Jadis, les professeurs de français attachaient du prix à initier leurs élèves à la lecture de la presse, double décimètre et étude du lexique en mains. Cette démarche, fortement encouragée par les programmes officiels après avoir été initiée, si mes souvenirs sont bons, par la valeureuse équipe des Cahiers pédagogiques, m'a toujours paru d'un intérêt capital dans la participation à ce que l'on nomme pompeusement, aujourd'hui, la construction de la citoyenneté (malheureusement, c'est une grande dévoreuse de temps, et le temps scolaire est particulièrement mesuré).
Je ne sais si cette activité pédagogique est toujours à l'honneur (en tout cas, l'état de l'esprit critique moyen de nos concitoyens semble révéler qu'elle n'a pas - pour l'instant - beaucoup abouti), mais j'ai eu l'idée de tenter la chose, de faire à mon tour œuvre pédagogique, et ce à partir de la façon dont un quotidien provençal a rendu compte d'une conférence tenue à Digne par deux auteurs présentant leur livre consacré à l'affaire Dominici.

 

"L'Affaire Dominici... reste une bonne affaire. Au sens propre comme au sens figuré"
(La Provence, 26 novembre 2004, p. 3).

"En matière criminelle, ils [les journalistes] ne jouent plus leur rôle de témoins. Ils prétendent, au contraire, participer pleinement à l'élaboration de l'opinion judiciaire... Nombre de journalistes ont la prétention de croire qu'ils sont mandatés pour influencer le lecteur, et non pas pour l'informer... L'accusation leur apparaît comme une forme d'ordre, l'émanation d'une autorité naturellement inconciliables avec leur philosophie d'humanisme mou et d'anarchisme banal. Je leur reproche un niveau de réflexion superficiel, un désir d'aller dans le sens de ce qui déstructure, bat en brèche [...]
Il n'est pas illégitime que, dans une démocratie, la presse ait l'ambition de bousculer les vérités officielles, même dans la relation d'un procès criminel où peut planer le risque de l'erreur judiciaire. Mais cette démarche, si elle est mécaniquement exercée, relève de telle ou telle pathologie personnelle davantage que de l'investigation journalistique. En général, un journaliste judiciaire préférera toujours la provocation du doute, artificiellement construit et exploité, à la banalité de l'évidence, la fausseté de l'exception à la vérité de la norme. D'où la frénésie, qui serait comique si elle n'entraînait pas beaucoup de citoyens abusés, avec laquelle les journalistes s'épanouissent sur l'air de l'erreur judiciaire"
(Philippe Bilger, in Un avocat général s'est échappé, pp. 108 sq.).

 

 

I. Généralités

 

Sous le titre : Débat - Et revoilà l'affaire Dominici, le quotidien La Provence écrivait, dans son édition du 26 novembre 2004 :

Dans ce département comme ailleurs, l'Affaire Dominici, le Crime du siècle (dernier) reste une bonne affaire. Au sens propre comme au sens figuré. Une nouvelle preuve nous en est administrée avec la sortie du livre de Jean-Charles Deniau et Madeleine Sultan, "Dominici : c'était une affaire de famille". Un ouvrage qui coïncide, ce n'est évidemment pas un hasard, avec le 50e anniversaire - c'était le 28 novembre 1954 - de la condamnation du patriarche de Lurs. Aujourd'hui, à 18 h 30, salle de l'Atrium à Digne, les auteurs défendront leur théorie qui reprend et développe, à partir d'éléments qu'ils estiment nouveaux, l'enquête qui avait abouti à l'inculpation de Gaston Dominici, et en débattront avec le public. Après la diffusion, l'année dernière, du téléfilm à succès adapté du livre de William Reymond, "Dominici : les assassins retrouvés", tendant à innocenter Gaston Dominici dont le rôle était tenu par Michel Serrault, les auteurs estiment nécessaire de rétablir l'équilibre, sinon la vérité. Ils ont notamment retrouvé le mystérieux Bartkowski, l'ancien agent secret tchèque sur le témoignage duquel William Reymond a bâti sa théorie, et proposent une autre approche de ses déclarations et, pour la première fois, des images et des photos de l'intéressé. À découvrir ce soir...


