Cinquante-six ans, déjà, que des détonations, accompagnées de cris de terreur ("si tu avais entendu ces cris, je ne savais plus où me mettre"), trouèrent le silence d'une nuit d'été, en Haute-Provence. Le sang sèche vite, disait le Général. Pour ce qui concerne le supplice des Drummond, cet adage se révèle faux. Il est vrai que nombre d'aigrefins, afin d'améliorer leur ordinaire, ont compliqué l'histoire comme à plaisir, n'hésitant pas, parce que ça fait vendre, à y rajouter des épisodes inventés.
Mais laissons cela. Pour commémorer à notre façon ce triste anniversaire, nous donnerons ici la traduction d'un article fort bien documenté (du moins eu égard à sa date de parution, soit deux mois après la tuerie) paru en octobre 1952 dans le célèbre hebdomadaire anglais, Picture Post - on y apprend, parmi d'autres découvertes, que contrairement à des idées bien reçues, l'expression "bêtes en souliers" trouve son origine en France, qu'elle n'est pas venue d'Angleterre...
Nous commenterons le moins possible, en dépit de quelques inexactitudes de détail. Mais cependant, on ne peut qu'être très surpris des affirmations de l'incontesté commissaire Constant - ou bien de l'interprétation que donne le journaliste de ses propos. À titre d'exemple, aucune des "bullet" ayant tué les Drummond n'ayant été retrouvée, à ma connaissance (mais les a-t-on seulement recherchées à la poêle à frire ?), on peut difficilement avancer que des expériences ont été pratiquées sur elles, aux fins de vérification (confrontation d'un projectile ayant "servi" avec une balle tirée par la carabine et récupérée lors d'un tir de comparaison)…

 

Warwick Charlton a passé 14 jours à proximité des assassins des Drummond, recherchant les raisons pour lesquelles ces crimes sont pour l'instant non élucidés.











J'accuse les habitants de Lurs du meurtre de Sir Jack Drummond, de son épouse, et d'Elizabeth, leur fillette de 12 ans. J'accuse certains d'entre eux, en tout cas. Certains d'entre eux ont forcément été parties prenantes dans le crime. L'un d'entre eux en est-il l'auteur ? Bon nombre d'entre eux connaissent l'identité du criminel. Ils ne parleront pas, car ils ont peur les uns des autres.

Par conséquent une partie d'entre eux doit accepter d'être collectivement coupable de ce forfait. Un gradé de la police me les a décrits comme des "bêtes en souliers" et Noël Mevel, Commissaire principal et Chef de Service de la police mobile m'a parlé d'eux comme d'une "population hostile et suspecte, qui a refusé de nous aider".



Quand j'ai commencé mon enquête, j'ai voulu obtenir les réponses à ces trois questions :

1. Quel était le mobile ?

La police locale dit que c'était le vol. Mais les faits constatés n'accréditent pas cette thèse.

2. Pourquoi le meurtrier court-il toujours ?

Tous ceux qui connaissent la région de Lurs mesurent à quel point il est difficile, pour la police marseillaise, de mettre la main sur un criminel, dans ce lieu ; on pourrait établir un parallèle avec la police de Glasgow enquêtant sur un meurtre commis dans les monts reculés de l'Écosse.

Jean Giono, un célèbre écrivain français, qui connaît les habitants de ce lieu mieux que n'importe quelle autre personne vivant ici, m'a dit : " Pendant la guerre et au moment de la Libération, les habitants de ce pays, qui étaient, en apparence du moins, normalement respectueux des lois et aimables, se sont comportés comme des brutes : on sait des femmes ayant massacré à mains nues des jeunes gens qui eussent pu être leurs fils. Et un jeune homme que je connais, qui semble tout à fait inoffensif, après avoir violé une femme, lui creva les yeux, lui coupa les oreilles et la mutila d'une autre manière avec un couteau de cuisine. Sa seule excuse fut qu'elle s'exprimait avec un accent allemand. En fait, il s'agissait d'une Alsacienne.

