Une fois n'est pas coutume, ces quelques lettres, tirées de l'oubli, n'ont pas été écrites par un auteur anonyme, mais par un Kabyle dont le destin tragique (pour en savoir davantage, on se reportera à cet article) a empêché un épanouissement de ses dons, et qui de nos jours est pratiquement inconnu. Ami de Camus et surtout d'Emmanuel Roblès (1914-1995), c'est à ce dernier que nous devons la publication (dans la revue "Esprit") de quinze lettres reçues du Fils du Pauvre, à un moment où couvaient les prémisses de l'insurrection que l'on sait.
Naturellement, je ne commenterai pas ces écrits, sinon pour dire que je fais toutes réserves sur l'identité des tueurs du 15 mars 1962, qu'on a un peu trop vite assimilés à des membres de l'immonde OAS. Car ceux d'en face n'avaient pas leur pareil (ils l'ont abondamment montré depuis, également) pour perpétrer les massacres :les plus odieux or, aux yeux du FLN, Feraoun ne pouvait être qu'un "collaborateur" des Français...
C'est en 1932 que j'ai connu Mouloud Feraoun dont j'ai été le condisciple à l'École Normale d'Alger-Bouzaréa. Parmi toutes les lettres que j'ai gardées de lui, j'en ai choisi quelques-unes de la période où paraissaient ses premiers livres. Je les ai préférées à celles qu'il m'a envoyées durant les années de l'insurrection algérienne parce que ces dernières font surtout écho à ce que Feraoun a déjà rapporté dans son Journal.
Emmanuel Roblès

Mouloud Feraoun est né le 8 mars 1913 à Tizi-Hibel, village de Haute-Kabylie. Il était le fils d'un fellah qui, ne pouvant nourrir sa famille avec le produit de sa maigre terre, partit travailler comme manœuvre dans les villes industrielles de France.
Cette enfance difficile, Mouloud Feraoun l'a racontée dans son récit autobiographique Le fils du pauvre, où il évoque la vie de tous les siens.
Grâce à une bourse d'études, il peut s'inscrire au collège de Tizi-Ouzou. Reçu à l'école normale d'Alger-Bouzaréa en 1932, il en sort en 1935 pour être nommé instituteur dans son village natal. Il se marie peu après à sa cousine Dehbia dont il aura sept enfants.
Il prend en 1952, la direction du Cours complémentaire de Fort-National. En juillet 1957, il quitte la Kabylie pour un nouveau poste de directeur à Alger, au Clos-Salembier, en bordure du bidonville dit "Cité Nador". Enfin, en 1960, sollicité par le Service des Centres sociaux nouvellement institué en Algérie, il en devient l'un des principaux animateurs.
Le 15 mars 1962 il est tombé, avec cinq de ses compagnons, sous les balles d'un commando de tueurs O.A.S.
L'œuvre littéraire de Mouloud Feraoun comprend Le fils du pauvre, La terre et le sang (Prix populiste 1953), Les chemins qui montent, son Journal (1955-1962) qui vient d'être publié par les Éditions du Seuil, et deux essais Jours de Kabylie et les Poèmes de Si Mohand.


Sur le même site, on pourra trouver des extraits de :

La Terre et le Sang

et de

Jours de Kabylie

 

 