La Provence, deux jours plus tard (numéro du dimanche 28 novembre 2004), rendait donc compte de cette conférence, et annonçait cette intention dès la première page. Sous le titre "Justice - Nouveau débat sur l'affaire Dominici", le journal écrivait en effet, sous une photo de Dominici, le texte suivant : "Le patriarche de la Grand'Terre n'a cessé de clamer son innocence jusqu'à son décès en 1965. Un nouvel ouvrage rouvre le débat". Trois remarques s'imposent, ici ; d'une part, le commentaire est nettement orienté. Car on fait silence sur les aveux réitérés de Gaston Dominici, jusqu'à ce que ses conseils lui soufflent une autre tactique ; par ailleurs, bien rares sont les coupables qui avouent. Le dernier exemple en date, celui d'Émile Louis, est assez révélateur à cet égard... Mais peut-être est-il inadéquat de comparer un assassin d'occasion à un tueur invétéré ? Enfin, notons bien l'intention explicitement annoncée de rendre compte de ce nouvel ouvrage.
La page 17, qui renferme ce compte-rendu, est composée de cinq grandes rubriques, occupant une surface totale d'environ 1950 cm² :

 

 




1 - un bandeau supérieur, relatif à trois faits de société : 12, 33 % de la page
2 - la relation de manifestations contre les violences sexistes : 8, 28 % "
3 - les prévisions de la météo pour la semaine à venir : 24, 66 % "
4 - un éditorial en lenguo nostro : 10, 23 % "
5 - un bloc intitulé "Justice", et consacré à l'affaire Dominici : 44, 5 %, soit près de la moitié de la page.

 

 

 

 

1- Le bandeau supérieur : on est tout de même heureux d'y apprendre que le Général de Gaulle est (encore) la figure historique la plus importante pour les Français. Dans le même temps, on se réjouit que Mitterrand, qui cultivait sa future statue comme pas un, n'apparaisse pas dans les dix premiers noms cités par nos compatriotes. Mais par ailleurs, on apprend à relativiser l'importance de ce sondage, dont les résultats n'occupent pas plus de surface que le compte-rendu d'un banal fait divers (six blessés dans une fusillade, à Pantin). Et surtout que l'allusion à de Gaulle est, en surface journalistique, à peine supérieure à 10 % de l'importance accordée à la météo à venir. On mesure par là quelles sont les réelles préoccupations des Français, en tout cas celles que les journalistes - qui font l'opinion - leur prêtent...

 

2- L'article sur les manifestations contre les violences sexistes, fait allusion à celle qui s'est déroulée à Paris, mais cependant porte longuement l'accent, comme il est normal pour un journal provençal, sur celle qui a eu lieu à Marseille, avec parmi d'autres la présence du chanteur Jean-Jacques Goldman (qu'on aperçoit sur une petite photo). Ici, pas de commentaire spécifique à apporter, excepté que les mots "gauche", "socialisme", "syndicats", etc. opposés au mot "insuffisance" (le projet du gouvernement vu par les manifestants, ou leurs représentants) explicitent la position du journal sur l'échiquier politique : le combat des femmes pour leur dignité est un combat de gauche. On peut trouver ce raccourci bien singulier, mais bon. Il n'est pas particulièrement scandaleux de le rencontrer dans un journal dit d'opinion...

3- Les prévisions de la météo (avec une petite place - 13 % - accordée à la publicité) : rien à en dire.

4- L'éditorial en langue provençale : "Jouer Mireille, aujourd'hui". N'intéresse que ceux qui sont intéressés ; trop peu nombreux, selon toute vraisemblance. Donc, n'en parlaraï pa.

