Ah que les "vieux" documents ont du sel !

 

"Gaston Dominici ne subirait aucun préjudice de la publication intégrale des procès-verbaux contenus dans le dossier" (Me Pollak, 21 décembre 1953).

 

I. La lettre de Me Pollak

 

Dans une lettre datée du 21 décembre 1953, Me Pollak se plaignait auprès du juge Périès des "fuites" dont avait été bénéficiaire le journaliste Domenech et, par son intermédiaire, les lecteurs du Méridional_La France. Il mettait en cause un article publié dans le numéro du 9 décembre précédent, reproduisant des "passages presque textuels" des actes d'information du Juge. Il protestait donc contre la violation du secret de l'instruction, et contre les personnes "à identifier" qui violent ce secret "au moyen de divulgations tronquées dont l'objet est visiblement de nuire à la Défense". Il indiquait également que la "Radiodiffusion nationale" avait elle aussi été bénéficiaire de fuites, "d'ailleurs très précises et cela en un temps record".

Il ajoutait qu'à ses yeux, son client "ne subirait aucun préjudice de la publication intégrale des procès-verbaux contenus dans le dossier".
Pourquoi, cinquante ans après, ne pas le prendre au mot ?

Ceci dit, que contenait d'extraordinaire le n° du Méridional_La France du 9 décembre 1953, au point de justifier l'ire de l'avocat ?

 

II. Un article de G. Domenech

 

Gaston Dominici ne cesse de répéter : "j'ai tout avoué parce que j'avais sommeil". Il reconnaît pourtant qu'il a fait six fois le récit de son triple crime aux enquêteurs.

Domenech commence par nous révéler que "hier matin, nous avons eu très froid devant la maison d'arrêt de Digne"... où, continue-t-il, le juge Périès s'est rendu durant deux heures et demie, en compagnie de deux des défenseurs de l'inculpé. "La moindre indication officielle nous ayant alors été refusée, il nous a fallu nous informer, et nous allons très objectivement rapporter ce que nous avons pu apprendre..."(1)

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Juge Périès
: Dominici, je vous ai demandé, hier, si vous renouveliez vos aveux du quinze novembre dernier. Vous vous y êtes refusé. Je vous pose aujourd'hui, à nouveau, la question, avant d'aller plus loin...

Dominici : Je n'ai pas tué les Anglais.

Juge Périès : Bien. Vous avez pourtant fait des aveux le quinze novembre, non seulement devant moi, mais encore devant M. Sébeille.

Dominici : J'étais fatigué. Il y avait plus de vingt-quatre heures qu'on essayait de me faire dire des bêtises(2). Sans arrêt, quelqu'un me posait des questions. Je ne suis plus jeune !

Juge Périès : Soit. N'empêche que vous avez avoué au moment précis où nous vous fichions la paix, puisque M. Sébeille était parti se coucher, et que moi-même j'étais rentré chez moi. Et alors que vous parliez chasse avec le gardien Guérino, vous lui avez subitement déclaré : "C'est comme pour les Anglais, c'était un accident !"

Dominici : C'est possible que j'aie dit ça. C'est bien possible. J'en avais assez, vous comprenez, je me languissais de dormir.

Juge Périès : Mais c'est précisément au moment où nous vous laissions la possibilité de dormir que vous avez tout avoué !


Dominici hausse les épaules.


Juge Périès : Faites entrer le gardien de la paix Bocca !

