"L'homme est venu sur moi. Il a essayé de m'enlever l'arme. Nous nous sommes débattus un instant. Nous nous trouvions à ce moment-là à l'arrière de la voiture. L'homme tenait l'arme par le canon. Je ne sais comment à un moment un coup est parti sans que j'aie volontairement appuyé sur la gâchette [sic]. J'insiste sur ce point : ce premier coup a été accidentel. La balle a traversé la main de mon adversaire qui a cependant essayé de m'attraper à la gorge. Comme je me rendais compte qu'il allait prendre le dessus (je sentais, en effet, qu'il était plus fort que moi), j'ai tiré un second coup à bout portant. Il a fui en passant derrière la voiture. Je l'ai poursuivi et alors qu'il traversait la route, j'ai tiré une troisième fois. Lorsqu'il est arrivé de l'autre côté de la chaussée, il est tombé pour tout du bon. La femme s'est mise à crier. Me retournant vers elle, j'ai tiré dans sa direction. Je ne me souviens pas si, sur elle, j'ai tiré une fois ou deux fois. À ce moment, la petite est sortie de la voiture par la porte arrière. Elle a un peu crié, mais guère. Elle est partie en courant en direction du pont de chemin de fer, en coupant droit entre le mûrier et les buissons. Je l'ai poursuivie. J'ai tiré une première fois. Le coup a raté. Une seconde fois, j'ai manqué mon but. Puis je me suis aperçu que je n'avais plus de balle dans le chargeur. Je n'ai pu d'ailleurs m'expliquer cette circonstance, car je croyais le chargeur plein. Certainement, j'avais dû perdre des cartouches en route"
(Gaston Dominici, déposition du 13 novembre 1953, 11 h 15).

"Sans doute, le récit du drame tel qu'il a été présenté par l'inculpé [aux gardiens de la Paix dignois] est-il assez cohérent. Il n'en reste pas moins des points obscurs. Si M. Périès est aussi désireux que quiconque de livrer dans le minimum de temps le meurtrier à ses juges, il a une trop haute idée de ses fonctions pour ne pas essayer d'abord de faire toute la lumière, et de dégager toutes les responsabilités qui peuvent éventuellement se découvrir"
(Lettre du procureur Sabatier à sa hiérarchie, 12 décembre 1953).

"Les aveux du criminel… confirmés puis illustrés par des gestes précis qu'on n'invente pas au cours de la reconstitution..."
(Le Provençal, 19 novembre 1953).

"Le seul doute qui puisse subsister, est de savoir s'il a quitté la ferme avec son arme ou s'il est venu la prendre par la suite après une première altercation avec Sir Jack"
(La Marseillaise, 17 novembre 1953).

"Au soir de cette reconstitution, aucun des cent journalistes présents n'a eu l'audace d'émettre le moindre doute sur la culpabilité de Gaston"
(René Pacaut, Quinze mois d'enquête à Lurs).

"Nous en sommes réduits aux conjectures"
(Commissaire Ppal F. Constant, Rapport du 15 mars 1953, p. 63).

 

 

Essayons maintenant de reconstituer les faits. Pour les grandes lignes du moins, cela relève de la certitude (indices matériels, déclarations convergentes des témoins, aveux des divers protagonistes).

 


Mardi 5 août, une heure et demie du matin. Gaston Dominici n'arrive pas à se rendormir, lui qui a déjà le sommeil léger. Car cette histoire d'éboulement le tracasse. Il se décide enfin à se lever. Deux heures. Dans la cuisine, il boit un premier verre, pour s'enlever la soif. La nuit est belle. Et s'il rencontrait un sanglier ? Il prend au passage, dans un appentis, sa carabine, dont il a un peu perdu l'habitude, mais qui est tellement plus maniable et légère que son vieux fusil Gras. Il traverse son champ, pour ne pas risquer d'être surpris sur la Nationale, une arme à la main. Il pourrait obliquer sur la droite, en direction du pont. Placé au milieu de ce dernier, il aurait alors une vision exacte de l'état de l'éboulement. Mais poussé par on ne sait quelle malsaine curiosité, il remonte le chemin empierré en direction de l'ouest, vers la voiture dont il aperçoit la silhouette, nez vers la Grand'Terre. Tandis qu'il s'approche sans bruit, de l'autre côté de la route, un homme l'observe, inquiet. Sir Drummond s'est levé pour aller satisfaire un petit besoin, et s'apprête à rejoindre le campement. Ne reconnaissant pas la silhouette (car seules la mère et la fille sont allées, la veille au soir, à la ferme), et croyant à l'arrivée d'un maraudeur, il se précipite en criant au-devant de l'intrus, essayant de saisir par l'extrémité du canon sa carabine. Surpris, Gaston tire et blesse le campeur à la main. Ce dernier veut se défendre : pour ne pas avoir le dessous, Gaston tire, tire. L'Anglais s'affaisse, heurte le pare-chocs arrière de son automobile, se relève puis va s'affaler de l'autre côté de la route. Les cris, les coups de feu, ont réveillé la mère et la fillette ; la mère se dresse, tente d'attraper Gaston à la gorge : ce dernier tire à nouveau, à plusieurs reprises, et l'abat sur place.
Mais ses cartouches ont presque dix ans d'âge, et elles ont été conservées en vrac (c'est plus facile à dissimuler), sans précaution, à l'humidité : plusieurs d'entre elles "fan tchi", comme on dit en provençal : très exactement, elles font long feu. Et voilà maintenant que la fillette, épouvantée, sort de la voiture où elle dormait. Elle reconnaît l'homme, elle essaie de fuir. Un coup de feu, une balle frôle son oreille et va s'écraser contre la pile du pont : la carabine ne répond plus, enrayée, quand bien même Gaston la secoue avec violence, à tel point que le chargeur se détache !