5- Enfin, le bloc "Justice", qui occupe à lui tout seul près de la moitié de la page, ce qui dénote assez l'importance qu'on lui accorde. En effet, il s'agit, dans l'esprit du journaliste, de commémorer le cinquantième anniversaire de la condamnation à mort (à l'unanimité des jurés, l'a-t-on oublié ?) du criminel Gaston Dominici (étrange commémoration, d'ailleurs : a-t-on jamais rappelé la condamnation à mort de Violette Nozières, ou d'autres meurtriers ?) en rendant compte d'un "nouvel ouvrage [qui] rouvre le débat". Ainsi peut-on légitimement s'attendre à un examen critique sérieux du livre de Deniau.

 

II. Et revoilà l'affaire Dominici

 

C'est évidemment ce dernier "bloc", qui nous intéresse particulièrement, ici ; car on y trouve la réponse à la question : comment a-t-il été rendu compte de la conférence - promotionnelle, si l'on veut - des auteurs du dernier livre sorti sur le triple crime de Lurs ? On pourra d'ailleurs, de cette étude, inférer la réponse à une seconde question, qui n'est pas explicitement posée : quelle est l'opinion du journaliste sur le dit crime ?

 

A. L'annonce de la conférence du 26 novembre

 

Mais avant d'entrer dans le vif de ce bloc, il convient de revenir à l'annonce de la conférence. Qu'on la relise de près : alors que le rédacteur est censé allécher le lecteur à l'idée de nouvelles hypothèses, présentées le soir même par leurs auteurs, en réalité près de la moitié du texte est consacrée... à William Reymond et ses assassins retrouvés ! Il ne s'agit nullement, ici, de défendre ou d'attaquer qui que ce soit. D'autant que j'ai, dans une autre partie, assez violemment étrillé l'ouvrage de J.-Ch. Deniau et que j'ai même, en dépit de ses incontestables avancées, souhaité qu'il soit abordé sous un angle de lecture très critique. Non, la question n'est pas là. La vraie question est : on annonce une conférence, et on parle tout autant de la personne à laquelle s'oppose le conférencier, que du conférencier lui-même. Il y a plus : parler de bonne affaire, au sens propre comme au sens figuré est particulièrement clair. Cela signifie que, depuis longtemps (depuis toujours), des personnes ont fait de l'argent sur le dos de l'affaire ; qu'elles ont donc réalisé, pour leur propre compte, de bonnes affaires. Et les derniers auteurs du livre en date sont manifestement visés par cette assertion (une nouvelle preuve nous en est administrée). En revanche, l'expression "téléfilm à succès" ne renvoie pas à de vulgaires espèces sonnantes et trébuchantes, mais à l'impact du téléfilm sur ceux qui l'ont vu, et à la noble cause qu'il défend. Reymond et TF1 ne sont pas situés sur le même plan que celui des considérations bassement matérielles de Deniau. On croit rêver. Mais il faut ajouter que l'expression "ce n'est évidemment pas un hasard", ajoute encore au soupçon de "bonne affaire" qu'on fait peser sur le tandem Deniau-Sultan : en réalité, l'ouvrage étant paru quinze jours avant la conférence (et non le jour de l'anniversaire de la condamnation à mort, comme paraît l'insinuer le journaliste), la "coïncidence" en est largement éventée. Mais calomniez, il en restera toujours quelque chose.

