Ce 7 mai 19**

À Monsieur L'inspecteur

 

Monsieur l'Inspecteur,

J'ai le très grand déplaisir de vous faire connaître l'existence dans la bibliothèque du cours élémentaire 1e année de l'École Publique de …, d'un ouvrage intitulé "Autres contes du Chat perché" écrit par Marcel Aymé - qui ridiculise et noircit les parents à longueur de page.

Mon fils Dominique - 7 ans ½ - l'avait rapporté à la maison dernièrement, et, comme il commençait à lire le deuxième conte, il m'a dit : "Maman, les parents de ces enfants-là sont bien méchants". Ce qui m'a amenée à feuilleter le livre, et à y trouver réunis les pires défauts dans les personnages des "parents". On les y montre dépourvus de sang-froid (cf. 2e conte : "en voyant cela, ils se mirent à sauter comme des puces en travers de la cuisine"), sournois et menteurs (cf. 2e conte, "confection du sac pour noyer le chat, et manière de se saisir de ce dernier"), cruels, d'une cruauté raffinée (cf. "Recherche du châtiment", 2e conte). L'auteur emploie les mots de "cruels" et de "rires d'ogre" pour les caractériser. On pourrait évidemment objecter que leur action sournoise s'exerce par exemple sur les animaux (ex. : Alphonse le chat, qu'ils veulent mettre en sac), mais dans tous ces contes, les animaux ont un caractère humain (paroles, réflexions, jugement moral - le chat ne dit-il pas, à un moment donné, aux parents, qu'ils sont des bourreaux, des monstres…). Les animaux ne sont là que pour aider les enfants à berner leurs parents (cf. le contes des vaches, où le canard, le chat, etc., se substituent aux vaches - perdues - dans l'obscurité de l'étable, pour répondre de leur présence aux parents ; cf. les cygnes qui amusent les parents pendant que les enfants re-traversent, sans être vus, la route que leurs parents leur avaient interdit de traverser, etc…).

N'ayant plus le livre sous la main, je ne puis vous énumérer toutes les horreurs qui s'y trouvent assemblées. Bref, les parents y apparaissent à longueur de page comme le clan à abattre, comme l'autorité à berner et à mettre en défaut. Les autres grandes personnes n'y sont pas mieux traitées. Tout y est très "nouvelle vague".

Après avoir pris connaissance de cette pâture littéraire donnée à mon enfant, je suis allée voir sa maîtresse pour lui signaler mes découvertes, ne songeant pas un seul instant à l'incriminer, car ce titre d'ouvrage se trouve couramment dans les bonnes listes (sic !) de contes pour la jeunesse (sic !) et avait pu être acheté en toute bonne foi par une maîtresse précédente. Justement, la maîtresse me dit qu'elle allait "prendre connaissance du livre et l'enlever de la circulation s'il y avait lieu", et qu'elle me "remerciait bien". Ceci se passait le 29 avril.

J'ajoute avoir dit à la maîtresse que je faisais trop confiance à l'école laïque pour ne pas être scandalisée par le contenu de ce livre, que j'avais préféré l'avertir sans mettre au courant d'autres parents pour ne pas nuire à l'école. J'ai ajouté que mon mari, tout comme moi, ne voulait pas que Dominique lise ce livre.

Or hier, 6 mai, notre fils revenait de l'école en nous racontant la deuxième histoire (qu'il n'avait pas lue à la maison, je l'affirme), en nous disant que la maîtresse la leur lisait en classe. J'ai voulu lui faire préciser, espérant qu'il se trompait, mais non, il m'a bien donné tous les détails les plus scandaleux ("la tante Mélia était aussi méchante que les parents" ; j'ai demandé : pourquoi ? - "parce qu'elle leur donnait mal à manger" - cf. le paragraphe monstrueux qui y correspond dans le livre !). D'ailleurs, il est impossible à la maîtresse de rendre moral ou même acceptable ces contes où l'intrigue même est noire et basse.

Dans ces conditions, jugez de notre stupeur et de notre contrariété ! Nous vous demandons de bien vouloir agir pour qu'une telle œuvre "éducatrice" s'arrête. Je n'estime pas avoir commis une faute "d'immixtion dans le travail du personnel enseignant". J'estime au contraire avoir le droit non seulement de m'indigner, mais de faire arrêter cette lecture. Je me demande où peut être la coopération de la famille et de l'école qu'on prône tant en classe de formation professionnelle.