Traourirt Moussa, le 14 mai 1951


 
Cher ami,


 
C'est ce matin seulement que je reçois les poteries : quatre petites cruches accouplées, une lampe de mariée, deux gargoulettes accouplées, un pot à eau, un chameau avec sa bosse. J'avais commandé un pot à bouillon et un plat avec pied mais ces deux pièces n'ont pas résisté à l'épreuve du feu. J'en aurai d'autres plus tard [Depuis deux ans, je m'étais mis à collectionner les poteries des diverses régions de Kabylie (E. R.)].
Maintenant, toute la question est de leur faire faire le voyage sans incident. Je viens à Alger le 23 mai car, le lendemain, ma fille passe à Maison-Carrée (rayon géographique de Taourirt) son examen de passage en 6e. Ma fille que je voulais mettre à Fromentin est condamnée à Maison-Carrée. Mais ceci est une autre histoire [La directrice du Lycée de jeunes filles : Lycée Fromentin, refusait catégoriquement d'inscrire les indigènes. Ce lycée convenait à Feraoun parce qu'il était proche de ma maison. Au Lycée de Maison-Carrée, on réussit à décourager la jeune Feraoun à force (le vexations E. R.]. Donc, je viens et j'ai l'intention d'emporter mes ustensiles. II me reste seulement à avoir la certitude de te trouver chez toi. C'est pourquoi je te prie de me répondre tout de suite. Si je ne reçois rien d'ici le 23 je comprendrai facilement que tu es ailleurs. Il ne me restera plus qu'à attendre la visite que tu m'as promise avec ta petite famille.
Mais peut-être qu'auparavant je pourrai montrer à ta dame un échantillon de petite Kabyle qui espère réussir aux bourses et qui a bien du mal à s'expliquer en français. Elle compte sur les maths, bien sûr.
Je t'assure que l'école est très belle en ce moment : noyée de verdure ; le jardin mal cultivé est envahi par des herbes dites mauvaises ; les arbres sont très grands et vont partout où ils veulent : il y a un tas de choses à cueillir ou à arracher. Imagine le tableau, et c'est du cœur de tout cela que nous vous envoyons notre amitié.
 
 



Taourirt Moussa, le 27 juin 1951


 
Chers amis,


 
Deux mots seulement pour vous dire que j'ai reçu le colis et vous souhaiter de bonnes vacances après un bon voyage. Merci pour le petit trousseau qui tombe au bon moment puisque nous avons l'habitude d'acheter des habits à la veille des fêtes. Pour cette Aïd mes deux petites sont servies de la belle façon. Un tracas de moins ! Je vous promets de donner les petites gandouras de Fazia à quelqu'un qui en a besoin. Djidji a calé. On s'y attendait un peu. Elle a encore la prochaine session (avec dispense qu'on accorde généralement). L'échec nous arrange tous par ici. Il n'y aura aucune bagarre cette année à propos de la gamine.
Camus a répondu à ma lettre et je suis parvenu à déchiffrer sa réponse. Il s'exprime très clairement mais à mon sens : zéro en écriture. Il a été content de ma lettre où j'ai eu le culot de lui reprocher de n'avoir pas parlé des Arabes d'Oran dans La peste.
Nous sommes bien pressés d'arriver au bout de ce Ramadan. Un acte gratuit mais qui dure...
Je vous renouvelle mes souhaits de bonnes vacances. Ma femme va venir vous surprendre à votre retour. Elle ne sait pas que je vends la mèche.
 
 