En réalité, un seul élément peut rétablir l'équilibre entre les deux auteurs. Car c'est le même mot (théorie) qui renvoie aux deux ouvrages. Mot d'ailleurs tout à fait impropre, au moins s'agissant de Deniau (par économie, j'oublierai souvent, ici, de nommer le second auteur, Madeleine Sultan - qu'elle me pardonne ; de toute façon, elle est si jolie, portrait assez ressemblant de Louise Brooks. Ça y est, me voilà pardonné). Car Deniau n'a pas rencontré théoriquement la pièce maîtresse de la "théorie" de Reymond, puisqu'il est revenu avec un film, très explicite d'ailleurs, de sa rencontre avec le mystificateur allemand - devenu, sous la plume du journaliste "agent secret tchèque" (sic. Et voilà comment on écrit l'histoire !). Mais cela est bien insuffisant pour faire pencher la balance en direction de l'équité. Car la démarche de Deniau, quelque opinion qu'on puisse porter sur elle, va bien au-delà de la nécessité de "rétablir l'équilibre" en face de Reymond : Deniau a traité Reymond de mystificateur et d'imposteur, et son bouquin de supercherie. Il l'a même traité de menteur, pointant magnifiquement au moins un de ses mensonges (à propos de la rencontre, qui n'eut pas lieu, d'un témoin, que Reymond fait tout de même allègrement parler) : sur tout cela, le journaliste de La Provence étend pudiquement le manteau de Noé. Il faut enfin ajouter la rouerie de l'expression journalistique "d'éléments qu'ils estiment nouveaux". Car Deniau rencontrant la pièce maîtresse de Reymond (que personne avant lui n'avait vue - à part le commissaire Gillard), et l'interviewant, ce n'est pas un élément qu'on peut "estimer" nouveau ! C'est incontestablement ce qu'on appelle un scoop, et quel scoop ! Décidément, toutes ces "nuances" nous en apprennent beaucoup plus sur le journaliste que sur le conférencier ! Alors, de deux choses l'une : ou celui-là est incompétent ; ou bien, il est sacrément malhonnête. Et il faut être particulièrement vicieux pour rechercher de quelle manière il a été rendu compte, à leur époque, et dans le même média, des présentations des livres de Reymond et de Reymond-Dominici : recherches que je vous laisse conduire ! Car il est temps de passer au bloc "Justice" du journal.

 

B. Le bloc "Justice" du journal (28 novembre)

 

Ce pavé, qui mobilise environ, nous l'avons signalé, la moitié de la surface de la page 17 de La Provence du 28 novembre 2004, se compose en réalité de trois parties différentes, sur lesquelles il convient d'appliquer à nouveau le double-décimètre :


1- la partie consacrée à la fois au rappel de la condamnation à mort du vieux criminel, et au "nouvel ouvrage" : 77 %
2- le "témoignage de Gabriel Domenech" : 4 %
3- l'interview d'Alain Dominici : 19 %

On peut évidemment se demander ce que vient faire, dans ce compte-rendu de conférence (au moins en apparence), une énième interview d'Alain Dominici - avec une grande photo de l'auteur, empruntée aux archives du journal, et prise l'année dernière - sur les marches du Palais de justice ! - lors de la sortie de l'ouvrage "Lettre ouverte". En effet, ce personnage n'a commis aucun acte d'écriture d'aucune sorte, depuis longtemps - si jamais il en commit ; pourquoi donc lui donner la parole, plutôt (éventuellement) qu'à l'auteur auquel s'opposent Deniau et Mme Sultan ? Mais ceci n'est qu'une broutille, à côté des intentions journalistiques, telles que les révèle l'impitoyable double-décimètre...

 

1. Il y a 50 ans, Gaston Dominici...

 

