Premières et Terminales - Étude d'un texte : la conquête de l'espace, ou la victoire de Prométhée - L'attention est attirée sur la troisième remarque préliminaire de l'auteur de cette étude.

 

 

 

 

Le texte de départ

 

[ ...] La conquête de l'espace par l'astronautique est un triomphe pour l'homme ; ses ambitions les plus démesurées, ses espérances les plus improbables, s'y trouvent dépassées : l'imagination des ingénieurs comme celle des poètes, Vinci comme Dante, Descartes comme Chénier, et les visions de l'Apocalypse comme les anticipations de l'Encyclopédie, tout paraît en deçà du fait que l'homme peut désormais quitter sa planète et ira voir un jour prochain ce qui se passe dans les astres. Il faut aujourd'hui que le premier mouvement de la conscience soit, en chaque individu pensant, un sentiment de fierté pour une victoire qui consacre suprêmement la dignité de l'espèce.

Il faut aussi que l'homme du XXe siècle sache, tout investi qu'il soit d'ailleurs de malheurs, de doutes, de soucis et d'angoisses, mesurer sa chance : s'il a plus de cinquante ans d'âge, il aura vu l'avion décoller, franchir l'atmosphère à des vitesses qui ont supprimé les distances terrestres, puis l'astronaute conquérir l'espace cosmique ; et bien d'autres merveilles encore : la domestication industrielle de la force électrique, le transfert immédiat de la voix, puis des images, par les ondes, la fission dc l'atome délivrant une énergie inépuisable, sans oublier les découvertes de la chimie, les antibiotiques, les progrès de l'anesthésie, de la chirurgie, de l'hygiène, tout ce qui a contribué à relever de plus de vingt ans la moyenne de la vie humaine. Tout cela s'est passé en quelques décades, mince pellicule de temps sur le volume insondable des siècles. Il a fallu quelque cinq cents milliers d'années à l'humanité pour réaliser obscurément, à travers des catastrophes astrales, la perfection de sa nature pensante : ont suivi deux cents siècles d'histoire, de conquêtes sur les forces du monde, de civilisations construites et détruites ... Et voici, dans la durée de trois ou quatre générations, la face de la terre repétrie par l'homme, et les conditions de l'existence humaine plus profondément transformées que pendant des temps immémoriaux. On ne doit plus parler d'évolution, mais de mutation, ou, comme le biologiste Henri Prat, de "métamorphose explosive".
Victoire de Prométhée, notre victoire : il est naturel que la foule admire, applaudisse et chante. Et il est juste que l'esprit de l'homme, comme celui de Dieu après la création, se réjouisse de ce qu'il a fait. Mais, précisément, l'homme n'est pas Dieu, et il lui est plus facile de prendre à Jupiter son feu que sa sagesse : voilà pourquoi, devant la prouesse de l'astronaute, le recueillement convient aussi, avec une pensée de mesure. Car enfin, quel usage l'homme va-t-il faire de sa nouvelle puissance ? Pour le bien ou pour le mal ? Pour la vie ou pour la mort ? Il est acquis désormais qu'un aviateur cosmique pourra diriger à distance et faire éclater au point qu'il aura choisi une bombe capable de dévaster une province, d'anéantir un peuple. Si la conséquence pratique tirée immédiatement de l'acquisition de ce pouvoir n'est pas la mise en place d'institutions internationales qui enchaîneront la volonté des gouvernements et de leurs stratèges, de quels désastres l'avenir n'est-il pas chargé ! Or nous ne voyons point que la volonté de puissance, le machiavélisme, le nationalisme passionnel reculent dans la morale des États : ni des plus jeunes qui, devenus pubères, font leur crise d'orgueil, ni des plus anciens, crispés sur le sentiment de leurs droits ou sur la nostalgie de leurs privilèges...

C'est une saisissante antithèse, celle qui inscrit dans la même actualité la plus haute réussite de la démiurgie humaine et le procès du crime le plus monstrueux de l'histoire ... Gagarine... Eichmann(1). C'est la même humanité, au même point de son ascension, qui a pu atteindre à cette démesure dans la prouesse et dans le crime... Les conditions sont posées pour que, dans les années qui viennent, d'autres individus possèdent les instruments de massacres encore plus monstrueux si le progrès de la conscience morale en chacun et celui des institutions juridiques dans le monde ne les rendent pas impensables et impossibles.