On peut dire qu'ils ont tous, pratiquement, commis des actes qui pourraient amener les autres à les faire chanter. Nous continuons à baigner dans ce climat. La haine des Allemands a été retournée contre les étrangers parlant anglais, en particulier les Américains".

3. La police française s'est-elle montrée inefficace ?

Ils ont fait ce qu'ils pouvaient, et pouvaient très peu de chose. Mais ce qu'ils ont fait, ils l'ont bien fait.

Lorsque j'ai pris l'avion d'Air France de Paris à Marseille, j'ai été accompagné par Sylvio Burlamaqui Mee [un écrivain américain, célèbre à l'époque], qui connaît parfaitement les gens et la faune de la contrée, car il y a poursuivi ses études.

Parvenu à Marseille, j'ai appelé au téléphone, grâce à un contact qui m'avait été donné à Londres, un membre du contre-espionnage français. Il m'a dit : "J'ai reçu une lettre d'introduction à votre sujet. De quoi s'agit-il ?

- De l'affaire Drummond.

- Désolé - sa voix soudain, prit un ton catégorique et peu engageant - je ne peux rien vous dire".

Je lui ai alors rappelé le patronyme de celui qui avait signé ma lettre d'introduction.

Il n'a dit rien, mais je l'ai presque entendu songer :

- OK, je veux bien qu'on se rencontre ".

Je lui ai rappelé les critiques envers la police, en France comme en Grande-Bretagne. Il a perdu son sang-froid et élevé le ton : "Les communistes utilisent toutes les occasions de dénigrer la police, et ainsi de compromettre l'ordre public. Et ils sont particulièrement influents dans la région où les Drummond ont été assassinés".

Je lui ai confié que j'allais me rendre à Lurs, probablement dans l'après-midi, mais il m'a conseillé de rencontrer auparavant le Commissaire Constant, de la police mobile marseillaise, qui remplace pour l'instant Sébeille.

"Sébeille avait besoin de prendre quelque repos, a-t-il ajouté, il était surmené.

Constant a pour lui l'avantage d'être un homme du terroir. Il est né à quelques kilomètres seulement de Lurs. Ne croyez pas que Sébeille a échoué dans sa tâche. C'est un bon professionnel, avec un beau tableau de chasse : plus de trente grands crimes résolus".

Puis il a commencé à me parler de la population locale : "Vous n'obtiendrez pas beaucoup d'aide. À quelques exceptions près, ce sont des gens dépourvus de sens moral. Ils sont incestueux et malhonnêtes. Ce sont des bêtes en souliers. Je les connais fort bien".

Devant Constant, j'ai carrément commencé par reprendre les critiques formulées à l'encontre de l'enquête de police. Sa bouche a souri, mais non ses yeux gris bleu. J'ai commandé des boissons, et il s'est assis, attendant que je commence à l'interroger. Il a répondu à toutes mes questions, et m'a convaincu que les rumeurs d'inefficacité n'avaient aucun fondement.

Nous avons parlé pendant plus de trois heures, et quand l'entretien fut achevé, j'avais une idée claire de ce que pensait la police sur le déroulement des évènements à Lurs, entre huit heures du soir le 4 août, et cinq heures du matin le lendemain.

Gustave Dominici, un agriculteur de 32 ans, rapporte qu'à 8 heures 30 le 4 au soir, il a vu Sir Jack Drummond, sa femme et sa fille camper sur sa propriété - à côté de la route à environ 100 mètres de sa ferme, et se préparant à y passer la nuit. Il a ajouté ne pas leur avoir adressé la parole.

