On connaissait La part d'ombre, ouvrage remarquable écrit par l'ancien directeur du Monde pour dénoncer les inquiétantes dérives mitterrandiennes. On pouvait supposer que le "journal de référence français" ne pouvait être mis en cause de pareille façon, lui qui se veut exemple à suivre pour l'ensemble de la presse. Oui, c'était peut-être assez exact du temps de Beuve-Méry. Mais le fougueux jeune homme qui avait certifié à Bénès que la France ne l'abandonnerait pas, est depuis longtemps une momie qu'on exhibe, de temps à autre, avec des accents indignés, pour rappeler celui qui, imprudemment, s'interroge (et interroge) à plus de décence, et pour se draper dans une objectivité sans failles...
Oui, c'était il y a bien longtemps. On a connu, depuis, les dénonciations d'un Michel Legris, contenues dans un ouvrage qui, décidément, a trop peu fait parler de lui, Le Monde tel qu'il est, (Plon, 1976), ou les récentes imprécations de Pierre Péan et Philippe Cohen qui, dans La Face cachée du Monde (Mille et une nuits, 2003), révèlent beaucoup de faits graves (quand bien même certains d'entre eux ont été un peu excusés après un passage devant les Tribunaux).
On continue donc, malgré tout, à faire plus ou moins confiance au Monde, surtout quand il traite de sujets dont on ignore à peu près tout. Mais lorsqu'il s'agit d'un fait dont on croit bien tenir, à tort ou à raison, les tenants et les aboutissants, et lorsqu'on constate là-dessus de véritables magouilles, alors on est en droit, et même en devoir de s'interroger. Cette deuxième étude de presse (après celle consacrée à un compte-rendu de conférence (celle de J. C. Deniau) n'a pas d'autre raison : dénoncer une impardonnable falsification.

 

"Le vieux berger.... a été gracié en 1960 et s'est éteint cinq ans plus tard. Avec une part de son mystère"
(Le Monde, 13 juillet 2006, p. 18).

"Ceux-là savent à quoi s'en tenir sur l'objectivité du journal, soit qu'ils aient fait les frais de ses insinuations, soit que l'expérience acquise à étudier les dossiers les aient rendus particulièrement prompts à déceler les sophismes et les chausse-trapes. Bien mieux, ils savent aussi à quoi s'en tenir pour ce qui concerne le sérieux des informations du Monde. Lorsqu'ils sont situés à la source où ces informations peuvent être puisées, ils ont constaté qu'on n'est pas venu les consulter, ou qu'on a travesti les renseignements qu'ils ont fournis, à moins qu'on ne les ait compris de travers… Bien avertis des problèmes qu'ils ont à traiter en raison de leur position ou de leur profession, ils sont en mesure de dépister au premier coup d'œil l'absurdité ou la contre-vérité qui a été imprimée".
(Michel Legris, 'Le Monde' tel qu'il est, p. 52)

"Il était recommandé de toujours remettre à plus tard une information insuffisamment vérifiée. Aucune retouche dans un papier signé de votre nom ne serait opérée sans votre accord personnel, cela allait de soi".
(Daniel Carton, "Dans le temple du Monde", in Bien entendu... c'est off, p. 86)

 

I. Introduction

 

Le quotidien Le Monde a publié, cet été, une série d'articles consacrés à quelques grandes affaires criminelles qui ont touché l'opinion française depuis les années soixante. S'agissant de l'année 1965, la mort de Gaston Dominici a constitué un prétexte commode pour revenir sur le triple crime de Lurs, dont l'évocation a occupé la page 18 de la livraison du jeudi 13 juillet :





Cette page renferme deux articles, l'un signé de Christian Colombani, vieux routier du journalisme passé par Témoignage chrétien (souvenez-vous : "Justice, vérité, quoi qu'il en coûte") et par la télévision (avec Desgraupes) avant d'intégrer l'équipe du Monde : "Le triple crime de Lurs" (renfermant 1 069 mots, dont 494 formes différentes), l'autre de Julien La Torre, pour moi parfait inconnu, intitulé Edmond Sébeille, le "Maigret marseillais" (568 mots, dont 281 formes différentes).
Elle est illustrée, en haut, de deux photos, l'une occupant toute la largeur de la page, et montrant le cadavre de la malheureuse Ann Drummond (dont on distingue parfaitement la fameuse "robe à ramages"), et, un peu incrustée dans la précédente, une autre photo beaucoup moins importante en taille (dans le rapport de 1 à 3, 5, environ) l'inculpé Dominici, aux côtés de deux gendarmes, lors de son procès.
On laissera de côté l'article sur Sébeille, sans grand intérêt, sinon de rajouter encore un peu de fiel sur ce policier exemplaire depuis longtemps disparu, et on se consacrera à la "production" (les guillemets sont là pour signifier qu'elle a été falsifiée) du journaliste maison, pour des raisons qu'on explicitera en cours de route.






 

II. Le triple crime de Lurs

 

A. - Le texte publié

 

Le vieux berger, condamné à mort en 1954 pour le meurtre de la famille Drummond dans les Alpes de Haute-Provence, a été gracié en 1960 et s'est éteint cinq ans plus tard. Avec une part de son mystère.