Or, il faut le reconnaître : ce ne sera jamais d'une prouesse scientifique et sportive que viendra ce progrès spirituel, seul capable d'en neutraliser les virtualités catastrophiques. L'héroïsme d'Youri Gagarine est admirable ; mais il se déploie dans l'ordre de la puissance matérielle et du courage physique, et sa nature n'est pas encore de produire cet accroissement d'âme dont l'humanité a plus besoin que jamais pour équilibrer le magnifique et dangereux accroissement de son corps. Le salut de l'espèce dépend à coup sûr du rétablissement de cet équilibre : le plus inquiétant est d'en mesurer la difficulté. L'accélération même de la métamorphose humaine pose une question d'adaptation qui a troublé les plus optimistes... Ainsi se constatent aujourd'hui une angoisse des philosophes et ce qu'on a pu appeler l'inquiétude des laboratoires : les savants ont peur de ce qu'ils vont découvrir. Pour cette inquiétude, pour cette angoisse, l'astronautique est évidemment sans réponses. Prométhée, dans sa plus haute victoire, n'est pas délivré de son vautour...

L'humanité remporte un triomphe inespéré en conquérant l'espace ; mais elle est perdue si on la persuade que ce triomphe la sauve, assure son bonheur, guérit ses maux, résout ses contradictions. À l'heure où un homme gouverne un astre artificiel dans le ciel noir, il demeure sur la terre une somme irréductible de souffrances et de joies, de vertus et de crimes qui sont sans rapports avec sa prouesse, étant d'un autre ordre ; si loin qu'aille cet homme, il ne touchera pas l'infini ; et dût-il faire le tour de toutes les étoiles, ce n'est pas ainsi qu'il découvrira la face de Dieu. À l'humanité qui aura maîtrisé les énergies de l'univers et tenté les routes du soleil, on pourra bien prouver qu'elle a tout ce qu'il lui faut, que ses théologiens et ses philosophes l'ont trop longtemps égarée sur de faux problèmes, que ses poètes et ses artistes l'ont empoisonnée d'une vaine passion d'absolu, et qu'enfin la voici apaisée et comblée - divine. Resteront pourtant le doute sur le fond des choses, les larmes sur les tombes, le déchirement des amours impossibles ou trompées. Et que pèserait, comment tiendrait une civilisation qui ne comprendrait plus, avec Pascal, que "tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité".

P.-H. Simon (in Le Monde, 19 avril 1961)

 

Vous résumerez en douze lignes au maximum (environ 170 mots), ou vous analyserez, à votre choix, ces pages en vous efforçant d'en dégager les thèmes et l'intention essentielle. Puis, parmi les questions et les idées qu'elles soulèvent, vous en choisirez une que vous examinerez à part, et vous la discuterez.

 

 

Remarques préliminaires

 

Avant d'aborder l'examen du texte, nous voudrions faire trois remarques préliminaires. La première concerne le genre même du sujet. Au lieu de demander aux élèves de développer telle pensée ou d'expliquer dans le détail un texte limité à un petit nombre de lignes, on leur propose un texte d'une longueur d'une grande page ou deux et on leur demande de résumer en quelques lignes (dont on détermine parfois le nombre) la pensée de l'écrivain exprimée dans ces pages. On appelle cet exercice réduction ou contraction de texte. Nous n'aimons guère ces mots, mais nous ne saurions méconnaître l'intérêt de l'exercice. Si l'intelligence est avant tout compréhension, saisie, ce qu'on demande aux élèves est de montrer que leur intelligence est capable d'avoir prise sur un ensemble organisé d'idées et d'en dégager l'essentiel. C'est faire appel au sens critique qui distingue le principal de l'accessoire et exiger, en même temps qu'un acte d'intelligence, un effort de détermination propre à exercer l'esprit de décision. À vrai dire, il n'y a rien là de tellement nouveau. Il y a longtemps déjà, quand il était directeur de l'École Normale Supérieure, l'historien Lavisse disait : On demande toujours aux élèves de "développer", il faudrait les entraîner à "résumer" l'essentiel d'une pensée. C'était proposer en termes simples ce qu'on croit devoir dire aujourd'hui en mots savants. C'est un exercice qui s'est toujours pratiqué dans nos classes, mais il faut reconnaître qu'il portait ordinairement sur des textes plus courts, et de caractère presque exclusivement littéraire. On cherche aujourd'hui - l'éclatement de la culture l'impose - à ouvrir l'éventail et élargir les horizons de plus vastes problèmes touchant à la diversité des sciences humaines.