C'était un soir de pleine lune, et à minuit et quart, le témoin n° 1, M. Duc [les deux frères Duc, en réalité], un conducteur de camion, est passé devant le campement des Drummond ; à 50 mètres de la ferme Dominici, et à 100 mètres du campement, il a aperçu, dans le faisceau des phares de son véhicule, un homme se tenant debout sur le bas-côté de la route, près d'un buisson. Cet homme était tête nue, avait des cheveux frisés, était de solide constitution, d'une taille d'environ 5 pieds 7 pouces [Soit 1, 70 m. Rappelons que Gustave, comme son père, mesurait exactement 1, 68 m]. Il était vêtu d'une chemise sombre, et d'un pantalon bleu marine ou noir. Le témoin a décrit l'homme figé tel un morceau de bois, les bras le long du corps, comme au garde-à-vous. Le témoin pensait que cet homme tenait un objet dans sa main gauche, mais il n'a pas pu voir de quoi il s'agissait, ayant dépassé le personnage par la gauche.

Le témoin numéro 2, Aristide Panayotou, est, à mon avis, le plus important dans cette affaire. Il ne s'est fait connaître que 18 jours après les meurtres. Constant m'a dit: "On a mis en doute son existence, mais je puis vous assurer qu'il existe bel et bien. Il m'a déclaré qu'il ne s'était pas présenté avant, parce qu'il ne voulait pas que sa femme sache qu'il se trouvait aux alentours de Lurs à ce moment-là".
Aristide Panayotou est âgé d'environ 40 ans [Né en 1916, il avait en réalité 36 ans à l'époque des faits] ; c'est un courtier en fromages habitant Marseille, titulaire de la Légion d'honneur, et conduisant une voiture américaine. Il a rapporté que, vers une heure et quart du matin, les phares de sa voiture sont tombés en panne, comme cela lui était déjà arrivé auparavant en plusieurs occasions. Il coupa son moteur et s'arrêta à 50 mètres de la ferme de Dominici, et à 100 mètres du campement des Drummond - à l'endroit exact où un homme a été vu à minuit et quart par le témoin n° 1. Il a dit qu'il voulait réparer ses phares et satisfaire un besoin naturel ; qu'il a procédé à la réparation sans utiliser d'allumettes ou une torche, puis qu'il s'est rendu vers le bas-côté de la route, à proximité des buissons, et qu'il s'est accroupi, ses pantalons baissés.

Il raconte qu'à ce moment-là, il a entendu quelques coups de feu, suivis de cris. Il dit qu'il a vu, à cause de la pleine lune, un homme traversant la route, poursuivi par un autre. Le premier homme est tombé au sol sur le côté opposé de la route et le deuxième s'est penché au-dessus de lui, puis est retourné en arrière. L'homme d'une heure du matin dit qu'il est ensuite retourné à son véhicule, et qu'il s'est enfui dans la direction d'où il était venu.

Le témoin n ° 3, Ulysse Pacomi, un Grec, raconte qu'à 3 heures du matin, il roulait depuis Digne, en compagnie de quelques amis ; dans la courbe de la route, en face de deux murets, lui et ses amis ont vu deux adolescents accroupis de chaque côté de la route. Le témoin les a assez bien vus pour décrire l'un des garçons chaussé de lourds brodequins et l'autre de légères espadrilles. M. Pacomi ne s'est pas arrêté, bien que ses amis lui aient suggéré qu'il était étrange que des enfants stationnent à cet endroit, à ce moment-là de la nuit.

Le témoin n° 4 [il s'agit de M. Blanc] est passé une heure plus tard et a remarqué que les vitres du véhicule des Drummond étaient masquées par des couvertures sur les fenêtres, et qu'un lit de camp faisait face à l'Hillman.

Lorsque le témoin n° 5 [un employé de la SNCF] est passé, juste avant 5 heures, il n'a pas remarqué de couvertures, pas davantage que la présence d'un lit de camp.

L'élément suivant, c'est la découverte du cadavre d'Elizabeth par Dominici, et son récit à M. Olivier, un motocycliste qui passait par là, suivie par l'arrivée de la gendarmerie locale, puis de la police mobile de Marseille.