Gaston Dominici vivait encore à petits pas, à moitié aveugle, chez sa fille, au village de Montfort, au-dessus de la vallée de la Durance. De là, il pouvait deviner sa ferme, la Grand'Terre, et ruminer le drame. Il s'est finalement éteint à 88 ans, le 4 avril 1965, à l'hospice de Digne. Au cimetière de Peyruis, dans les Alpes-de-Haute-Provence, la famille s'est réunie une dernière fois autour de sa tombe. En tournant le dos à Clovis, le fils renégat, enterré quelques mètres plus loin.

Le crime de Lurs, un demi-siècle plus tard, n'a toujours pas épuisé son mystère. Dans la nuit du 4 au 5 août 1952, entre Sisteron et Manosque, Sir Jack Drummond, un nutritionniste anglais de 61 ans, sa femme Ann et leur fille, Élisabeth, 10 ans, ont été massacrés sous un mûrier, qui aujourd'hui n'existe plus. Mais, si on s'attardait un peu, on finirait par sentir sur les pentes du plateau, derrière un rideau d'yeuses, le regard d'un chevrier épiant le drame. Celui du vieux Gaston Dominici, prêt à s'avancer avec son troupeau comme au matin du crime lorsqu'il a étendu une couverture sur le cadavre de la fillette pour le protéger des fourmis qui montaient sur ses joues.

Dès le premier jour, Dominici a cherché à orienter l'enquête. Il a offert son vin aux gendarmes, avec sa tête de bon vieillard de 75 ans, ses pantalons de velours, sa ceinture de flanelle et son chapeau à large bord. Au soir d'une vie laborieuse, ce fils d'une famille italienne avait acquis assez de bien pour être considéré, et n'en était pas peu fier. Il avait élevé ses 9 enfants, vu naître ses 14 ou 15 petits-enfants, il ne savait plus, et cultivait, sous des allures bourrues, un orgueil ombrageux.

Les Drummond, ce soir-là, ont sorti leurs lits de camp et se sont installés à 150 mètres de la ferme. La Grand'Terre célébrait la fin des moissons ; il y avait, autour du vieux Gaston, ses fils Clovis et Gustave, des parents, des voisins. Mais les Dominici étaient préoccupés : un champ, un peu trop arrosé, menaçait de glisser sur la voie ferrée et la famille s'inquiétait de l'amende si la Micheline du matin était bloquée. Il y a eu, cette nuit-là, beaucoup d'allées et venues entre la ferme et le champ. Jusque vers 1 heure du matin, lorsque six ou sept coups de feu ont claqué.

Un motocycliste, au matin, a découvert les corps. Jack Drummond et Lady Ann avaient été tués de plusieurs balles. Leurs corps avaient été déplacés, leur voiture fouillée, les douilles ramassées. La fillette a, elle, été découverte près d'un bosquet qui domine la Durance, le crâne fracassé. Les gendarmes ont trouvé sous son corps un éclat de bois qui provenait de la crosse d'une carabine.

Le triple crime de Lurs est vite devenu l'affaire Dominici. Surtout lorsqu'on a repêché dans un trou d'eau une vieille carabine américaine à laquelle il manquait un éclat de bois. L'arme ne semblait appartenir à personne, mais lorsque le commissaire Sébeille l'a montrée à Clovis Dominici, le fils aîné a été pris de saisissement et est tombé à genoux.

L'enquête, cependant, n'avançait guère. Le commissaire s'est toujours méfié du vieux Dominici, qui alternait les ruses, les mensonges et les colères. En novembre 1953, le commissaire obtient les aveux des fils : Clovis assure avoir entendu son père crier en patois : "C'est moi qui ai fait péter les trois Anglais et je peux en faire péter d'autres..." Le lendemain, Gaston avoue à son tour : "C'est un accident, ils m'ont attaqué, je les ai tués tous les trois". Mais il suggère bientôt que la carabine appartenait à Gustave, et qu'il s'est sacrifié pour ses petits-enfants. Puis il raconte, avant de se rétracter, qu'il a commis "un péché d'amour" avec la dame anglaise, et que son mari les a surpris...

Aux assises de Digne, en novembre 1954, la salle est pleine et les débats sont houleux. Jean Giono et Armand Salacrou sont venus écouter la famille Dominici faire bloc autour de Gaston. Yvette et Gustave reviennent sur leurs déclarations, seul Clovis tient bon, mais le procès se perd : tous ont dissimulé quelque chose, refusé des évidences, multiplié les revirements. Gaston, dans son box, regarde ses enfants se déchirer, joue tantôt au sourd, tantôt au malin, mais rappelle à l'ordre Gustave quand il le trouve un peu mou. Il est condamné à mort le 28 novembre 1954.

Pour que nul ne l'ignore, et contre l'habitude, le président tient à lire ce qui était alors l'article 12 du code pénal : "Tout condamné à mort aura la tête tranchée". À la sortie du palais, le vieux, entre deux gendarmes, trouve sa dernière réplique : "Nous partons pour l'île d'Elbe".

Le condamné est effectivement trop âgé pour être guillotiné. Jean Giono était persuadé que "le plus vieux détenu de France" n'avait que 35 mots à sa disposition - il les avait comptés. En fait Dominici, devenu bibliothécaire à la prison des Baumettes, à Marseille, relit son cher Victor Hugo, parcourt Gide qu'il trouve "profond" et découvre Giono qui, pour lui, n'a "rien compris aux Basses-Alpes".

Mais le vieil acteur - Orson Welles venu réaliser un film sur le crime le trouve "extraordinaire" - se lasse, annonce qu'il a des révélations à faire. Il accuse du crime son fils Gustave et son petit-fils Roger Perrin, dit "le roi des menteurs" : la contre-enquête, qui agace passablement le commissaire Sébeille, bute en novembre 1956 sur un non-lieu.