Notre deuxième remarque sera que cet exercice, dans ce qu'il a de neuf, n'est valable précisément qu'à condition de porter sur des textes d'une certaine étendue : une page ou deux, disent les instructions ministérielles. Or il importe, pour se livrer à cet exercice (qu'il soit écrit ou oral), de mettre à la disposition des élèves les textes que leur longueur même ne permet pas de dicter. Cela suppose que les établissements d'enseignement disposent de machines à imprimer qui permettent de ronéotyper les textes. Pour acheter de ces machines, il faut des crédits, et cela revient à dire que qui veut la fin veut les moyens. On ne peut renouveler les méthodes d'enseignement sans en payer le prix. Et sans doute, il existe déjà - nous le savons - d'excellents recueils de textes choisis en vue de ce genre d'exercice, nous nous contenterons de citer ici - parmi d'autres, comme le livre bien connu de Brunold et Jacob : De Montaigne à Louis de Broglie - le précieux choix de textes de MM. Baudouy et Moussay paru à la Librairie Hatier sous le titre Civilisation contemporaine. Mais à côté de ces textes triés par d'autres, il importe de laisser au professeur lui-même la liberté de choisir à son gré ses textes. Rien ne saurait remplacer ce libre choix.

Notre troisième remarque enfin qui n'est pas, et de loin, la moins importante se propose d'attirer l'attention sur le danger des coupures opérées sur les textes. En effet, les textes des écrivains qu'ils soient d'ordre littéraire, scientifique, philosophique, politique, économique, etc... n'ont pas été écrits spécialement pour satisfaire aux circulaires ministérielles et se prêter aux exercices des classes d'enseignement. Il leur arrive fréquemment et cela d'autant plus qu'ils sont plus approfondis et plus solidement organisés de déborder les deux pages. Pour en tirer profit, tout en les réduisant aux normes voulues, il appartiendra au professeur lui-même de les couper. Mais - et c'est ici le point sur lequel nous voudrions attirer l'attention - de même qu'en isolant une phrase dans un discours et la privant de son contexte, on peut en détourner le sens, on risque en coupant un texte, ou en l'arrêtant fragmentairement au bas d'un paragraphe ou d'un alinéa, d'en dénaturer l'intention principale et le sens fondamental. Il importe donc de faire ces coupures de telle sorte qu'elles ne portent que sur des détails accessoires, qu'elles respectent la suite des idées et la direction de l'ensemble et permettent dc suivre jusqu'au bout et dans sa plénitude le développement de la pensée.
II nous paraît utile d'en donner un exemple à propos du texte qui nous occupe. Supposons que nous l'ayons arrêté après les mots Victoire de Prométhée, notre victoire, nous l'aurions nettement dénaturé. Cela reviendrait à faire croire que l'auteur n'a eu en vue que de chanter l'hymne des merveilles de la science, et le titre La victoire de Prométhée ne serait qu'un cri de triomphe, d'un sens strictement et exclusivement louangeur.

Si nous l'avions arrêté après le second paragraphe (après : nous ne voyons point que la volonté de puissance, le machiavélisme... reculent dans la morale des États), nous aurions pu nous rendre compte des restrictions que l'auteur apporte à la célébration du triomphe, et le titre donné à la page n'est plus que celui d'un éloge assorti de réserves et de doutes.