Taourirt Moussa, le 15 juillet 1951


 
Chers amis,


 
J'ai reçu le paquet venu d'Alger et la lettre de France. J'ai écrit rue Arago. Vous la trouverez au retour ou peut-être vous l'a-t-on transmise. Merci pour le papier de G.A. Astre. Je connais un peu la région ou vous vivez puisque j'ai passé trois semaines en 49 à Gif-sur-Yvette. C'est magnifique. Je suis très content des nouvelles que tu me donnes. Je me dis que tu n'es pas seul là-bas, que des amis partageront ta joie et tes soucis lorsqu'on jouera ta nouvelle pièce. Et moi, d'ici, je te dis bonne chance.
Je ne pense pas m'ennuyer ces vacances. Pour commencer il y a la rougeole : 3 malades sur 5. Ils s'en tireront. Mais il faut veiller. Nous le faisons à tour de rôle. Après, il y aura la chaleur, les figues fraîches et le raisin. Faciles à supporter : cure de chaleur, de raisin, de figues fraîches. Nous ne maigrirons pas mais nous pâlirons si le paludisme s'en mêle. J'écris tous les jours de 8 à 11 et, le soir, je tape. J'ai maintenant 80 pages en 6 exemplaires et je termine le cahier n° 9, chapitre 32 et dernier. Ça fera une grosse tartine au total. Je pense qu'il sera nécessaire d'y porter la hache. L'ensemble m'a tout l'air d'être un chef-d'œuvre mais tu ne seras pas forcément de mon avis. J'avais l'intention d'écrire une chronique allant de 1910 à 1950. Les 300 pages ne concerneront que 20 ans. Je m'arrête à 1930, la suite sera pour le prochain numéro. Le titre est prêt ainsi que les idées. je n'aurai qu'à continuer l'histoire. L'ennui c'est que tout ce que j'avais d'important à dire, je le réservais pour cette deuxième partie. Je me suis laissé aller et maintenant j'ai peur d'avoir sorti un gros navet ou une grosse betterave, puisque l'action a débuté dans les Flandres (Un bled que je ne connais même pas) !
As-tu entendu parler du Prix littéraire de l'Algérie (200.000 frs) ? Ai-je le droit d'y présenter Le fils du, pauvre ? Me conseilles-tu d'y présenter La terre et le sang, le roman en préparation qui sera terminé et tapé dans les délais qu'on a fixés? Ce serait une façon de savoir si le livre est bon et il n'y a aucun risque. Je pourrais doubler les chances en envoyant les deux bouquins.
Mon histoire sur l'instituteur du bled est publiée dans le numéro de juin de Examens et concours. J'adresse un exemplaire à M. Renaud. J'ai reçu un numéro d'Algéria. L'animal qui a illustré l'extrait s'est moqué de moi.
Martin est parti hier d'ici - destination inconnue. Il vient de passer une semaine à Taourirt. C'est la rougeole qui le chasse. J'ai lu son histoire et je lui ai conseillé de supprimer certains passages qui risquent de lui rapporter un coup de debbous de la part des gens de Taguemount (la fontaine, par exemple). Comme il est souvent par ici et qu'on le connaît très bien, les gens ne comprendraient pas qu'il se moque de leurs femmes et qu'il vienne se promener parmi eux. Pour le reste, je crois que le livre est bon. Mais il a vu les choses et les gens en idéaliste et il croit que le « Service civil » a fortement impressionné les Kabyles. Là, il se trompe. Il y a longtemps que les Kabyles ne croient plus aux saints. Les gars du S.C.I. ont peut-être suscité de la curiosité. C'est tout. C'est déjà oublié. Le bon Dieu lui-même n'intéresse pas les Kabyles parce que les soucis de la matérielle sont trop exclusifs. On n'a pas le temps de songer à autre chose.
J'avais l'intention de vous rendre visite en famille avant octobre, mais si tu ne débarques pas avant et si tu penses remonter par ici, j'aime autant attendre tranquillement et bien terminer la prose. Tu prendras le paquet toi-même. En attendant, passez de bonnes vacances. Nous embrassons les deux petits. "Un grand bonjour" pour vous deux de ma femme qui essaie désespérément de se transporter chez Mme Roblès en Île-de-France : elle imagine bien la villa, mais elle voit des oliviers et des chênes-lièges autour.
 
 



Taourirt Moussa, le 10 juillet 1952


 
Cher ami,


 
Ta lettre m'apporte beaucoup de joie et je t'en remercie. Elle est bien tombée parce que, depuis quinze jours, tout le monde est triste à cause de ma 4e fillette. Ma femme s'est bien tirée d'affaire - toute seule, avec Djidji, - aucune médecine, aucune histoire et maintenant ça va. Tu crois que nous sommes fiers ? Les gens de Tizi Hibel sont venus nous engueuler : père, mère, frère en tête. Nous sommes des incapables et on nous prend en pitié. Quand mon frère m'a demandé : "Que feras-tu de quatre filles ?", d'un air goguenard, "Un carré !" lui ai-je répondu tristement. C'est vrai, je ne souhaite à personne pareille collection.
J'aurais aimé qu'on commence par La terre et le sang parce que Le fils du pauvre est tout de même connu - du moins par ici. Je crois que le second bouquin recevrait meilleur accueil du moment qu'il bénéficierait d'une certaine curiosité que ne peut plus susciter Le fils du pauvre. Il y a autre chose aussi. Il est nécessaire que tu me présentes aux lecteurs. D'abord, tu seras plus à l'aise avec La terre et le sang. Et moi j'aurai une meilleure préface. N'est-ce pas ? Avec le premier, tu parleras de l'œuvre scolaire en Algérie, etc... C'est une quasi autobiographie, tu parleras de moi, un peu trop, peut-être... Tu parleras des Kabyles, insuffisamment, peut-être. Bref, mon avis est que tu seras plus à l'aise dans l'autre. Et j'y gagnerais. Ensuite, Le fils du pauvre a été édité sans préface ; est-il séant de l'en gratifier dans une réédition ? La chose se fait-elle ? Enfin, tu ne peux pas présenter le second bouquin qui sortira au Seuil. C'est le premier qui doit l'être, quel que soit son titre.
Je te dis ma façon de voir. Je sais que sur toutes ces choses - et sur beaucoup d'autres - tu t'y connais mieux que moi. Alors, oui, tu me demandes mon avis, je te le donne mais fais exactement connue si je me te le donnais pas. C'est pour moi un gros avantage que de pouvoir te tenir ce langage ; de ton côté, il ne faut pas te gêner pour décider à ma place. (...)
Je t'envoie par le même courrier un exemplaire. J'ai fait hâtivement quelques petites corrections, des coquilles. Il doit en subsister. Est-ce que j'aurai les épreuves à revoir ? Est-il possible de dédier une seconde édition ? Dans ce cas, j'aimerais réparer une omission involontaire parce que j'ai toujours eu l'intention de le dédier à mes anciens maîtres. Je crois que tu m'approuveras...
J'écris à ESNA. Sans rancune. J'ai vaguement l'idée que je vais te donner bien du mal avec mes histoires. C'est obligé. Nous ne pouvons en compensation que vous souhaiter, du fond du cœur, d'excellentes vacances. Bien affectueusement.
 