Le charme est rompu. Gaston est gracié par le président de Gaulle le 13 juillet 1960, mais ce n'est plus qu'un vieillard impotent. Quand il meurt, Clovis est déjà enterré, Gustave et Yvette se sont séparés, Roger Perrin a quitté la région, la Grand'Terre est vendue.

Depuis, bien des hypothèses ont poussé sur le doute semé par le terrible vieillard. Jean Giono lui-même n'a jamais considéré que la preuve de la culpabilité avait été apportée. Reste le destin. "Deux familles, à plus de 2 000 kilomètres l'une de l'autre, a résumé l'écrivain. Nuit d'août. Les deux familles se rencontrent. L'une disparaît, l'autre vole en éclats".

 

© Article publié dans Le Monde du 13 juillet 2006

 

B. - Fragments d'une analyse

 

Remarquons d'emblée qu'en écrivant : "Avec une part de son mystère", le rédacteur de ces lignes a voulu orienter ses lecteurs du côté de l'erreur judiciaire, même partielle. La suite du texte confirme cette première impression : "le crime de Lurs... n'a toujours pas épuisé son mystère".

Remarquons également que dans l'économie du texte, le premier paragraphe ("Gaston Dominici... quelques mètres plus loin") paraît parfaitement incongru, placé là où il se trouve : maladresse de journaliste ? Non, pratique du rewriting, comme nous le verrons plus loin.

Et relevons maintenant quelques phrases contenant des affirmations pour le moins discutables :

"... le meurtre de la famille Drummond dans les Alpes de Haute-Provence" : l'auteur de l'article n'a jamais entendu parler des Basses-Alpes.

"Ce fils d'une famille italienne" : un enfant naturel, fils de famille ?

"La Grand-Terre célébrait la fin des moissons" : malgré un acharnement inouï, le commissaire Chenevier n'est pas parvenu à établir ce fait, sur lequel Sébeille s'était déjà cassé les dents. Pour le journaliste, c'est évidemment patent. Épatant !

"Un champ menaçait de glisser" : mais c'est qu'il s'était déjà permis de glisser (Gustave était allé pelleter la coulée de terre dans la soirée), le bougre, en dépit des formules incantatoires du journaliste !

"Il y a eu, cette nuit-là, beaucoup d'allées et venues... jusque vers une heure du matin" : Tiens donc, voilà un scoop : après que les "six ou sept coups de feu ont claqué", il n'y a donc eu plus d'allées et venues ? Les aveux de Gustave, grand nettoyeur et maquilleur devant l'Éternel, doivent donc être considérés comme caducs ?

"Un motocycliste, au matin, a découvert les corps" : ainsi donc, tandis que jusqu'ici chacun admettait que les corps avaient été "découverts" par le Gustave précité, voici que le motocycliste le précède ! Première nouvelle ! Mais c'est le motocycliste, Jean-Marie Olivier, qui a été plus qu'étonné lorsque je lui ai fait découvrir ces lignes ! Rappelons qu'il n'a rien "découvert" du tout ; il a été hélé au passage par le jeune fermier de la Grand'Terre. C'est tout (et c'est déjà considérable, étant donné l'importance, et même le caractère capital, de son témoignage).

"Leurs corps avaient été déplacés" : encore un scoop ! Lady Ann n'a donc pas été la seule victime de déplacements post-mortem ? Mais qu'a donc fait la police ?

"Les gendarmes ont découvert sous son corps" : autre détail faux. L'éclat de crosse a été découvert sous la tête de la jeune victime par le cantonnier (de Forcalquier) Robert Eyraud, au moment (vers 15 h 30 - 16 h) où le cadavre était emmené aux fins d'autopsie(1). Mais à quoi bon s'arrêter à de tels détails, n'est-ce pas ?

"Il suggère bientôt que la carabine appartenait à Gustave" : hum ! Il est peut-être utile de rappeler la fin du procès-verbal des aveux de Gaston :

"Avant de clore, nous présentons au témoin l'arme du crime.

Gaston Dominici:

- Cette arme est bien celle qui se trouvait dans la remise, sur une étagère, au fond et à droite. Je ne peux me souvenir des circonstances dans lesquelles cette arme est devenue ma propriété. Ce que je sais, c'est que nous l'avions depuis le passage des troupes américaines [...]" - 15 novembre 1953, 11:15.

[Mais il est équitable de préciser que, très brièvement, au soir du 14 novembre 1953, Dominici a dit au gardien Bocca (qui avait pris le relais du gardien Guérino), un peu après vingt heures, que la carabine appartenait à Gustave, et que lui-même se sacrifiait pour ses petits-enfants]

"Giono et Salacrou sont venus écouter la famille Dominici" : comment ose-t-on écrire une telle ânerie ?

"Pour que nul ne l'ignore, et contre l'habitude..." : ce sadisme prêté au président Bousquet est une pure invention, écrite dans l'intention de salir la mémoire d'un homme parfaitement honorable, et dont la conduite du procès n'appelle aucune remarque.

"La contre-enquête..." : pourquoi utiliser un article défini à propos de quelque chose dont on n'a pas parlé antérieurement ?

"Le charme est rompu" : ??? La place où figure ce syntagme, dans le développement, le rend totalement incompréhensible. Et même stupide.