Mais allons jusqu'au bout, et nous verrons apparaître l'intention profonde de l'auteur, nous nous rendrons compte que s'il a exalté, comme il convient, les mérites de la science et de la technique et le triomphe de Prométhée, c'est pour mieux mettre l'accent sur les dangers issus de ce triomphe. C'est pour affirmer catégoriquement, devant la montée des périls, que, contrairement à ce que pensent et disent technocrates et savants, la science en elle-même ne saurait rendre l'homme meilleur, que le progrès moral se situe sur un autre plan que le progrès de la connaissance et de la puissance matérielle, et que l'humanité est perdue si elle n'arrive pas à élever le progrès moral au niveau du progrès scientifique. Le salut ne peut venir que d'un redressement de la conscience morale dans le monde, d'un renouveau spirituel rétablissant la hiérarchie des ordres et des valeurs en substituant dans les relations d'homme à homme et de pays à pays, chez tous les responsables, et en particulier dans les institutions internationales l'amour à la haine, le sens de la solidarité et de la fraternité humaine à la volonté de puissance, aux ravages des ambitions et des égoïsmes. Le titre La victoire de Prométhée prend dès lors le sens d'un avertissement angoissé et devient, plus qu'un chant de victoire, une mise en garde contre la démesure et l'idolâtrie de la technique. On voit par là - c'est ce que nous voulions démontrer - combien il importe que les professeurs qui peuvent être amenés à couper les textes pour les resserrer apportent à ce premier travail de "contraction" un soin attentif, de manière qu'il n'enlève rien à la portée du texte. Comme dit un critique, "un regard partiel est un regard infirme ; comprendre consiste d'abord à rassembler".

 

 

Résumé

 

Après avoir célébré à propos de l'exploit du premier cosmonaute, les prodigieuses inventions de la science et de la technique, l'auteur rappelle que cette nouvelle puissance mise entre les mains de l'homme est à double tranchant. Si elle peut susciter des enthousiasmes légitimes, elle fait peser sur l'humanité de terribles menaces. Menaces si redoutables qu'elles ont suscité l'inquiétude chez les savants eux-mêmes. Ces pouvoirs démiurgiques que la science a donnés à l'homme, l'homme saurait les dominer. S'en servira-t-il pour son bien ou pour son mal ? À lui de décider. La réponse ne peut venir de la science même. L'homme ne peut attendre son salut que d'un sursaut de conscience, d'un renouveau moral qui affirme la prédominance de sa vocation spirituelle et impose à tous - gouvernants et gouvernés - comme une absolue nécessité la volonté de promouvoir, à travers la puissance matérielle, et par-delà les ambitions, et les héroïsmes périmés, une humanité fraternelle, couronnant les progrès en s'élevant jusqu'à l'ordre pascalien de la charité

 

 

Analyse

 

Après avoir constaté que l'exploit du premier cosmonaute, Gagarine dépasse en prouesse tout ce que l'humanité avait pu, jusqu'à ce jour, imaginer, rêver, réaliser et rendu hommage à 1'intelligence, au courage, à l'audace qu'une telle conquête de l'espace cosmique suppose pour 1'honneur et la dignité de l'espèce humaine, P.-H. Simon rappelle bien d'autres progrès merveilleux accomplis dans tous les domaines par la science au cours de ces quelques dernières décennies, progrès tels qu'ils aboutissent à une véritable mutation de l'humanité dans ses conditions d'être et de vie, à une véritable "métamorphose explosive".

Mais après avoir célébré, comme il convient, les mérites d'une telle victoire de l'homme sur la matière et sur le monde, l'auteur de ces pages envisage le revers de la médaille, et son intention paraît être d'y insister. La science est à double face : elle peut être employée pour le bien comme pour le mal. Elle met aux mains de l'homme des pouvoirs considérables qui pourraient facilement devenir destructeurs, voire catastrophiques. L'homme saura-t-il en faire un bon usage ? La sagesse de sa volonté sera-t-elle comme dit Louis de Broglie, à la hauteur de son intelligence ? L'homme a 1e moyen de détruire, s'il le voulait, la planète et de créer des monstres. Le problème pour lui n'est plus de se demander comment accroître ses pouvoirs ; il est de savoir s'il pourra les dominer, pour les faire servir non à sa destruction mais à son bien, et n'être pas dans la position d'un apprenti-sorcier qui, ayant déclenché sa machine, ne peut plus l'arrêter et se trouve en passe d'être écrasé par elle. De l'incertitude où nous sommes de pouvoir donner une réponse ferme à cette question capitale, et sous les menaces que la démiurgie humaine fait peser sur 1'humanité, naît un malaise, une angoisse que nous voyons se généraliser. Les savants eux-mêmes s'inquiètent, et, comme Oppenheimer, Einstein, Jean Rostand, lancent des manifestes et des déclarations qui sont des mises en garde. Des génocides, des guerres interminables ensanglantent des peuples ; des hommes, des femmes, des enfants meurent de faim dans un monde gorgé de vivres et de richesses. La somme de cruauté, de violence, d'aberrations et de misère qui enveloppe l'humanité est telle qu'un cri d'alarme est nécessaire. On pousse le cri et on s'en tient au cri. Les chefs d'États et de gouvernements de tous pays et de tous horizons ont beau n'avoir à la bouche que le mot de paix, ils n'en continuent pas moins de fabriquer des armes et d'en pourvoir les peuples de la terre, même les plus étrangers aux techniques modernes. Le machiavélisme politique, l'orgueil, l'ambition bornée, la volonté de puissance, le souci de ne rien perdre des privilèges acquis ont, au-delà des apparences et des mots, de quoi surprendre et faire réfléchir une humanité qui se sent de plus en plus condamnée à vivre dangereusement. Tout ce mal de l'homme moderne, aussi répandu que le progrès technique, et comme renforcé par lui, vient, comme le disait Bergson, d'un décalage qui précisément demeure entre le progrès scientifique qui a marché à pas de géant et le progrès moral qui a marché à pas de nain. Le corps de l'homme a vu ses pouvoirs agrandis et multipliés, son âme est restée aussi mesquine. Il faudrait à l'homme, dit-il, "un supplément d'âme".

