veillet (petite-fille de l'auteur), préfacé par Marc Ferro. Éditions Robert Laffont, 2008.

 


Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

Louis
Maufrais
"Voici un texte hallucinant. Œuvre d'un médecin, qui a fait toute la Grande Guerre dans les tranchées, il est à ce jour inédit, publié pour la première fois en ce 90e anniversaire de l'Armistice. Maufrais a été partout : d'abord en Argonne et en Champagne en 1915, à Verdun et sur la Somme en 1916, à nouveau à Verdun en 1917, enfin chirurgien dans une ambulance d'avril 1918 à janvier 1919. Non seulement il a été sur tous les fronts de la guerre, en France, mais au feu quatre années sur quatre. En cela, son témoignage est unique. Il l'est aussi en ce que son activité de médecin auxiliaire l'amenait à prendre des notes pour le suivi de ses blessés.
Ce sont ses carnets et ses photographies, sauvegardés, qui lui ont permis, soixante ans plus tard, de dicter des fragments d'une précision inégalée : des informations et souvenirs intacts, comme congelés".

[Marc Ferro, Avant-propos]

 

 

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