Alors le vieillard, dans une rage froide, poursuit la fillette. Elle ne court pas très vite, chaussures de plage à la hâte enfilées, dans le sentier. Arrivée de l'autre côté du pont, elle bascule sur le talus et roule en contrebas ; l'homme la rattrape, lui assène un premier coup de crosse ; elle est à terre, il s'acharne à tel point que l'arme, déjà en mauvais état, se sépare en deux parties. Puis, hagard, il s'approche du lit de la Durance, jette la crosse, qui va flotter quelques mètres avant d'être arrêtée par un buisson, et la partie canon-culasse, qui se fiche immédiatement dans la vase. Gaston se lave les mains ; il titube. Il est à peine deux heures et quart (un chargeur de quinze cartouches peut être facilement "vidé" en moins de dix secondes). À cent cinquante mètres, au Sud, au premier étage de sa chère ferme, des fenêtres s'éclairent. Dans un état second, il revient à pas lents, les bras ballants, la tête basse, longeant la voie ferrée, puis pénétrant dans sa propriété par une échancrure de la haie. Gustave accourt au devant de lui, à moitié habillé :

"Qu'as fa, Pa, maï qu'as fa ?

Lis ai fa péta touti lei très", laisse tomber son père, la voix blanche(1).

Il est blême. Il s'affale sur une chaise. La Sardine descend, puis sa bru Yvette à son tour. Gustave sanglote, éperdu, incrédule. Son père est comme anéanti. Seule, Yvette a la tête froide ; elle prend les choses en main. Ce n'est qu'un accident, Pépé, ce n'est qu'un accident ! La tête dans les mains, Gaston se tait. Yvette commande : "Voilà ce que nous allons raconter. Et dès qu'il fera jour, Gustave, tu iras ramasser ce qui traîne et faire croire à un cambriolage. Après, on n'aura qu'à voir venir". Les hommes ne réagissent guère. Tout cela est inutile, les coups de feu, les cris auront été entendus. Des voisins vont arriver, d'autres ont déjà téléphoné aux gendarmes. C'est trop tard. Mais Yvette, de toute son énergie, ressasse inlassablement ce qui devra être dit par chacun, lorsque viendra le moment de l'interrogatoire. Et elle ordonne à son beau-père de partir en direction du sud avec ses chèvres, un peu plus tôt que d'habitude.

Quatre heures, à peine passées. À contrecœur, Gustave va commencer d'accomplir, à tâtons, sa macabre besogne. La curiosité le pousse d'abord de l'autre côté du pont. Il est effrayé par le spectacle de cette enfant qui râle encore, le visage écrasé. Sans réfléchir, il lui ôte ses espadrilles, qu'il lance le plus loin possible dans la rivière. Il remonte en direction du campement. Tandis qu'il s'affaire à retrouver les douilles des cartouches tirées par son père, il entend des pas sur la route. C'est un randonneur matinal. Gustave va se cacher, tremblant, derrière un fourré. Le randonneur s'arrête un instant, ne remarque rien de suspect dans le jour à peine naissant et, craignant d'être indiscret, poursuit sa route. Gustave se remet au travail. Plusieurs fois interrompu, en particulier par le passage de camionneurs, il entreprend de fouiller la voiture, et d'y créer le plus de désordre possible.
Soudain, un bruit de moto : cette fois, il n'a pas eu le temps de se cacher, et se rend compte que le motocycliste l'a vu. Comme ils se connaissent bien, Gustave décide de lui faire signe de s'arrêter : "Va vite dire aux gendarmes que j'ai entendu des coups de feu cette nuit, et que je viens de trouver un cadavre, lui dit-il. Le motocycliste redémarre en trombe en direction de La Brillanne. À peine a-t-il disparu au prochain tournant, que Gustave poursuit sa mission en toute hâte, déplaçant en particulier le corps de la mère, pour essayer de retrouver sous elle les balles qui l'ont tuée, ou d'autres étuis. Mais cette tâche lui répugne, et il sait que le temps lui est désormais compté. Il regagne prudemment la Grand'Terre. Il a la certitude qu'à midi au plus tard, son père sera en prison. Il en éprouve comme un vertige d'indicible souffrance, car il n'arrive pas à ôter de ses yeux le spectacle d'Élisabeth. Yvette le réconforte : on a fait tout ce qu'on pouvait, attendons maintenant. Là-bas, près du mûrier, elle aperçoit deux gendarmes, descendant de leur side-car. Le maréchal des logis-chef Romanet, et son adjoint Bouchier. Mais elle ne connaît pas encore leurs noms. Elle sait seulement qu'à midi, tout sera fini. Elle essaie seulement de ne pas désespérer son mari.


