Je te croise tous les jours. Toi, tu ne me vois jamais. Tu es en complet de ville, cravate et manchettes ; tu donnes dans le strict, joues bien rasées et after-shave discret ; ou tu abordes le genre sport, col roulé et cheveux frisottant sur la nuque. Tu joues les touristes ou les hommes d'affaires ; tu te déplaces seul ou en groupe ; tu fais l'important, prononces des mots de métier pour impressionner - crois-tu - les petites donzelles qui s'en foutent. Tu étales ta brioche - chez toi, ce n'est pas de l'obésité, c'est de la force, - ta calvitie - preuve de ta virilité passée, que tu veux toujours faire croire présente, - tes rides ne peuvent être que la preuve de ton expérience. Il faut te voir avec une jeune femme qui ne te connait pas encore : tu fais la roue, tu lui fais la grâce de t'intéresser à des choses très importantes.

Moi, j'ai ton âge : et tu ne veux pas me voir. Dans le métro, l'autobus, le café, la rue, tu m'évites. Tu sais que je te connais : tes sourires, tes astuces, ton sérieux et tes mines désintéressées, tes compliments, ta fausse modestie, ta façon de te redresser devant une jeune femme, de la regarder, d'être aimable, patient, ou de jouer le bourru, je connais. Ton numéro, tu me l'as fait cent fois. Et c'est pour cela que tu ne veux pas me voir. Ton regard m'effleure et se pose ailleurs, vite, vite...

Moi, j'ai ton âge. Je n'ai pas honte de mes rides et si je me maquille les yeux, c'est parce que ma fille m'a offert du Kajal, et que ça m'amuse ; mes varices, mon ostéoporose, ma lassitude c'est pour moi, et je n'en parle pas. Toi, tu as ton arthrose cervicale : tu es capable d'en décrire les manifestations pendant une soirée. Si tu as mal à la tête, tu te couches, et quand tu as un peu de fièvre, tu geins et mobilises la maison : il y a de l'Argan, en toi. Moi, je trotte.

Mes petits-enfants m'appellent grand-mère et on aurait du mal à me les attribuer. Toi, tu te promènes avec le plus grand en espérant que tout le monde croira qu'il est ton petit dernier. Si sa mère l'accompagne, vous formez le couple parfait ; l'homme toujours jeune, quoique mûr, et sa jeune femme.

Mon pauvre homme : si tu me regardais un peu telle que je suis. Tes épreuves : elles sont sur mon visage ; mes rides sont les tiennes. Mais mon rire, mon rire, il est à moi, ma conquête, ma revanche. Tu es triste ; tu crèves de sérieux et d'importance ; tu es bouffé par l'honorabilité et l'idée que tu voudrais donner de toi. Il te faut des béquilles : ton nom, ta profession, ta classe sociale ; tu es en règle avec ton percepteur et ton administration. Tu es bien noté, bien encadré, bien fiché.

Ta seule écharde, c'est moi. Je te fous par terre, rien que lorsque je te regarde. Car je te connais et, depuis vingt-cinq ans ,je sais ce qu'il y a derrière cette "solide apparence". Tu ne peux guère me traiter de "mal baisée" : ton orgueil te l'interdit. Je dois être mal ménopausée : je n'ai pas de poils au menton, je ne grossis pas, je ne me teins pas les cheveux : j'étale mes cheveux blancs et mes rides. Mes capillaires claquent et me seins ont une fâcheuse tendance à suivre la loi de la pesanteur. Et je ne joue pas à la jeunette sans être trop décrépite : je te gêne. Quand je suis à ton bras, on voit bien que tu as cinquante piges. Seul aussi, d'ailleurs, mais tu peux toujours faire comme si...

Me choisirais-tu maintenant comme compagne ? Je suis de l'autre côté du fleuve : à force d'avoir été jetée à l'eau, comme les petits chats, j'ai appris à nager. Je survis même très bien. Je peux même me mettre à l'eau pour tirer les autres. Il n'y a que toi qui t'obstines à ne pas vouloir traverser. Tu t'inventes mille obligations : les autres hommes et toi vous vous entendez à trouver mille bonnes raisons de stagner sur votre coin de terre sans voir qu'il s'effondre un peu plus chaque jour.

Moi, je te tends la main. Je suis libre. Viens. On pourra finir notre vie tous les deux ; faire ce qu'on n'a jamais eu le temps d'entreprendre. J'ai des projets plein la tête, de quoi remplir deux vies.

Non. Tu as peur ? Tu veux couler ?

Alors, coule. Mais tout seul.

Je mettrai des fleurs sur ta tombe : mais pas des myosotis.

 

T. L.., in Le Monde du 20 novembre 1977, p. 24