"Gaston est gracié" : mais non, c'est le président  René Coty (en juillet 1957) qui accorde la grâce au condamné, en commuant la peine capitale en prison à vie.
Notons aussi qu'au moment de sa condamnation, Dominici n'était pas "le plus vieux détenu de France".

"Jean Giono lui-même" : nous y voilà ! C'est l'ermite de Manosque qui devient - avec sa galéjade des trente-cinq mots - l'alpha et l'oméga de ce "mystère"... Et la citation présentée est une fin d'article honteuse : comment peut-on mettre sur le même plan les deux familles ?

Pauvre journaliste, et pauvre article, bourré d'erreurs en tous genres, et si tendancieux !

 

 

Cependant, les lecteurs attentifs du quotidien du soir auront sans doute été surpris, moins d'une semaine après cette affligeante parution, de découvrir une Précision haute en couleurs - et, à ma connaissance, sans précédent :

"À la suite de la publication, dans la série "Grandes affaires criminelles", de l'article "le triple crime de Lurs" (Le Monde du 13 juillet) signé Christian Colombani, l'auteur nous demande de préciser qu'il ne peut accepter la paternité de ce texte entièrement réorienté sur le fond et remanié dans la forme".

Voilà enfin un journaliste qui ne se laisse pas faire ! Et qui, de plus, fait montre d'un joli brin de plume, comme nous allons le voir.

Ce qui nous permettra de comprendre la grande colère du journaliste - qui a probablement menacé la direction du quotidien d'un dépôt de plainte si une rectification n'était pas immédiatement publiée.
Mais qui eût imaginé un pareil coup bas de la part d'un quotidien toujours prompt à se draper dans l'éthique rigoureuse de son fondateur ?

 

III. L'AFFAIRE DOMINICI : LE THÉÂTRE ET SON CRIME

 

A. - Le texte original

 

 

Sans les talents de comédien du patriarche de la Grand Terre à qui revint le premier rôle, le triple crime de Lurs, commis il y a plus de cinquante ans, passionnerait-il encore l'opinion ?




L'affaire est jugée depuis plus de cinquante ans, depuis longtemps le vieux est mort et enterré, mais le crime de Lurs n'assouvit toujours pas les assoiffés de mystère. Une étincelle suffit à enflammer le roncier. Les lieux servent encore la légende, les derniers survivants qui témoignent font écho au vacarme de l'époque. Les années n'ont pu tout effacer à l'endroit où, au bord de la nationale 96, entre Sisteron et Manosque, sous un mûrier qui n'existe plus, dans la nuit du 4 au 5 août 1952, Sir Jack Drummond, un savant nutritionniste anglais, sa femme Ann et leur fille, Élisabeth, 10 ans furent assassinés. La route a été élargie, la végétation estompe les repères, mais, vu des lieux du crime, à 150 mètres, le toit de la Grand Terre, la ferme des Dominici, restaurée, transformée en gîte rural, pèse comme un couvercle sur un lourd secret. De l'autre côté du petit pont enjambant la voie ferrée, là où la petite Élisabeth fut achevée à coups de crosse, des mains anonymes accrochent encore des jouets sur une croix de fer. Ici, l'effroi ne règne plus, mais tout de même on tend l'oreille, et, si l'on s'attardait un peu on finirait par sentir sur les pentes du plateau de Ganagobie, à l'à-pic de la route, derrière un rideau d'yeuses, le regard d'un chevrier épiant le théâtre du drame ; la présence du vieux Gaston Dominici, aux aguets, prêt à s'avancer avec son troupeau comme au matin du crime quand il prit l'air naturel du pâtre, qu'il fit semblant de découvrir l'horreur, s'en indigna : "Ah ! Ils ont le sang bien noir ceux qui ont fait ça !". Et qu'il étendit une couverture sur le cadavre de la fillette pour le protéger des fourmis qui montaient sur ses joues.

Le maître de la Grand Terre faisait son entrée. Déjà il orientait l'enquête. Le dos tourné à sa ferme, il pointait sa canne vers des ailleurs improbables. Il offrait son vin aux gendarmes. Il prenait des pauses de bon vieillard, assis dans sa cour à l'ombre de son arbre. Il s'essayait à des mimiques et s'étonnait que son jeu prenne si bien. "Pépé" qui s'attendait qu'on l'arrête, n'était pas même soupçonné. Ainsi, en santon de Provence, avec ses pantalons de velours, sa ceinture de flanelle et son chapeau à large bord, les journalistes le trouvèrent plus vrai que nature (surtout ceux qui avaient lu Giono). Et les enquêteurs, qui pourtant venaient de découvrir l'arme du crime près de la ferme dans un trou d'eau de la Durance, ne pouvaient pas encore l'imaginer en assassin. Aux premiers actes de la procédure, le père Dominici restait à leurs yeux l'honorable fermier, l'enfant de l'assistance rejeté par la société, devenu propriétaire à force de travail. Rude certes, mais père de neuf enfants qu'il avait fallu élever et nourrir.

Bientôt pourtant Edmond Sébeille, le commissaire chargé de l'enquête, sentit qu'il y avait du "jeu" dans l'affaire. Lui s'en tenait au fait, aux indices, aux témoignages, au réel. Il se méfiait du vieux comédien qui, avant de répondre, ou plutôt de donner la réplique, voulait qu'on monte sur son théâtre où sa fiction l'emporterait. Gaston, porté par son succès, le provoquait même. Parfois jusqu'à l'imprudence : "Petit, celui qui a fait le coup est beaucoup plus malin que toi. Tu es trop jeune, pas assez vicieux".