Huit heures. Gaston revient à pas lents, et fait rentrer ses chèvres. Il se demande pourquoi on n'est pas venu l'arrêter au milieu de son petit troupeau. Il aperçoit des dizaines de voitures, rangées à l'emporte pièce, et beaucoup de curieux qui commencent à déambuler sur le petit chemin. Il comprend, comme les membres de sa famille qui l'entourent, et comme M. Barth, le père d'Yvette, accouru, que puisqu'il n'a pas été arrêté immédiatement, il y a de fortes chances pour qu'il ne le soit jamais. Et la détermination qui est la colonne vertébrale de son caractère, reprend le dessus. Il rejoint la foule des curieux, aperçoit son petit-fils Zézé qui aide le seul gendarme présent à prendre des mesures. "Laisse ça, ce n'est pas ton affaire, retourne à la ferme", ordonne-t-il.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lundi 16 novembre 1953, vers 9 heures. Entouré de Périès et de Sébeille, l'accusé, qui porte la taiolle (ceinture de flanelle), traverse le champ qui sépare la Grand'Terre (où il vient de désigner l'emplacement de sa carabine) du terre-plein où l'attend l'Hillman, remise à sa place originelle. De son couvre-chef (qu'il échangera bientôt, à la suite de sa tentative de suicide, contre celui du Juge - une séquence digne de la célèbre Soupe aux canards, des Marx Brothers), il dissimule sa face aux nombreux journalistes-photographes qui précèdent la marche du trio.

 

 

[On aura noté que j'explique la tragédie par un événement fortuit, un accident. J'accorde donc les circonstances atténuantes pour les parents (encore qu'une balle ait été au départ engagée dans le canon : il y a donc eu, préalablement, manœuvre de la culasse). Le jury, lui, ne l'a pas voulu ainsi, qui les a refusées (les a-t-il refusées à cause de la fillette, je ne sais). Selon le jury (et c'est tout aussi plausible que ma version, et c'est même corroboré par une des innombrables confessions de Gustave), Gaston est parti sans arme, a eu l'altercation que j'ai dite (attisée par l'obstacle de la langue) ; est retourné furieux à La Grand'Terre récupérer la carabine, peut-être pour se venger d'avoir eu le dessous (sa future victime étant de quinze ans son cadet). Il est revenu sur les lieux du campement, et les "a fait péter tous les trois". Mais le bruit des voix avait réveillé Gustave : il s'est levé, est descendu au moment où son père s'approchait à nouveau du campement, et il a assisté impuissant, depuis le champ situé entre la ferme et le campement (et dans lequel il s'était avancé à la poursuite de son père), au triple crime.
On pourra trouver, ci-après, sans commentaires de ma part (je signale seulement que l'arme ne pouvait pas être "à la bretelle" : de bretelle, point, sans doute depuis fort longtemps), un autre essai de reconstitution (in Jacques Batigne, Un juge passe aux aveux, pp. 141-142) :