L'article de fond occupe donc un peu plus des trois quarts de la surface "Justice" : quel hommage rendu aux auteurs de "C'était une affaire de famille", et quel copieux compte-rendu ! Hélas, si l'on se penche de près sur l'article, alors on déchante rapidement. Puisqu'en réalité, deux colonnes sur trois s'apitoient sur le sort du "vieillard au sourire jovial", et exposent la thèse de ... William Reymond ! Il faut donc attendre la troisième colonne pour connaître les acquis du dernier ouvrage, et entendre parler de la conférence... Conférence à laquelle assistaient, nous dit-on , "quelque 300 auditeurs passionnés". Dame, quand on sait que le 22 janvier 1997, dans le même lieu, le trio Collard-Dominici-Reymond n'avait réussi à attirer que 200 personnes (La Provence, 23 janvier 1997), quel succès pour Deniau ! Malheureusement, il n'y avait que cent personnes, à tout casser, pour l'écouter. Ce qui n'est déjà pas si mal, aux dires des connaisseurs. Alors, pourquoi en rajouter, sinon pour éviter, précisément, de parler du contenu de la conférence ? Pour ne pas dire que, parmi les auditeurs passionnés, se tenait, discret et en retrait, Pierre Magnan soi-même ? Ce qui n'est pas rien, tout de même ! Pour ne pas apprendre aux lecteurs que le maître de cérémonie, si j'ose dire, n'était autre que le fils du regretté journaliste Jean Teyssier (auteur de témoignages confidentiels, mais tellement captivants) ? Que son oncle, le frère de Jean Teyssier, fit une intervention passionnée et justifiée sur les armes, ou plutôt l'arme du crime (il est vrai que jusque là, on avait dû subir de sacrées bêtises - pour être poli - sur le sujet) ? Que le témoignage de Jean-Marie Olivier, le motocycliste du 5 août 1952, fut tranchant ? Que celui du fils du Dr Dragon, qui accompagna son père ce matin-là, fut émouvant et des plus instructif : car soit dit entre parenthèses, ce Monsieur Dragon a commencé son intervention en disant : "lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, mon père et moi, vers huit heures et demie, il y avait au moins trois fois l'assistance de cette salle, des curieux qui marchaient et fouillaient partout..." (Vous rendez-vous compte ? Ce n'était donc pas une foule, mais une multitude qui saccageait toutes les preuves éventuelles) ? Qu'enfin il y eut un instant de franche rigolade, lorsqu'une personne "de poids" s'avança d'un air décidé et vaguement vengeur vers Deniau, le micro à la main : "Moi, Monsieur, j'ai lu que le frère de Drummond... - Sir Drummond n'avait pas de frère, il était fils unique", coupa aussitôt le conférencier. Mais la dame "de poids" hochait la tête et ne se résolvait pas à regagner sa place : car elle avait lu que... Pour elle, ça ne pouvait être que la vérité vraie, puisque c'était écrit. Ah ! Quelle leçon d'éducation civique, à ce moment-là, et quelle tâche, urgente et immense, pour nos professeurs ! L'instruction obligatoire devait bouleverser les données de l'espèce humaine, rendre les gens plus conscients, plus exigeants : nous en sommes bien loin.

En tout cas, l'article que nous disséquons est illustré, comme il se doit, d'une photo du couple Deniau-Sultan, durant la conférence : ce qui est tout à fait normal - banal. Euh... Sauf que la photo, ce n'est pas celle des conférenciers de ce soir-là, mais... de l'inculpé Dominici durant son procès : une erreur de mise en page, sans doute ? En définitive, la partie "Deniau", qu'on imaginait naïvement occuper 77 % du bloc "Justice" - ce qui eût été justice, n'en couvre en réalité que... 4 % ; voilà comment le journaliste, en principe payé pour donner à son lectorat une idée précise des tenants et aboutissants de la conférence (et à travers elle, du nouvel ouvrage), en a rendu compte. La partie "Deniau", réduite comme peau de chagrin, est en définitive strictement égale à l'encart "Domenech", soit 4 % de l'ensemble ! Et ce fait surprenant, pour le moins, me fait irrésistiblement songer à une remarque de Jean-François Revel : "Si l'opinion est bonne, l'information peut  l'être sans aucune gêne ; si l'information est contrainte de se faire mauvaise, c'est que l'opinion ne vaut pas grand-chose" (in La connaissance inutile, p. 289).