Plus tard, au second acte, quand les enquêteurs commencèrent à lui tendre des pièges, le vieux renard s'en sortit par des pirouettes, de dangereuses acrobaties. L'artiste s'enhardissait : "Nai pau de dégun" (je n'ai peur de personne). La ruse, les colères, les larmes lui faisaient gagner du temps et l'aidaient à brouiller les cartes. Pendant qu'il montait en haut de l'affiche (le "crime de Lurs" devenait l' "affaire Dominici"), les accusations se faisaient de plus en plus précises, mais elles venaient toujours de ces gens méprisables - les magistrats, les policiers -, rampant à la recherche de la vérité. Lui qui s'était hissé dans les cintres, les regardait de haut et leur faisait des pieds de nez. De là il dominait encore.

Des témoignages l'accablaient, d'autres en faisaient un brave homme. On découvrait que le vieil illettré lisait Hugo, qu'il avait une passion pour l'histoire, pour Napoléon et pour Jeanne d'Arc. C'était un homme aux multiples facettes, avec de bons et de mauvais côtés, coupable de face, innocent de profil. La presse, forçant le trait, en faisait un personnage de roman. (Giono d'ailleurs s'en alarmait : "Dominici c'est moi qui l'ai créé !"). Comment ce vieillard, jovial et colérique à la fois, pittoresque en tout cas, aurait-il pu commettre un pareil crime abominable ? L'affaire s'enlisait, la littérature gagnait la partie. Entre-temps on avait consulté l'oracle de Manosque : "L'assassin est loin, très loin des Basses-Alpes".

Mais en novembre 1953, plus d'un an après les faits, le commissaire Sébeille qui n'avait pas lâché prise, obtint les aveux des fils Dominici. Ceux de Gustave d'abord, qui vivait à la ferme, puis de Clovis. Tous deux accusèrent le père. Le lendemain Gaston avouait à son tour.

Plus question aux assises de farce paysanne, les Dominici, rangés derrière leur patriarche, devront changer de registre et de ton. Passer à la tragédie grecque, aux Atrides ? ils n'en seraient pas capables : les malheurs et les bonheurs avaient toujours été modestes à la Grand Terre. D'ailleurs les femmes du clan n'avaient guère impressionné les représentants de la loi en prenant des postures antiques, le jour où elles étaient accourues en furies pour jurer sur la tête d'Alain, le bébé de Gustave, que le grand-père était innocent. Alors que faire ?

En improvisant, sans trop savoir, les Dominici vont jouer bravement, crânement, le théâtre de l'absurde, qu'on découvrait d'ailleurs à l'époque à Paris. Et le tribunal, mieux habitué au "boulevard", aura du mal à suivre.

"Gustave a été frappé", "Clovis s'est vengé de son père", "le vieux a avoué sous la pression". Le clan fit bloc, sauf Clovis qui ne revint jamais sur ses déclarations. Pour eux, plus rien ne compta que les cheveux blancs du patriarche à qui chacun devait plus que la vie : l'exemple du courage et les fruits d'un travail acharné. Et puisque les constatations, les témoignages, les aveux autorisaient les jurés à le trouver coupable, puisque la raison s'opposait à la famille, la famille défendit son vieux contre toute raison.

Yvette, la femme de Gustave, qui avait comme lui témoigné contre le père, se rétracta avec une belle assurance. Gustave revint sur ses dépositions devant un auditoire indigné. "Gustave, écrivit alors le journaliste Gabriel Domenech, c'est l'homme qui dit en substance à la cour : j'ai menti en démentant que j'avais menti en disant que je mentais". Farouches, seuls contre tous, ils noyèrent des tonnes de poissons, la vérité ne sut plus où se mettre, mais cette famille accablée ne manqua pas de grandeur, sinon d'aveuglement. "Nous sommes des malheureux", avait dit Yvette à Gustave le jour où elle apprit le drame. Et ce fut vrai et vraiment triste de voir ces êtres ligués dans l'adversité, contre le seul d'entre eux Clovis qui tenait bon sa vérité.

Quant au vieux dans son box, devant ses enfants qui se déchiraient, il fut bon, très bon, drôle, émouvant, parfois terrible, tantôt faisant le sourd et tantôt le malin. Il avait dit, un jour, au commissaire Sébeille : "Tu ne trouves pas, petit, que je suis bon comédien ?" Il était donc confiant, content de lui. Il croyait qu'un plissement d'yeux, qu'une bonne répartie, un peu de provençal, quelques "je suis franc-z-et loyal" dits du fond du cœur (sans jamais oublier la liaison qui amusait tant le prétoire), avaient suffi pour retourner les arguments de l'accusation, le patient travail de l'instruction, les recoupements des procès verbaux, les témoignages des "couillons" et des "enfantouillasses". C'était se tromper sur les moyens du bord. Pourtant Giono qui assistait aux audiences, s'inquiétait en attendant le verdict, car, répétait-il (c'était sa thèse) : "L'accusé n'a que trente à trente-cinq mots pour se défendre. Je les ai comptés".

