R. Poulidor
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Avant que je naisse, ma mère avait déjà eu trois fils. Elle espérait que son quatrième enfant serait une fille. C'est la première déception que je lui ai causée et, j'espère, la dernière. Car pour moi, ma mère, c'est sacré...
Mes parents étaient fermiers dans le Limousin, et dans une ferme il y a toujours beaucoup à faire. Chacun travaillait douze ou quinze heures par jour, consacrées aux soins des bêtes ou à la culture, labourage ou moissons.
Un des premiers souvenirs que j'ai de ma mère, c'est elle en train de pétrir le pain. Car nous faisions nous-mêmes notre pain à la maison. De grosses tourtes de 5 à 6 kilos. L'opération se répétait tous les huit ou dix jours. À mon père revenait le rôle de chauffer le four. Il y mettait le bois, allumait le feu et introduisait les miches quand le foyer était suffisamment chaud.
Un autre souvenir que je garde de ma mère est lié aux Noëls. C'était une grande solennité : ce jour-là, nous avions droit à une orange au dessert. Car nous étions pauvres, très pauvres. Pourtant, nous étions encore un peu plus riches que les autres puisque ma famille était la seule dans te village à posséder un poste de radio, qu'on appelait en ce temps-là la T. S.F. Pendant la guerre de 39-40, je n'avais encore que quatre ans, mais je revois les habitants du village venir tous à la maison pour écouter les nouvelles...
Comme tout le monde était solidaire, dans cette époque où la télévision n'existait pas, où il y avait encore si peu de voitures ! Les gens se rendaient visite les uns aux autres, passaient ensemble les veillées... Ma mère était alors omniprésente pour accueillir chacun. La maison était humble, mais elle en était le pilier. C'était elle qui avait soin de tout, lors de ces grandes fêtes que l'on appelait les "batteuses".
Pendant les moissons, en effet, les habitants de chaque ferme venaient à tour de rôle donner un coup de main au voisin. Et les fermiers pour qui l'on avait travaillé organisaient le soir une sorte de banquet. Quand venait notre tour de "batteurs", ma mère préparait les tartes, les tripes du cochon que l'on avait tué pour l'occasion. Et son visage rayonnait de joie, malgré la fatigue.
Pour compenser la déception qu'elle avait éprouvée en n'ayant pas de fille, c'est moi — le petit quatrième — qui m'efforçais de rendre des services à la maison. Je faisais le ménage, j'aidais à préparer les repas, à laver la vaisselle, j'allais faire les commissions. Et, paradoxalement, c'est en m'employant à ces tâches de fille... en quelque sorte, qu'elle m'a donné le moyen de découvrir ma vocation.
Quand je devais me rendre chez l'épicier, ma mère me prêtait sa bicyclette. C'est ainsi que j'ai appris à me tenir sur un vélo. Pour me récompenser des services que je lui rendais, elle me prêtait aussi sa bicyclette le jeudi et le dimanche. J'allais alors rouler avec des camarades qui étaient beaucoup mieux équipés que moi — ils avaient de superbes vélos de course à guidons recourbés — et qui étaient plus âgés, plus expérimentés puisqu'il leur arrivait de pratiquer la compétition. Or, voilà que j'ai découvert que moi, avec mon vélo de femme, j'arrivais non seulement à les suivre, mais même à les dépasser dans les côtes. Tout a commencé comme ça. Vous savez la suite...
Quand je suis devenu coureur professionnel, ma mère a été inquiète : elle avait peur, terriblement peur qu'il ne m'arrive un accident. Car même si elle n'extériorisait qu'assez peu la tendresse qu'elle avait pour ses enfants, elle les a toujours aimés d'un amour profond. Je me la rappelle encore quand, enfant, j'ai eu une broncho-pneumonie dont on pensait qu'elle risquait de m'emporter : elle était là à me dorloter et à cacher sa peine.
Actuellement, elle a soixante-seize ans. Elle a des cheveux blancs. Elle est légèrement voûtée. Je la vois souvent puisqu'elle habite le même village que moi, à une vingtaine de kilomètres de Limoges. Eh bien ! pour moi, elle est restée toujours la même. Comme tous les enfants, je disais que ma maman était la plus belle. Je le dis encore aujourd'hui.
Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.
La maman de Raymond Poulidor (1936-2019) était née Maria-Marguerite Montlaron en 1903, à Saint-Priest-Palus (Creuse).
Elle s'est éteinte - comme son fils - à Saint-Léonard-de-Noblat (Haute-Vienne), en 1996 (à vingt kilomètres de son lieu de naissance)
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[Extrait de l'Avant-propos de l'ouvrage Ils parlent de leur mère]
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