J'estime qu'il est très grave de faire entrevoir à des enfants de sept et huit ans qu'on peut porter des jugements défavorables sur des parents. Je me demande où ces enfants trouveront ensuite de quoi alimenter leur respect pour leurs maîtres et parents.

J'ignore qui est Marcel Aymé, mais je constate qu'il ne respecte rien de ce que toute personne juge respectable dans le cadre d'une éducation morale. Il ridiculise même l'étude et l'instruction (cf. le dernier conte du bœuf roux et du bœuf blanc - ce dernier ayant pris goût à l'étude, l'auteur parle de sa "funeste passion pour l'étude", et ce conseil est donné au bœuf blanc de désapprendre le plus vite possible tout ce qu'il sait, pour vivre plus heureux) ! Il a également le toupet de faire dire au maître des bœufs, à un certain moment (je cite en substance) : puisque tu es instruit, toi, tu as droit à tous les loisirs, le grand bœuf roux travaillera pour deux - le bœuf roux symbolise dans le conte le brave travailleur manuel ! Dindon de la farce.

En tant que parents, nous trouvons que l'existence d'un tel ouvrage dans une bibliothèque d'enfants est grave, car les parents font d'office confiance au choix des instituteurs.

Je me permets aussi de vous faire remarquer que bien des parents n'auraient pas osé aller critiquer un tel livre devant la maîtresse, par excès de timidité, de gêne, et par manque de confiance dans la sûreté de leur jugement - ce qui ne les aurait pas empêchés de désapprouver tout autant une pareille lecture. D'ailleurs, l'attitude normale (au sens du plus grand nombre) des parents en face des instituteurs est la gêne. Si cet effet est recherché, il est réussi.

Dans l'attente d'une prise de position de votre part, je vous prie d'agréer, Monsieur l'Inspecteur, nos salutations respectueuses.

PS : Je vous signale que j'avais commis l'incorrection d'annoter le livre, mais au crayon, pour montrer plus facilement à la maîtresse sur quel texte j'appuyais mon jugement.

8 h - 6 mai

Après une nouvelle entrevue avec Madame B., nous apprenons qu'effectivement la maîtresse lit en classe l'ouvrage en question, que les enfants, eux, "n'y voient pas le mal" que nous y voyions. Car ce sont, paraît-il, les enfants qui jugent de la valeur morale d'une lecture, et non la maîtresse avant de la lire !

Madame B. a ajouté que si Dominique n'avait pas eu de livre de bibliothèque samedi, comme ses petits camarades, c'est qu'elle n'avait pas le temps de lire les livres des élèves, et que nous pouvons bien en trouver en librairie. Je ne vois pas pourquoi :

1°. Puisqu'elle lui refuse les autres livres, elle lui fasse la lecture à haute voix de celui-ci.

2°. Pourquoi, dans une école laïque, mon fils ne pourrait pas profiter comme les autres des livres de bibliothèque, pour le seul motif que j'ai rapporté un livre à la maîtresse, en disant que je le trouvais mauvais.

Madame B. a insinué d'autre part que si nous avions lu ce livre, c'est uniquement parce qu'il y avait eu dernièrement une causerie à l'Association des parents d'élèves sur les lectures des enfants, et la valeur de la presse enfantine. C'est faux, je pourrais lui raconter tous les livres donnés à notre fils depuis le début de l'année. Et d'ailleurs, je ne vois pas en quoi il serait mauvais que les parents venus à la causerie, soient repartis avec l'idée de s'intéresser aux lectures de leurs enfants.

Afin de dissiper tout malentendu d'un autre ordre, je vous informe que je suis moi-même institutrice titulaire de l'enseignement public, en congé actuellement pour raison de famille (enfant de moins de cinq ans) ; que j'ai longuement pesé cette intervention, mais que je ne puis accepter un tel parti pris sous prétexte qu'il s'agit d'une collègue.

Dans l'attente, veuillez agréer, Monsieur l'Inspecteur, nos salutations les plus respectueuses.

 

 

Monsieur et Madame J***

Parents d'élèves

HLM ..........
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