Or ce supplément d'âme, la science - P.-H. Simon tient à l'affirmer - n'est pas habilitée à le lui donner. Aucune promesse scientifique ou sportive ne peut transformer la conscience humaine en l'élevant à la recherche du bien commun. La science dit ce qu'elle peut faire, elle ne dit pas ce qu'on doit faire. Le savant qui se soucie de morale parle en moraliste, non en savant. Le progrès moral se situe sur un tout autre plan et un autre ordre que celui de la science. Et l'auteur de rappeler à cet égard la théorie pascalienne des trois ordres : l'ordre des corps, l'ordre de l'esprit et l'ordre de la charité. Plus encore qu'aux individus, il appartient aux gouvernants responsables de s'élever à ce troisième ordre en s'efforçant de doter d'une efficacité plus réelle des institutions internationales, susceptibles d'instaurer une humanité plus humaine.

Nous dirons donc, si nous essayons de dégager la pensée profonde de P.-H. Simon, qu'il nous paraît moins soucieux d'exalter la science que de manifester le regret de la voir parfois - par une fausse conception de ses limites - contribuer, sans le vouloir, sans s'en douter peut-être, au renversement des vraies valeurs humaines. Une civilisation ne se mesure pas à son seul perfectionnement technique, mais à l'usage qu'elle fait de ses techniques. Or cet usage dépend des valeurs spirituelles, du niveau moral, de l'organisation sociale. Une civilisation véritable est celle pour qui les plus hautes valeurs sont celles du cœur, la bonté, la charité, la générosité, la justice, l'honnêteté, l'amour d'autrui, le respect en tout homme de l'homme et de sa dignité, l'union fraternelle d'une humanité fondamentalement égale devant le destin, une civilisation enfin qui permette à l'homme de trouver dans la satisfaction de ses plus hautes aspirations, philosophiques, morales, religieuses, esthétiques, autant que scientifiques, la plénitude de sa vocation spirituelle. Prométhée, dans son triomphe, reste aux yeux de P.-H. Simon l'homme au foie rongé par le vautour et qui a besoin d'oublier sa présomption et sa démesure pour se réconcilier avec Jupiter.

 

 

Thèmes de réflexion

 