 

2. Le témoignage de Gabriel Domenech

 

On peut, dans un premier temps, se demander la raison de cet encart (dont la typographie et le fond sont strictement équivalents à ceux utilisés dans le bandeau supérieur, consacré aux faits divers, ce qui ne laisse pas d'étonner. Mais peut-être ne faut-il pas aller chercher très loin les raisons de cette anomalie, pas bien plus loin que l'inattention). Pourtant, dès le début de ce court entrefilet, on en comprend le motif : "Pierre Domenech vient de faire rééditer le livre...". Tout s'éclaire, deux ouvrages sont donc récemment parus sur notre affaire, et l'auteur du pavé "Justice" a utilisé une petite place pour signaler, incidemment, le second ouvrage. Rien de révoltant à cela, puisqu'en principe, l'article vedette devait être consacré à Jean-Charles Deniau. Enfin, en principe consacré, car nous venons de voir que rien n'était plus inexact, dans les faits...

En réalité, l'expression "vient de faire paraître" prête singulièrement à confusion, car le lecteur mal informé pourrait croire que deux ouvrages "viennent" d'être consacrés à l'affaire qui nous occupe. Or il n'en est rien. Le "Dominici : et si c'était bien lui ?" des frères Domenech est "sorti" en mars dernier, soit il y a plus de neuf mois. Alors, se pose une nouvelle question : est-ce que, lors de sa parution, notre quotidien provençal en a rendu compte comme il n'a pas manqué de le faire pour chaque événement "Reymond" ou "Reymond-Dominici", ou comme il vient de faire semblant, s'agissant du travail de Deniau ? Je pose seulement la question... À tout le moins, si le témoignage de Domenech est réellement "irremplaçable", comme l'écrit André-Denis Mousset, pourquoi avoir attendu si longtemps pour le faire savoir aux lecteurs ? Reproche qu'on ne peut manifestement pas lui opposer, s'agissant de celui "qui se bat depuis quinze ans pour faire reconnaître l'innocence de son grand-père". Car à peine l'ouvrage de Deniau est-il sorti qu'on lui demande son avis, naturellement autorisé... puisqu'on lui accorde 19 % de la surface occupée, alors que Deniau et Domenech n'en ont que 4 % chacun, à leur disposition...

 

3. Interview - Alain Dominici : "il faut réviser le procès"

 

Voilà donc la parole donnée, in fine, à l'avocat aussi permanent qu'auto-proclamé du culte de l'innocence Dominici. Avant d'entrer dans le vif du sujet, on s'étonnera, une fois de plus, qu'il soit le seul à s'agiter médiatiquement (et dont on sollicite l'avis) : n'a-t-il pas un frère et une sœur, d'une part ; et une vingtaine de cousins, d'autre part ? Serait-il le seul concerné par cette affaire ? Ou y a-t-il, à cette présence obsédante dans les médias, une raison plus particulière ? On ne fera naturellement que poser la question. Bref, cet Alain-là "se bat depuis quinze ans pour faire reconnaître l'innocence de son grand-père".

 

Rassurons-le tout de suite : elle ne sera jamais reconnue, sauf à transférer la responsabilité de l'abominable tuerie sur son propre père, ainsi que suggérait de le faire le commissaire Chenevier. Alors, Alain se bat-il vraiment pour cette raison-là ? Il faudrait poser la question à chacun des petits-fils du Patriarche, pris individuellement. On aurait peut-être des surprises. Sans oublier qu'il faudrait aussi faire entrer en ligne de compte la personnalité de son bouillant avocat.

Bref. Alain, nous dit ensuite le rédacteur de cette confondante page, "est l'auteur, avec le journaliste W. Reymond, de la Lettre ouverte pour la révision dont a été tiré le téléfilm à succès diffusé par TF1 l'année dernière". Tiens, deux fois en deux jours, on nous fait le coup du "téléfilm à succès". Sans doute est-ce un hasard... Quoi qu'il en soit, il y a plus conséquent : d'une part on rappelle à nouveau, mine de rien, l'ouvrage des duettistes (on pourra aller voir, dans la Bibliographie, ce que je pense de ce pitoyable roman, c'est le cas de le dire) ; d'autre part, on commet, volontairement ou non, une erreur. Ce n'est pas ce dernier "ouvrage" qui a inspiré le téléfilm de Boutron. C'est le "travail" du seul "journaliste free-lance" Reymond, paru cinq ou six ans auparavant. À l'évidence, nous ne sommes plus à une erreur près. Sauf que celle-ci permet de magnifier un peu plus l'action de l'interviewé - et de rehausser son importance dans l'affaire.