"J'ai proposé un jour une version des crimes de Gaston Dominici.
Il sort cette nuit-là vers minuit. Il est normal qu'il sorte pour surveiller l'écoulement de l'eau du canal traversant ses terres. Il paraît que cette eau risquait de provoquer sur une voie ferrée un glissement de terrain dont il aurait été responsable. De toute façon, les cultivateurs surveillent volontiers la nuit si un voisin ne détourne pas l'eau du canal à laquelle ils ont droit. L'eau est précieuse. Il est tout aussi normal que Dominici sorte avec une carabine. Il pouvait avoir une occasion de braconner, tous les paysans de la région le font, c'est notoire, mais personne ne l'admettra jamais. Il est non moins normal que Dominici, en quittant la ferme, dirige ses pas vers l'emplacement du campement voisin.
Il rôdait, seul ou accompagné, autour du campement, l'arme à la bretelle ou dans le creux du bras, essayant peut-être de jouer au voyeur, quand il a été surpris par Sir Jack Drummond. Celui-ci était vraisemblablement sorti pour satisfaire un besoin naturel, puisque l'autopsie a révélé qu'il avait au moment de sa mort la vessie entièrement vide. Reconnaît-il ou ne reconnaît-il pas, en cet homme armé qui rôde et qui ne devait pas avoir un aspect très rassurant, le fermier de la ferme voisine, personne ne pourra jamais le dire.
Les deux hommes se prennent d'une querelle d'autant plus vive qu'aucun ne comprend ni le langage ni les gestes de l'autre. Un coup de feu de la carabine de Gaston Dominici part alors que les deux hommes se font face. Sir Jack est légèrement atteint à la main. Si Gaston Dominici, fort bon tireur, avait tiré volontairement, et presque à bout portant, sur son antagoniste, ce n'est pas à la main qu'il l'aurait atteint.
Sir Jack, dont la main saigne, pivote sur ses talons et se sauve ou veut alerter les siens. Gaston Dominici, hors de lui, tire, alors involontairement, dans le dos de Sir Jack, deux autres coups de feu, les coups mortels selon l'autopsie. Il perd tout son sang-froid, il est déchaîné, il ne sait plus ce qu'il fait. Il tire sur Lady Drummond et la tue. Il poursuit, au lieu de tirer, il est peut-être à court de munitions ou c'est une réaction instinctive, l'enfant qui se sauve, la rejoint et l'abat à coups de crosse. C'est à peu près ce qu'il a dit au gardien de la paix qui parlait patois, l'homme le plus susceptible de le confesser puisqu'il ne cherchait pas à le faire et qu'il était du pays.
"J'ai été attaqué. J'ai compris qu'on me prenait pour un maraudeur. J'ai tiré et puis ça a bardé. C'est un accident".
J'ai donc proposé cette version à Gaston Dominici. Il m'a écouté très attentivement. Ses sourcils se fronçaient. Son œil n'était plus du tout amical. Je n'étais plus du tout "bon monsieur". J'ai terminé. Il en avait oublié sa déférence habituelle. Et même le vouvoiement. Il m'a dit :
"Eh bè, si tu le sais, c'est que tu y étais. Moi, je n'y étais pas".
J'avais appris à connaître l'homme et la saveur de ses réflexions. Celle-ci je l'avoue, ne m'en a pas moins laissé pantois"]

 


Note

 

(1) Extraits du procès-verbal de déposition : Le 13 novembre 1953, à 16 h 30.
Devant M. Périès, Juge d'Instruction, assisté de M. Barras, Greffier.
A comparu Gustave Dominici qui, après avoir prêté serment, a déclaré :

[...] Le matin, lorsque mon père est sorti de la maison pour aller garder ses chèvres, je suis descendu et lui ai demandé s'il n'avait pas entendu les coups de feu. Il m'a répondu par l'affirmative. Comme avec insistance je le questionnais sur ce point, mon père m'a dit tout de suite que "c'était lui qui avait tiré".
Après les coups de feu, je vous l'ai déjà dit, je ne m'étais pas rendormi. Jusque vers quatre heures je n'ai entendu aucun bruit dans la maison. Lorsque j'ai perçu les bruits de pas de mon père qui, je le supposais, se levait, je suis descendu dans l'intention de l'interroger sur ce qui s'était passé à une heure du matin. Je lui ai dit :
- As-tu entendu les coups de feu ?
- Oui
, m'a-t-il répondu, puisque c'est moi qui les ai donnés !

En prononçant ces paroles, mon père avait l'air très calme. Je lui ai demandé s'il n'était pas devenu fou. Il m'a répondu que non. Comme je lui demandais des explications complémentaires, il m'a dit qu'il était allé se promener et qu'il "s'était rencontré" au chemin avec les Anglais qui étaient venus la veille à la ferme.
Il ne m'a pas donné d'autre précision et sur ce, il a quitté la ferme avec ses chèvres".

Sur interrogation. - Mon père m'a tout de même indiqué que, vers une heure, il était allé faire un tour de chasse. Il m'a dit avoir longé la route nationale, en direction de Peyruis et qu'arrivé à hauteur du campement, il s'était trouvé en présence d'un homme paraissant venir à sa rencontre. Ils auraient discuté mais il ne m'a pas dit quel avait été l'objet du "grabuge". (sic) C'est là qu'il avait tiré (sic). mon père ne m'a cependant pas précisé sur qui il avait tiré en premier lieu. En tout cas, il m'a dit qu'il avait tué toute la famille. Je lui ai demandé de quelle arme il s'était servi. Il m'a répondu :
- Avec une carabine que je tenais camouflée.