Un texte d'une telle abondance soulève bien des problèmes ; les élèves n'auront que l'embarras du choix pour en retenir un et l'examiner. Citons en quelques-uns : que veut dire P.-H. Simon quand il écrit : "Il a fallu quelque cinq cents milliers d'années à l'humanité pour réaliser obscurément, à travers des catastrophes astrales, la perfection de sa nature pensante, etc." ? À quelle théorie fait-il allusion, et quels sont les aspects les plus modernes de cette théorie ? - Faut-il, avec le peuple, "admirer, applaudir et danser" devant les conquêtes de l'homme, et particulièrement devant ses conquêtes spatiales ? Tout en admirant la performance et l'élargissement des horizons qu'elle découvre, ne convient-il pas de faire des réserves ? L'effort humain déployé pour explorer les astres ne pourrait-il pas être mieux employé à l'organisation d'une terre meilleure, plus humaine ? Et quel que soit l'intérêt de ces explorations, n'y en a-t-il pas d'autres du moins selon l'ordre d'urgence qui, comme, par exemple, celle de l'océan vivant, pourraient être plus directement. utiles à l'humanité que celle du cosmos stérile ? L'humanité d'aujourd'hui, en dépit de tant de merveilles mises à sa disposition, est-elle plus heureuse ? La Science a-t-elle comme l'a cru d'abord Renan, vaincu la barbarie ? Tt, si on a pu appeler notre époque celle de la "barbarie civilisée", pourquoi ? Que faut-il entendre par là? Les événements atroces, douloureux que nous voyons se dérouler dans le monde actuel, ne sont-ils pas le signe d'un malaise profond, d'un désarroi universel dont il importe de prendre conscience ? Quels dangers menacent l'homme dans son être et dans sa vie ? P.-H. Simon, dans le présent texte, signale surtout le danger des armes nucléaires et les monstruosités de la violence, mais ce n'est là qu'un aspect des conséquences de l'extension et de la puissance des techniques. Ne convient-il pas d'y ajouter l'altération des conditions de vie qu'entraînent la destruction de la nature, la dégradation de 1'atmosphère marine et aérienne, de la biosphère, et, comme le dit ailleurs P. H. Simon lui-même, "les entreprises de désintégrations intellectuelles et morales que poursuivent, par indigestion de culture et indigence de vie intérieure, trop d'artistes contre l'art, trop d'écrivains contre la littérature, trop de clercs contre l'esprit" ? N'y a-t-il pas contradiction entre le succès matériel d'une part et d'autre part l'échec humain, dont nous commençons à sentir la gravité ? Ce perfectionnement technique et ses prodiges sont-ils la marque sûre d'un degré supérieur de civilisation ? et qu'est-ce que la civilisation ? que pensez-vous qu'elle devrait être ? quelles seraient, selon vous, les valeurs primordiales d'une véritable civilisation ? Bien qu'on ne puisse parler d'un progrès moral comme on parle du progrès scientifique, on ne saurait nier qu'il y ait eu, dans l'histoire de l'homme, au cours des âges, un progrès de,la conscience morale par une découverte progressive de valeurs, .jadis ignorées et méconnues, aujourd'hui admises et juridiquement inscrites dans nos institutions sociales. Mais y a-t-il un progrès de la vie morale concrète ? Les hommes d'aujourd'hui sont-ils plus moraux que ceux d'autrefois ? Si chaque époque a ses héros et ses saints comme elle a ses fripons et ses méchants la science ne permet-elle pas d'accroître les moyens pour les uns de faire le bien, pour les autres le mal ? Il est possible qu'un progrès technique puisse déterminer un progrès moral ou au contraire un abaissement de la moralité, qu'est-ce que cela prouve ? Quels sont, selon vous, les rapports de la science et de la morale ? Quand bien même la technique assurerait à tous les hommes bien-être et confort - de quoi nous sommes loin encore - la vocation de l'homme est-elle seulement de se rendre possesseur de la nature pour y établir son confort ? L'homme n'a-t-il pas de plus hautes finalités à poursuivre ? L'homme devenu, comme on l'a dit, "bidimensionnel" (extension dans l'espace et dans le temps) n'a-t-il pas perdu le sens de la troisième dimension, celle de la profondeur, de la vie intérieure ? Où nous conduit enfin cette accélération du progrès technique, de plus en plus dominateur et conquérant ? On a dit à cet égard que nous sommes entrés dans "la crise du progrès", et un jeune scientifique a pu écrire un livre intitulé En danger de progrès. Qu'est-ce à dire ? Il est vrai que - comme Rousseau en son temps disait que la civilisation doit être utilisée à guérir les maux qu'elle a elle-même engendrés - on dit aujourd'hui, surtout parmi les savants, les techniciens, les technocrates, que si le progrès humain ne cesse d'engendrer de nouveaux périls, il crée aussi de nouveaux moyens de les conjurer, et qu'en définitive le progrès des connaissances doit nous permettre de résoudre les problèmes qu'il pose. Donnez-en quelques exemples. Mais n'y a-t-il pas là un cercle infernal ? Le progrès ne substitue-t-il pas de nouveaux problèmes aux problèmes qu'il résout ? On a dit que le remède aux dangers d'apocalypse suspendus sur I'humanité "n'est pas dans l'individu, qu'il n'est pas non plus dans la science elle-même ou dans la technique, mais dans une action concertée de ceux qui ont le pouvoir d'empêcher ou de favoriser la réalisation de certains événements". Mais ne voyons-nous pas le monde divisé en idéologies contraires et le rêve d'une entente universelle rendu impossible par la volonté de puissance à laquelle il paraît difficile que les gouvernants puissent renoncer ? Faut-il s'arrêter sur ces vues désespérées ? Le temps n'est-il pas venu pour l'homme de prendre en main son destin et d'en comprendre le sens ? Les aspirations à plus de justice et plus d'humanité qui de plus en plus se font jour dans les colloques humains et jusque à travers les sursauts hélas ! de la violence ne permettent-elles pas d'espérer possible un jour une coalition des meilleurs esprits de l'univers unis pour empêcher le glissement à l'abîme, à la catastrophe ? Plutôt que de s'abandonner à un pessimisme débilitant, tenant compte des prouesses comme des menaces que la science fait apparaître, nous gardant des unes, nous rendant attentifs aux autres, en dépit des prophètes de malheur qui ne nous épargnent pas leurs visions frénétiquement désastreuses, ne convient-il pas mieux, pour dominer, quelle qu'elle soit, la vie, de ne pas laisser tarir en nous la foi et de ne pas cesser d'entendre retentir à nos oreilles la voix de la toujours jeune espérance, que chantait Péguy ?

