Peut-être est-il permis, en ce 29 octobre 2011, d'avoir une pensée pour l'ami Georges, ayant "quitté la vie à reculons" voici tout juste trente ans, le 29 octobre 1981 (à 60 ans et une semaine). On le fera ici avec le poème L'amour marin, dont Brassens mit en musique quelques strophes, sous le titre La Marine.
La Marine (chanson à l'origine enregistrée le 13 octobre 1953 sur un 78 tours Polydor), dans la discographie de Brassens, est surtout connue par une nouvelle interprétation enregistrée par le grand artiste le 6 novembre 1959 à l'occasion de la sortie, dans la luxueuse collection Philips Réalités, d'un "Georges Brassens, qui êtes-vous ?", entretien (extrait des Archives de la RTF) avec le poète et homme de radio Luc Bérimont (1915-1983), ponctué de six chansons (successivement : La marine - Hécatombe - La mauvaise réputation - Il suffit de passer le pont - La cane de Jeanne - Comme hier).
Le texte originel qu'on trouvera ici, intitulé L'Amour marin par son auteur (Paul Fort), est paru en 1900 dans la 1e partie du tome II ("L'amour et l'aventure") des Ballades françaises. Le 33 Tours - 30 cm - V.23 "Georges Brassens, Qui êtes-vous ?, entretien avec Luc Bérimont et des chansons réenregistrées spécialement", paru en 1961 dans la luxueuse collection "Philips Réalités" (albums publiés en tirages limités et numérotés), est aujourd'hui devenu un objet-culte, difficile à dénicher.

En possédez-vous, comme moi, un exemplaire acquis à sa sortie ?

 

 

L'AMOUR MARIN

 


On les r’trouve en raccourci, dans nos p’tits amours d’un jour, toutes les joies, tous les soucis des amours qui durent toujours !

C’est là 1’sort de la marine, et de toutes nos p’tites chéries. On accoste. Vite ! un bec pour nos baisers, 1’corps avec.

Et les joies et les bouderies, les fâcheries, les bons retours, il y a tout, en raccourci, des grands amours dans nos p’tits.

Tout c’ qu’on fait dans un seul jour ! et comme on allonge le temps ! Plus d’ trois fois, dans un seul jour, content, pas content.

On a ri, on s’est baisés sur les neunœils, les nénés, dans les ch’veux à pleins bécots, pondus comme des œufs tout chauds.

On s’en est allé, l’matin, souffler les chandelles des prés. Ça fatigue une catin : ça n’y est pas habituée.

On s’est r’levé des bleuets, les joues rouges et 1’cœur en joie, et l’on est r’tourné chez soi, après un si grand bonheur...

Peu à peu, le cœur en peine, on s’en est r’tourné chez elle, en effeuillant sur les blés une grande marguerite jaune.

La mer !... ah ! elle est là-bas, qui respire sur les épis, et mon bateau, que j’y vois, se balance sur les épis…

On arrive. – Avant d’entrer, on se r’garde, les bras ronds. Ça m’fait clic au fond d’mon fond : elle sort sa petite clé.

Le jour tombe, on reste là. On s’met au lit, c’est meilleur, On se r’lève pour faire pipi dans le joli pot à fleurs.

On allume la chandelle, on s’montre dans toute sa beauté ! Vite, on se r’couche, on se r’lève, on s’étire, — c’est l’été.

Y a dans la chambre une odeur d’amour tendre et de goudron. Ça vous met la joie au cœur, la peine aussi, et c’est bon.

Et l’on garde la chandelle pour mieux s’voir et s’admirer. On se jure d’être fidèles. On s’écoute soupirer.

Et, tout à coup, v’là qu’on pleure, sans savoir pourquoi, mon Dieu ! et qu’on veut s’tuer tous les deux, et qu’on s’ravise, cœur à cœur.

Alors, on s’dit toute sa vie. Ça vous intéresse bien peu. Mais ça n’fait rien, on s’la dit. Et l’on croit qu’on s’comprend mieux.

On s’découvre des qualités, on s’connaît, on s’plaint, et puis, demain comme il faut s’quitter, on n’dit plus rien d’toute la nuit.

On n’est pas là pour causer… Mais on pense, même dans l’amour. On pense que d’main il fera jour, et qu’ c’est une calamité.

C’est là 1’sort de la marine, et de toutes nos p’tites chéries. On s’ accoste. Mais on devine qu’ ça n’sera pas le paradis.

On aura beau s’dépêcher, faire, bon Dieu ! la pige au temps, et l’bourrer de tous nos péchés, ça n’sera pas ça ; et pourtant

toutes les joies, tous les soucis des amours qui durent toujours, on les r’trouve en raccourci dans nos p’tits amours d’un jour.

Mais la nuit se continue. Elle ronfle, la petite poupée, plus doucement, sur son bras nu, qu’une souris dans du blé.


Alors, quoi ! faut-y pas s’plaindre, ah ! faut-y pas bougonner, de voir la chandelle s’éteindre en fondant sur la ch’minée.
On r’garde au mur quelque chose, qui grimpe jusqu’au plafond... Ah ! saleté !... c’est gris, c’est rose... V’là l’jour rose comme un     cochon !

On pleure contre l’oreiller. Y en avait qu’un pour nous deux. Ça suffit !... on s’lève… adieu... On part sans la réveiller.

Mais c’qui est l’plus triste, au fond, c’est que, nous qui naviguent, les regrets sont aussi longs, des p’tits amours que des grands.

Et l’on s’demande, malheureux, quand on voulait s’tuer tous deux, rester là, s’éterniser, pourquoi qu’on s’est ravisé ?


© Paul Fort, l'Amour marin, 1900

 

 


 

 

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Georges Brassens, qui êtes-vous ?