Le petit-fils est donc interrogé sur les conséquences que pourrait avoir, s'agissant de son propre combat, le livre de Deniau. Elles seront nulles, répond-il superbement. Et d'avancer que l'ouvrage Lettre ouverte s'est vendu à 50 000 exemplaires, et que le téléfilm a été vu par 24 millions de téléspectateurs (ce qui fait beaucoup, même quand on a vu le jour près de Marseille !). On admirera le sérieux et la profondeur de l'argumentation technique, et l'habile façon de noyer le poisson. Alain concède cependant que Reymond a pu "faire quelques erreurs lors de son enquête", mais c'est pour aussitôt contre-attaquer : Deniau aussi, comme nous, dénonce "les erreurs et les insuffisances de l'enquête". Alors là, une parenthèse : ce n'est pas aux journalistes, quels qu'ils soient, et pas davantage aux professeurs de judo, de venir donner, cinquante ans après, des leçons d'ailleurs pas toutes gratuites aux enquêteurs de l'époque. C'était aux autorités de l'époque, justement, à le faire. Ces autorités se sont exprimées. Il n'y a qu'à retenir leurs dires, et à les méditer. Mais sans doute, cela reste une bonne affaire, au sens propre comme au sens figuré, de prendre à témoin l'opinion publique en l'accablant de faussetés, qu'elle n'est en général pas à même de relever. Car il faut être singulièrement bien éclairé pour faire la différence, dans le cas qui nous occupe, entre des informations sérieuses et des allégations mensongères, qu'on ne cesse de marteler comme à plaisir.

Et notre co-auteur de la Lettre ouverte de conclure : "l'important c'est que ce livre... accrédite l'idée de l'innocence de Gaston Dominici". Incroyable, il faut se pincer pour le croire ! Et on se souvient soudain, alors, de deux apostrophes de Jacques Chapus, l'une envoyée (émission "Odyssée") à la figure de Me Collard : "Vous avez tous les culots" ; et l'autre, prononcée un peu avant, lors de l'émission de France Culture, le 28 octobre 2003 (1e partie) : "ce sont des gens inimaginables, des menteurs invraisemblables". Car c'est bien d'un invraisemblable toupet qu'il s'agit, ici : Deniau (qui parle d'une "affaire de famille") "accréditant" l'idée de l'innocence du Patriarche - lequel, rappelons-le quand même, fut condamné à mort à l'unanimité du jury ! Décidément, ce "bon jeune homme" (comme disait le juge Carrias de son compère Reymond) devrait s'acheter une paire de lunettes, ou réapprendre à lire. À tous égards, l'ignorance des textes dont il témoigne ainsi, une fois de plus, est fort inquiétante, et ôte tout crédit à son plaidoyer, comme à son réquisitoire.

Après cette brochette d'énormités - on a renoncé à les compter - voilà que d'un beau mouvement de menton, Alain annonce : "nous allons demander à TF1 de nous fournir tous les rushes de l'interview" [de Bartkowski]. Comme si TF1 était à sa botte. Comme s'il allait pouvoir passer sur Deniau, tenu pour quantité négligeable... Comme s'il allait pouvoir tirer des délaissés de Deniau, grâce à sa science infuse, la preuve ultime et de la culpabilité de Bartkowski, et de la mauvaise foi de Deniau... Tout cela est tristement pitoyable.

Enfin, le complaisant A. D. Mousset ne manque pas de l'interroger sur la demande de révision en cours. Alain indique qu'il n'a aucune nouvelle. Mais il eût été plus opportun d'interroger celui qui se bat depuis quinze ans sur le nombre de demandes déjà déposées (sept, sauf erreur de ma part), et sur leur devenir. Ce qui aurait permis à un journaliste indépendant et teigneux, comme le sont par exemple ceux des États-Unis, de se demander et de demander si on introduit des demandes en révision pour tenter de faire réviser la sentence, ou bien pour continuer à nourrir le doute - peut-être même pour faire parler de soi. À cet égard, le lecteur de ces propos aurait beaucoup à tirer de l'ouvrage, relativement ancien mais toujours actuel, de François-Henri de Virieu, la Médiacratie, ou le métier de paraître.