À la sortie du palais de justice de Digne pas plus grand qu'un théâtre de poche, le vieux, condamné à la peine de mort, entouré de deux gendarmes, eut sa dernière réplique : "Nous partons pour l'île d'Elbe". Sans doute la trouvait-il à sa mesure, mais elle était grandiloquente et, déjà, sonnait faux. La cause était entendue, justice faite, sans doute Gaston Dominici, trop vieux, ne serait pas guillotiné. Aux Baumettes, à Marseille, il reprit un peu son personnage, mais il jouait devant un mur. "Le plus vieux détenu de France" et ses "trente à trente-cinq mots", devenu le bibliothécaire de la prison(2), reprit son cher Hugo : "Un peu démodé", parcourut Gide qu'il trouva "profond" et lut Giono pour la première fois : "N'a rien compris aux Basses-Alpes".

Puis il se replia le restant de sa peine à l'infirmerie. Au juge Batigne qui l'interrogeait pour les besoins d'une contre-enquête, il servait encore un bon mot : "Si c'est vous qui le dites c'est que vous étiez mais moi je n'y étais pas !". Mais peu à peu l'acteur - Orson Welles venu réaliser un film sur le crime de Lurs le trouvait "extraordinaire"-, oubliait son texte. Il aurait mieux aimé revoir ses chèvres et son chien, retrouver sa vie d'autrefois. Il n'avait plus que l'idée de ne "pas payer pour un autre" et accusait du crime son fils Gustave et son petit-fils Roger Perrin, dit "le roi des menteurs". Il pensait n'en faire qu'une bouchée. Tout cela lui donnait des allures d'ogre. La contre-enquête se termina par un non-lieu.

Le charme était rompu. Gaston Dominici, gracié en 1960, vécut alors à petits pas, à moitié aveugle, chez sa fille au village de Montfort, au-dessus de la vallée de la Durance, d'où il pouvait deviner la Grand'Terre. Il mourut en 1965 à l'hospice de Digne. Au cimetière de Peyruis, la famille réunie autour de sa tombe, tournait le dos à Clovis le renégat, enseveli quelques mètres plus loin. Clovis qui pourtant n'avait jamais varié... Jamais.

"Eh bien ! C'est pour ça que c'est grave !", réagit aujourd'hui Alain Dominici, digne petit fils de Gaston, qui, bébé alibi - il prenait innocemment sa tétée pendant la nuit du crime - et bébé sacré quand les femmes du clan avaient juré sur sa tête, bataille, aujourd'hui, couronné d'un serment de fer, pour la réhabilitation du "pépé".

Depuis bien des hypothèses ont poussé sur le doute semé, il y a plus d'un demi siècle, par l'homme rusé, intelligent, joueur, commediante tragediante qui fit toute une "affaire" d'un crime banal, commis sans doute sous l'effet de la boisson et de la colère. Une véritable "affaire" avec ses trous d'ombre où se sont engouffrés bien des extravagances, des divagations de mages, une mystérieuse "femme en noir" et tout un petit commerce de lucratives "révélations".

Mais enfin, Gaston aura distribué les rôles. Au commissaire Sébeille dont il fit un Maigret marseillais, aux avocats, vedettes du procès, au procureur Calixte Rozan dont le réquisitoire fleuri s'adressait autant aux jurés qu'à Giono et Salacrou, installés aux fauteuils d'orchestre. Il aura mis en scène Gustave, "le faible", Clovis, le "traître". Il aura dirigé le jeu d'Yvette, la Ginette Leclerc du coin, engagé même "la Sardine", sa femme, l'éternelle figurante, dont il avait trouvé, dans un éclair de méchanceté, le surnom. Dans "son" affaire il n'aura réservé aux Drummond, qui ont longtemps reposé côte à côte au joli cimetière de Forcalquier, que le rôle ingrat des victimes. Mais, c'est ainsi, Gaston tenait le devant de la scène, il tirait la couverture à lui. C'était le maître sur le plateau, comme sur ses terres. Et ce n'est pas une petite fille massacrée, "crevée" comme il disait, qui lui aurait volé la vedette.

 

© Christian Colombani, fin juin 2006].

 

B. - Quelques commentaires

 

 

Ce texte comprend 2115 mots (dont 857 formes distinctes). Si l'on additionne la longueur des deux articles publiés dans Le Monde (celui qu'on trouve supra au point II, et celui concernant Sébeille), on obtient 1637 mots. Il est donc évident que la copie fournie par le journaliste était trop longue, d'environ un quart, à supposer que l'article concernant le commissaire Sébeille, qui n'était pas le sujet, soit supprimé. On peut aussi ajouter qu'une diminution pas très sensible de la taille des deux photos illustrant l'article aurait permis de "passer" l'article originel dans sa totalité. Mais ceci ne nous concerne pas, puisqu'il s'agit de mise en page journalistique. En revanche, si l'article était considéré comme beaucoup trop long, il y avait moyen de le réduire quelque peu, afin qu'il entre dans les "normes" prévues auparavant.