M. Bocca : Voilà, ce soir-là, Guérino est venu me dire "Monte vite garder le vieux en attendant le brigadier. Je file chercher le Commissaire, le vieux veut parler".
Je suis monté m'asseoir près de Dominici. Il avait l'air très calme. Il a sorti de la poche de sa veste une boîte de pastilles Pulmoll(3). Il m'a dit : "Tu en veux une, petit ?", en tendant sa boîte. Je l'ai remercié du geste. Je lui ai demandé : "Vous êtes enrhumé ?"
Il a fait une grimace : "Enrhumé ? J'ai bien d'autres soucis. Je viens de dire à ton collègue que c'est moi qui avais tué les Anglais. Tu comprends ? Pourtant, c'est pas moi. C'est Gustave qui a fait le coup, cet animal. Seulement, il est jeune. Il a des gosses. Tandis que moi, à mon âge, je peux crever : ça n'a pas beaucoup d'importance..., alors, j'ai tout pris sur le dos ! Sacré Gustave, quand même ! La carabine d'ailleurs est à lui. Il l'avait achetée en 1944, à un soldat américain des troupes de Libération, du côté de Forcalquier...".

Dominici : Ce n'est pas vrai !

M. Bocca : Comment ? Pourquoi voulez-vous que je raconte ça, si c'est faux ? Je ne vous veux pas de mal, moi. Je n'ai pas de raisons de mentir !

Dominici : Ce n'est pas vrai !

Juge Périès : Voyons, Dominici, vous avez dit la même chose ce jour-là plusieurs fois lors de votre premier interrogatoire. Tenez, lisez vous-même !

Dominici : -----------------------------

Juge Périès : Vous avez même signé !

Dominici, haussant les épaules et prenant à témoin ses défenseurs : "Vraiment, j'ai dit tout ça ? C'est que j'étais gaga ! En tout cas, ce n'est pas vrai !"

Juge Périès : Faites entrer le brigadier-chef Sabatier !

[Le brigadier-chef confirme les déclarations de Guérino]

Dominici : J'étais tellement fatigué

Juge Périès : Faites entrer le commissaire Prudhomme !

[Le Commissaire rappelle comment, après avoir avisé son collègue Sébeille de la tournure des événements, il s'était présenté à l'inculpé pour recueillir ses déclarations].

Commissaire Prudhomme : Dominici disait qu'il préférait me parler à moi. Il disait que je n'étais pas comme les autres [...].

J'ignorais absolument que Sir Drummond avait été blessé à la main par la première balle. C'est Dominici qui me l'a appris.

Juge Périès : Tout le monde le savait.

Commissaire Prudhomme : Peut-être. En tout cas, les journaux n'en avaient jamais parlé, et je ne connaissais de cette affaire que ce qu'ils en disaient.

Dominici : les journaux n'ont pas tout dit, mais tous ceux qui étaient sur les lieux du crime lors de la découverte, savaient que Sir Drummond avait été blessé à la main. [...] Oui, j'ai raconté le crime au Commissaire, mais seulement pour en finir avec la police.

[Le Commissaire aborde d'autres détails révélés par son interlocuteur (le mûrier, la robe à ramages) au sujet de la véracité desquels il avait interrogé son collègue Sébeille]

Commissaire Prudhomme : Au début, Dominici m'a d'ailleurs proposé une sorte de marchandage : "Voilà, m'a-t-il dit, je ne suis pas coupable, mais je vais quand même m'accuser parce qu'il en faut un". Et comme je refusais de prendre une déclaration faite dans ces conditions, il m'a déclaré qu'il ne dirait rien. Ce n'est qu'après la sortie de Messieurs Guérino, Sabatier et Giraud que le vieillard a accepté de tout me raconter, mais je dus ensuite batailler longuement pour qu'il accepte de répéter ses aveux au commissaire Sébeille, que j'avais envoyé chercher.

Dominici : C'est vrai, mais j'étais fatigué, je voulais dormir



Système de défense qui en vaut un autre, mais qui n'est pas fameux si l'on considère que l'homme qui invoque aujourd'hui son âge et sa fatigue, a avoué son odieux crime d'abord à M. Guérino, puis à M. Bocca, puis à M. Sabatier, puis à M. Prudhomme, puis à M. Sébeille, et enfin à M. Périès, lequel dictait les aveux au fur et à mesure à M. Barras, le greffier. [Domenech oublie de citer M. Giraud, le concierge du Palais]

M. Barras relut ensuite la déposition, qu'il avait alors enregistrée, au prévenu(4). Celui-ci, qui n'était même pas inculpé, pouvait tout nier. Mais rien ! Il apposa au bas du document la traditionnelle formule :
"Lu, persiste et signe, Gaston Dominici". Et aujourd'hui il dit :

- "J'étais fatigué, je voulais dormir".