Faire parler de soi, c'est bien là, semble-t-il, l'ultime objectif. Et comme les micros sont on ne peut plus compatissants... Car Alain sait parfaitement ce qu'entraînerait l'acceptation de son leitmotif : "il faut réviser le procès" : la mise à plat de toutes les pièces, et pas seulement des deux ou trois, parfaitement anodines, qu'il publie sur son site (son site qu'il qualifiait, soit dit en passant, de "prématuré" [sic], lors de sa première mise en ligne. Et qui aurait dû le rester...). Et contrairement à l'opinion qu'avait émise, voici un demi-siècle, le principal défenseur de son grand-père, il y a fort à parier que la mémoire du condamné, comme de certains membres de sa famille, aurait beaucoup à en souffrir. TF1 est venu à l'aide des révisionnistes et a tiré un coup médiatique. En dépit de sa fabuleuse puissance, ce coup dont on attendait, de l'aveu même des responsables de la chaîne, un irrésistible mouvement "populaire" de révision du procès de 1954, a fait tchi. Alors, on ronge son frein comme on peut. Il serait tellement plus cathartique d'oser enfin regarder l'aveuglante vérité en face.

 

La liberté d'expression ne peut pas se confondre avec le droit de dire n'importe quoi et n'importe comment. Nous avons là, une fois encore, un exemple patent de la confusion ravageuse, largement entretenue par nombre de médias, entre l'information et le spectacle, voire entre le journalisme et la propagande. Justement, dans un numéro légèrement postérieur du même média, on a pu lire un énorme titre : "Les gendarmes donnent un coup de frein à la délinquance" (La Provence, 4 décembre 2004, p. 3). Mais il n'y a malheureusement pas que les malfrats, à quitter le droit chemin... Quelle gendarmerie viendra donner un coup de frein, et obliger la presse(1) à retrouver un supplément d'âme ?

 

 


Note

(1) On pourrait conduire une pareille étude sur bien d'autres supports de presse. Par exemple, dans un coin reculé du Monde des Livres (3 XII 2004), on peut trouver un court compte-rendu de l'ouvrage "assez convaincant" de Deniau-Sultan. Mais il faudrait établir une fructueuse comparaison, en mettant en regard cet entrefilet (219 mots), d'une part, et le long article (1051 mots) consacré à rendre compte, de façon scandaleusement sympathique ("Voici un livre qui va combler les vieux et les moins vieux..."), de Dominici non coupable, Les assassins retrouvés, de Reymond (Le Monde, 23 janvier 1997). Voilà un bel exemple de "l'objectivité" du Monde !

En revanche, il convient de signaler que l'hebdomadaire local (imprimé à Manosque) Haute Provence Info, dans sa livraison du 10 décembre 2004, a rendu compte, sous le titre un peu accrocheur, "La passion a bien souvent dépassé les débats", de façon certes fort résumée, mais très honnête de la fameuse conférence Deniau-Sultan, dont il vient d'être rendu compte. Dans un article, illustré de deux photographies, qui occupait très exactement une demi-page du journal [Mais le même média s'était fâcheusement signalé, quelques mois auparavant (livraison du 23 avril 2004), en publiant une interview complaisante de l'ancienne bru de l'assassin (Yvette) et de ses deux garçons. On pouvait y lire cette parole extraordinairement verbale de Monsieur le professeur Dominici : "si, cinquante ans après, on ne trouve rien, c'est qu'il reste des choses à découvrir". Ben voyons].

 

 

La Provence, n° des 26 et 28 novembre 2004]

 

 

 


 

 

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