J'ai quitté Marseille pour Cannes et j'ai loué une voiture dans cette ville, de manière à suivre le chemin que les Drummond avaient emprunté pour se rendre à Lurs. Le premier arrêt s'est effectué à Manosque où je désirais parler au témoin n ° 3, Ulysse Pacomi. À Forcalquier, situé à environ quatre kilomètres de Lurs [en fait, la distance est trois fois supérieure], je me suis arrêté pour questionner quelques personnes, mais, comme il fallait s'y attendre, aucun des interrogés n'avait quelque chose à ajouter à ce que je savais déjà.











À proximité de la ferme Dominici, des voitures occupaient les deux côtés de la route. Elles appartenaient à des curieux, dont beaucoup avaient amené leurs enfants sur les lieux du crime. Gaston Dominici, 73 ans, le père de Gustave, Dominici et Marie, sa mère, m'ont reçu.


"Est-ce que votre fils Gustave se trouve à la maison ?" ai-je demandé.

Le vieil homme prit la parole. "Non, il rentrera plus tard. Il se trouve chez sa belle-famille.

- Avez-vous entendu des coups de feu durant la nuit des meurtres ?

- Oui. Nous tous les avons entendus.

- Qu'est-ce que c'était, à votre avis ?

- Des braconniers. De l'autre côté de la Durance.

- On sait que les coups de feu ont été tirés par une carabine. Assurément, ils ont dû claquer de façon différente de ceux d'un fusil de chasse? Est-ce que cela ne vous a pas frappé, sur le moment ?

- Les coups de feu nous sont parvenus faiblement. Le vent soufflait dans la direction opposée à la ferme".

Autant que je le sache, le vent, la nuit du meurtre, était fort modéré ; et soufflait en direction de la ferme et non dans le sens opposé. Cela est habituel dans cette région du crépuscule à l'aube, à cette époque de l'année.

"Le véhicule des Drummond n'était-il pas garé sur le seul terrain public enclavé dans votre propriété ?

- Oh, non ! Ce n'est pas le cas. Il y a bien un terrain public, mais minuscule, et les Drummond étaient aussi installés sur nos terres".

Gustave est arrivé sur sa motocyclette, sa femme Yvette derrière lui, portant leur bébé de onze mois dans ses bras [autres temps, autres mœurs ! Un tel comportement, observé aujourd'hui, en cette époque de foutu principe de précaution, entraînerait plus que des protestations indignées à l'encontre de jeunes parents inconscients !].

Gustave se tenait raide en face de moi, quasiment au garde-à-vous et, contrairement à ses parents et son épouse, paraissait nerveux. Je lui ai demandé son sentiment sur les 36 heures d'interrogatoire par la police.

"Avez-vous des griefs à formuler ?

- Oh non, absolument pas. Mais j'en ai assez d'être traité comme le témoin et le suspect n° 1. Je ne vois pas pourquoi, tout simplement parce que je suis le propriétaire de la ferme où les meurtres ont eu lieu, mon nom et celui de ma famille, devrait être sali et notre paix troublée".

- Pourquoi êtes-vous allé dans la direction du pont à cinq heures du matin ?

- Ma propriété longe la voie de chemin de fer : une partie du talus s'est écroulée sur la voie, et je suis responsable de cet incident. Je suis allé constater si tout était en ordre ; comme je traversais le pont et tournais à gauche, j'ai vu le corps de la petite sur ma droite.

Vous n'avez pas entendu de cris au moment des coups de feu ?"

Il a fait non de la tête et son épouse a acquiescé :

"Pensez-vous qu'un homme père d'un jeune enfant serait capable de commettre un crime aussi horrible ?" a-t-elle interrogé. Et elle a continué en me disant combien était injuste à ses yeux, la mise en cause de son mari par la police, durant un temps aussi long.

"Que pensez-vous de la déposition d'un homme, le témoin d'une heure du matin, qui dit avoir entendu des coups de feu, des cris et avoir vu le meurtrier ?"

Ce fut à Gustave de prendre la parole : "Je ne pense pas qu'il existe". Il a parlé ainsi parce que la police avait refusé de révéler son nom, mais Gustave se trompe, Aristide Panayotou existe bel et bien.

 

 


 

 

 

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