Pourquoi, dans ces conditions, n'a-t-il pas dormi ? C'est, en effet, le moment où on l'autorisait à le faire qu'il a choisi pour s'imposer de répéter six fois le long récit. L'affaire, dès lors, est claire. Gaston est bien l'odieux criminel. Son comportement actuel n'est pas fait pour nous étonner.

Il reste cependant ceci de curieux : c'est que le criminel a bien reconnu son crime... mais qu'il a accusé également Gustave, laissant entendre que c'est simplement par "amour paternel" qu'il prenait la responsabilité de tout.

Or, Gustave et Clovis l'ont accusé. Tous deux ont renouvelé, depuis, leurs accusations. Cela, le vieux le sait maintenant. Comment se fait-il qu'alors qu'il dénonçait Gustave avant de savoir que celui-ci l'avait 'trahi', il ne renouvelle pas son accusation maintenant qu'il connaît cette trahison ? Comment se fait-il, d'autre part, que Gustave, qui a dénoncé son père, continue à le défendre hors du Palais lorsqu'on lui dit que Gaston l'a accusé ?


Hier après-midi, en effet, nous sommes allés jusqu'à la Grand'Terre. Il était quinze heures, environ. Dans le champ qui précède le lieu du crime, Gustave, sa femme, sa sœur et sa mère cueillaient des olives. Gustave était sur l'échelle et sa sœur dans un olivier. Les deux enfants étaient dans une poussette. Notre arrivée fit cesser le travail.

Gustave prit son sac d'olives sur le dos et s'enfuit vers la route, suivi de sa famille.


- Savez-vous que votre père vous a accusé ? dit quelqu'un au fermier de la Grand'Terre.


Avec un geste du poing, Gustave nous abreuva d'injures, tandis que sa femme se précipitait vers un photographe, la voiture d'enfants en avant(5).

- Donne-moi un bâton, cria Gustave.

Puis, arrivé à la ferme, il déposa son sac et hurla :

- Venez ici, maintenant, je suis chez moi !

Le chien aboya et menaça de s'élancer sur nous.

La mère prit une pierre et la lança, touchant un de nos confrères à la jambe ; les choses tournaient à l'aigre. Nous partîmes.

Nous nous étonnons de l'arrogance d'une telle famille, et nous nous permettons même de lui suggérer un peu plus de pudeur.

 

Notes


(1) On se perd d'autant plus en conjectures sur l'informateur du journaliste, que par avance Me Pollak avait manifesté sa confiance "inaltérable" tant à l'égard de la "discrétion" du Juge, que de celle de ses "proches collaborateurs". Car, dans la mesure où on peut estimer que les fuites ne pouvaient venir de Gaston, il ne restait plus dans la salle que deux avocats...
(2) On notera que, depuis le quinze novembre, les avocats de Gaston étaient entrés en lice (à la suite de l'inculpation), et qu'ils avaient parfaitement conseillé leur client sur la conduite à tenir !
(3) À cette époque, les boîtes rouges de pastilles Pulmoll (mélange d'essence de badiane, de miel et de gomme arabique), comme les boîtes vertes de pastilles Valda (auxquelles elles faisaient concurrence) étaient aussi célèbres et répandues que les fume-cigarettes Dénicotéa.
(4) Il s'agit de la déposition qui précéda de deux jours la reconstitution (du 16 novembre 1953).
(5) La photo de première page, non reprise ici, donne une excellente idée de la scène.

 

© G. Domenech in Le Méridional_La France, 9 décembre 1953

 

 


 

 

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