 



Taourirt Moussa le 9 août 1952


 
Cher ami,


 
Je constate que ta collection prend de l'ampleur puisqu'il n'est plus question des nord-africains seulement. C'est certainement mieux, mais si je comprends bien, tout cela est encore à l'état de projet et je ne suis pas près de voir sortir l'un ou l'autre des bouquins. A ce propos, tu ne me dis même pas si Le fils du pauvre doit paraître dans ta collection. Tu sais, l'éditeur du Puy continue à me renvoyer les commandes qu'on lui adresse et moi je ne réponds à personne : épuisé. Dernièrement c'est une Université d'Amérique qui a demandé quelques exemplaires. Hier, une carte de Arthaud (Grenoble) : 20 ex. Flamand m'a envoyé un petit mot pour me dire que tu t'occupes de moi et qu'on règlera tout à la rentrée [Au Seuil, on ne savait encore si l'on devait publier d'abord La terre et le sang, roman inédit, ou relancer Le Fils du pauvre paru quelques mois plus tôt, en province, à compte d'auteur. On se demandait même s'il ne valait pas mieux les faire paraître en même temps (E. R.)]. Je ne serais pas étonné que Flamand soit normand. Et toi, tu le deviens à son contact. Mais je t'attraperai à ton retour et tu seras obligé de répondre à des questions de ce genre : quand ? Où ? Combien ? Comment ?...
Je suis en train de passer de très mauvaises vacances. J'espère que ce sera les dernières à Taourirt. Une gamine fait de la fièvre intestinale, quelque chose de soigné ! Nous passons des nuits blanches, courtes il est vrai. Un gosse a ramassé du palu. Moi-même, il me faut avaler mes six cachets par jour sinon je commence à frissonner. De midi à une heure, chaleur impossible. Le matin et le soir je grimpe sur les acacias et les frênes pour cueillir de quoi nourrir le cheptel ! - vache, veau, couvée (de lapins !). J'en ai par dessus les muscles. Quand il me reste un peu de temps, je fais de la prose et je mets au point des fiches de préparation pour l'année prochaine. Tout cela comme on remplit un devoir c'est-à-dire avec le plus grand dégoût. Mais je suis au bout de mes peines. Nous mettrons une semaine pour dévorer les volailles. ensuite, je bazarde la vache et nous filons à Tizi-Hibel prendre un peu l'air sur la crête. Là-bas, je pourrai respirer un bon mois sans penser à rien et nous y attendrons le "mouvement" qui paraîtra vers le 10 septembre.
Encore une fois, merci de ce que tu fais pour moi mais dis-toi bien que je le mérite à cause de tous les tracas qui s'accumulent sur mon crâne pendant ces sacrées vacances.
Nos chaleureuses (très !) amitiés à tous.
 
 
 


[en septembre 1952, Mouloud Feraoun s'installe à Fort-National, où il a été nommé directeur du Cours complémentaire]

 

 

Lettres de Mouloud Feraoun à Emmanuel Roblès publiées dans la revue Esprit,  n° 12, décembre 1962, pp. 966-981]

 

 

 


 

 



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