On observera, à sa lecture attentive, non seulement qu'il est parfaitement écrit (c'est bien le moins, certes, mais ce n'est pas le cas, comme on a pu le remarquer, de sa piètre imitation-copie, livrée in extenso ci-dessus, qui est due à la plume - si l'on peut dire - d'un inconnu), mais encore que sa thèse (en gros : pourquoi l'affaire D. continue-t-elle à faire couler de l'encre ?) est rigoureusement exposée, et développée. Ainsi, le quatorzième paragraphe :

[...] Le charme était rompu. Gaston Dominici , gracié en 1960, vécut alors à petits pas, à moitié aveugle, chez sa fille au village de Montfort, au-dessus de la vallée de la Durance, d'où il pouvait deviner la Grand'Terre. Il mourut en 1965 à l'hospice de Digne. Au cimetière de Peyruis, la famille réunie autour de sa tombe, tournait le dos à Clovis le renégat, enseveli quelques mètres plus loin. Clovis qui pourtant n'avait jamais varié... Jamais.

est parfaitement à sa place dans l'économie de l'article, tandis que sa triste imitation :

Gaston Dominici vivait encore à petits pas, à moitié aveugle, chez sa fille, au village de Montfort, au-dessus de la vallée de la Durance. De là, il pouvait deviner sa ferme, la Grand'Terre, et ruminer le drame(3). Il s'est finalement éteint à 88 ans, le 4 avril 1965, à l'hospice de Digne. Au cimetière de Peyruis, dans les Alpes-de-Haute-Provence, la famille s'est réunie une dernière fois autour de sa tombe. En tournant le dos à Clovis, le fils renégat, enterré quelques mètres plus loin.

ouvre l'article du Monde à la manière d'un cheveu sur la soupe !

Pour le reste, une comparaison exhaustive - à laquelle nous ne nous livrerons pas, ici, révélerait à quel point la réécriture a été, en fait, une trahison. Ce que l'auteur de l'article initial nomme une "entière réorientation sur le fond". Ainsi, par exemple, la phrase contenant le substantif 'mystère', qui initialement se conjuguait ainsi :

 

le crime de Lurs n'assouvit toujours pas les assoiffés de mystère

 

devient, dans la mouture revue et corrigée :

 

Le crime de Lurs, un demi-siècle plus tard, n'a toujours pas épuisé son mystère.

Dans le premier cas, l'auteur nous indique que même si l'affaire a été jugée et bien jugée il y a cinquante ans, le "petit commerce de lucratives révélations", trouvera toujours un terreau fertile chez nos contemporains qui ne peuvent se satisfaire du banal quotidien. Dans le second cas, en revanche, le mystère naît du fait qu'on n'est pas allé, un demi-siècle plus tôt, jusqu'au bout de la vérité (le syntagme "'il s'est sacrifié pour ses petits-enfants" vient renforcer cette impression de non-achèvement).

Laissons le lecteur curieux et intéressé poursuivre la comparaison : et concluons.

Nettement plus subtil que les Reymond (l'auteur de Dominici innocent, les assassins retrouvés, et autres révisionnistes) et consorts, car il se garde bien de faire appel, explicitement, aux éléments extérieurs (tueurs venus de l'étranger, double-personnalité de Jack Drummond, vengeance de résistants, etc.), l'auteur de cette ré-écriture ne s'emploie pas moins à instiller le doute dans l'esprit de ses lecteurs - en tous cas des moins avertis. Sa tentative de faire publier sous le nom d'un autre sa propre prose, maladroitement recopiée par ailleurs, porte un nom : la malhonnêteté intellectuelle.

Il y a là, une grave entorse à la liberté d'expression, doublée d'un mépris (de l'auteur, de la propriété intellectuelle) qui, véritablement, pose question. Car cela ressortit à de la goujaterie imbécile (pour reprendre une expression de Flaubert dans une lettre à Louise Collet - lettre dont la référence peut m'être demandée).

 

En tous cas, on peut dire que Le Monde a imperturbablement poursuivi dans sa voie du politiquement correct. Ainsi, dans une livraison ultérieure (23-24 juillet 2006), consacrée à l'année 1974 et à l'affaire Ranucci (Le pull-over rouge était trop grand), l'article reprend l'antienne du doute qui n'a pas profité à l'accusé, des incohérences du dossier, etc.(4).

Une nouvelle preuve vient de nous en être administrée : Le Monde, c'est le politiquement correct. Et la partialité érigée en institution.

Mais le quotidien du soir sait faire la morale aux autres, à l'occasion : deux jours après le texte sur Le pull-over rouge..., Le Monde publiait une sévère mise en cause des journalistes peu scrupuleux : "Des médias acerbes qui n'ont pas affiché de remords quant à la manière dont ils ont parfois rendu crédibles des sources peu fiables et des informations infondées", écrit-il le 26 juillet 2006, en page 2. Malheureusement, c'est à propos de l'affaire Cresson. Ouf, on respire...

 

[Note du 11 septembre 2006 :


Comme tout un chacun, j'ai pu lire la chronique du "médiateur" du Monde, ce 11 septembre. Bien qu'elle parle de l'affaire exposée ci-dessus (un tiers, environ, de la chronique), elle ne m'a pas satisfait, et c'est un euphémisme, quand bien même elle s'achève par un "Indiscutablement, une faute a été commise".
Car la chronique banalise en quelque sorte la falsification qui a été opérée, en noyant le fait sous un flot de 102 "rectificatifs et précisions" récemment publiés - mais qui n'avaient strictement rien à voir, quant à leur gravité, avec ce qui s'est passé s'agissant du texte "Dominici" - outre qu'un rectificatif n'est pas de même nature qu'une précision].