 

 

Bibliographie

Nous ne pouvons ici traiter en détail de l'une de ces questions. Nous jugeons préférable d'indiquer aux élèves quelques-unes des lectures qui pourront nourrir leurs références. À savoir :

1. Progrès technique et Progrès moral : textes in extenso des conférences et entretiens organisés par les Rencontres internationales de Genève. Éditions de la Baconnière-Neuchâtel. On trouvera dans ce volume une grande diversité de réponses aux questions posées ci-dessus.

2. P.-H. Simon, Questions aux savants (Le Seuil 1969), compte rendu de J.-M. Domenach (Le Monde 25 au 26 févr. 1969).

3. Louis Rougier, Le Génie de l'Occident (R. Laffont édit.), dont un des chapitres essentiels a été publié à part dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1969, riche dissertation sur les défis de la société technicienne, la crise de notre temps et les remèdes apportés par la civilisation technicienne à ses propres méfaits.

4. Jean Rostand, Inquiétudes d'un biologiste (Stock). Compte rendu de P.-H. Simon dans Le Monde du 18 oct. 1967.
Jean Rostand, Espoirs et inquiétudes de l'homme (Grasset, 1953 ; Gallimard, 1956).

5. Le manifeste d'Einstein sur la responsabilité du savant : on trouvera ce texte dans le recueil Civilisation contemporaine de M.-A. Baudouy et R. Moussay, page 205 (Hatier édit.). D'Albert Einstein également, Message aux savants italiens (n° 47 de la revue Horizons, avril 1955).

6. Le discours du pape Paul VI à l'O.N.U. le 4 oct. 1965, publié dans Le Monde du 6 oct. 1965.

7. Louis Aramand, Discours à l'Académie française (19 mars 1964).

8. André Piettre, Technique et droits de l'esprit, Revue des Deux Mondes (15 août 1960) et La Culture en question (D. de Brouwer).

9. François de Closets, En danger de progrès (Denoël).

10. Jules Romains, Lettre ouverte contre une vaste conspiration (Albin Michel édit.).

11. Jean Fourastié, Lettre ouverte à quatre milliards d'hommes (Albin Michel).

 

La grande presse quotidienne s'intéresse de plus en plus à ces questions vitales. Outre l'article du général Robert Aubinière, directeur général du Centre national d'études spatiales, sur Utilité ou inutilité d'une recherche spatiale paru en juillet 1969 dans le Figaro, signalons, entre autres, l'enquête entreprise en avril et mai 1970 par le même journal sur Les Défis de l'an 2000.
Seules, ces lectures avisées, réfléchies, méditées en nous révélant la complexité des questions et la diversité des points de vue nous permettront d'éviter les banalités simplifiées et ressassées, et, par des mises au point nuancées, de faire de la discussion autre chose qu'une parlote inconsistante et un bavardage stérile, inefficacement dispersé.

 

Notes

 

(1) Ce texte a été écrit en 1961.

 

© Pierre Cabanis, in Les Humanités Hatier n° 459, octobre 1970.

 

 


 

 

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