 


Notes

 

(1) Et cet éclat est passé entre les mains de cinq personnes, avant d'aboutir dans celles du capitaine Albert. Rappelons aussi que Dominici avait dit au commissaire Sébeille, dès le premier soir, qu'il avait trouvé l'éclat de crosse et l'avait donné aux gendarmes. Ce point a fait l'objet d'un long échange, lors du procès (journée du 19 novembre 1954). Opposé aux témoignages concordants des cantonniers et des gendarmes, l'inculpé a été convaincu de mensonge. La réalité, qui se fait jour au procès, c'est que Robert Héraud (ou Eyraud), cantonnier-fossoyeur, a repéré l'éclat de crosse lorsque la fillette a été soulevée. Il l'a remis à M. Espariat, maire, qui l'a remis à M. Orsatti, chef-cantonnier, qui l'a apporté aux gendarmes. Voyant son client en mauvaise posture, Me Charrier intervient alors au secours de Gaston : "Gaston Dominici n'a jamais dit avoir ramassé le bout de bois. Le procès-verbal porte : " j'ai découvert... etc." Tu parles !
Dans la première audition de Gaston - effectuée par Sébeille - on lit, entre autres : "Je me suis rendu sur les lieux et j'ai recouvert le corps de la fillette d'une couverture que j'ai prise dans la voiture [Bravo la préservation de la scène du crime ! C'était vraiment à la bonne franquette !]. En faisant cette opération, j'ai découvert sous la tête de l'enfant un petit morceau de bois et j'ai pensé immédiatement qu'il s'agissait d'un morceau de crosse. Je l'ai remis aux gendarmes, etc. etc.".
(2) C'est ici le seul point que je discuterais, dans l'article originel (même si, à y regarder de près, Ch. Colombani parle des trente-cinq mots avec un sourire entendu, alors que le retoucheur ne met absolument pas en doute cette plaisanterie à la Giono. En tout état de cause, il faudrait savoir si nous avons affaire à un lettré, ou à un demi-illettré (ne possédant que trente-cinq mots) ! Cette notation se situe dans le droit fil de l'incroyable scène (du téléfilm scélérat de TF 1) où l'on voit le condamné lire Victor Hugo... dans la Pléiade ! Rappelons ici que Dominici a immédiatement intégré, après sa condamnation, l'infirmerie des Baumettes (où il était soigné comme un coq en pâte, à la grande indignation du commissaire Chenevier). Cette infirmerie est nettement séparée du bâtiment central. Il n'est donc pas question de bibliothèque, ni de "bibliothécaire" résidant à l'infirmerie ! Tout au plus, comme le suggère Laborde (qui a inspiré ce passage), peut-on dire que Dominici était autorisé à jardiner.
(3) Ruminer le drame. Cet ajout au texte originel est d'un goût ! Un drame, le massacre de trois innocents ?
(4) Il va même jusqu'à réaliser l'exploit de présenter une photo de Ranucci sans dire un mot du policier (Mathieu Fratacci) qui le tient par le bras gauche - auteur d'un livre sur l'affaire, quelques années plus tard, sans citer davantage l'ouvrage de G. Bouladou, mais en s'attardant (évidemment, pourrait-on dire !) sur le Pull-over rouge de G. Perrault, ainsi que sur le film éponyme, de Michel Drach.
Si l'on examine rapidement les autres "Grandes affaires" rapportées par le journal, on remarque que l'expression "enquête bâclée", tarte à la crème de tous les révisionnistes et autres conspirationnistes (mais aussi de ceux qui n'ont rien à dire) revient bien souvent. Bien trop souvent...
Ce que l'on observe également, c'est l'antienne bien connue : celui que la justice a désigné comme le coupable a toujours nié les faits. Admirable naïveté, ou rouerie qui ne trompe d'ailleurs que ceux qui en usent à tout bout de champ.
À ce sujet, il est bon de faire référence au bloc-notes (du 6 juillet dernier) de l'avocat général Ph. Bilger : "[...] Non pas que je n'évalue pas à sa juste mesure le poids de la culpabilité, celui de l'innocence ou celui capital du doute, trop souvent négligé, sans doute parce que magistrats et avocats ne le définissent pas de la même manière. Pour les premiers, il y a une hiérarchie des doutes, de l'infime au substantiel, et chacun n'altère pas de la même manière le cœur de la preuve, quand il le touche. Il y a mille mystères périphériques et sans incidence sur l'argumentation principale et la charge centrale. Pour les seconds, tous les doutes ont une portée considérable et mêlés dans le même sac judiciaire, ils impliquent, à la fin, l'acquittement".
Mais revenons au Monde : ce que je dénonce est particulièrement vrai pour le récit "Omar m'a tuer", dans le corps duquel on cite l'ouvrage (?) de l'académicien Rouart, et celui de... l'assassin (sa culpabilité a été confirmée en novembre 2002 par la Cour de révision) Raddad en personne (après avoir signalé qu'il "ne sait ni lire ni écrire, ni en français, ni en arabe" !!! Ce qui est encore un monde !) ; mais on omet, évidemment, celui du directeur de l'enquête, le capitaine G. Cenci. Malhonnêteté, quand tu nous tiens...
En revanche, il est équitable de signaler que, dans le volet "La vengeance de J.M. Villemin", volet qui ne manque pas, tout de même, d'utiliser l'expression consacrée enquête bâclée, aucun ouvrage écrit sur l'affaire n'est signalé, ce qui est après tout une manière d'observer une relative neutralité. Mais un fait plus que troublant est rapporté, qui a souvent été passé sous silence. Les poumons du petit Grégory ne contenaient "aucune des particules minérales ou végétales de la Vologne", ce qui signifie en clair, pour ceux qui veulent bien se donner la peine de lire, que le malheureux enfant n'a pas été noyé dans la rivière vosgienne... Alors, accident domestique ?


© Christian Colombani et Le Monde du 13 juillet 2006

 

 


 

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