À cette acceptation, je finis pourtant par arriver, alors je compris qu'elle devait être définitive et je renonçai pour toujours à Gilberte, dans l'intérêt même de mon amour, et parce que je souhaitais avant tout qu'elle ne conservât pas de moi un souvenir dédaigneux. Même, à partir de ce moment-là, et pour qu'elle ne pût former la supposition d'une sorte de dépit amoureux de ma part, quand dans la suite, elle me fixa des rendez-vous, je les acceptais souvent et au dernier moment, je lui écrivais que je ne pouvais pas venir, mais en protestant que j'en étais désolé comme j'aurais fait avec quelqu'un que je n'aurais pas désiré voir. Ces expressions de regret qu'on réserve d'ordinaire aux indifférents, persuaderaient mieux Gilberte de mon indifférence, me semblait-il, que ne ferait le ton d'indifférence qu'on affecte seulement envers celle qu'on aime. Quand mieux qu'avec des paroles, par des actions indéfiniment répétées, je lui aurais prouvé que je n'avais pas de goût à la voir, peut-être en retrouverait-elle pour moi. Hélas ! ce serait en vain : chercher en ne la voyant plus à ranimer en elle ce goût de me voir, c'était la perdre pour toujours ; d'abord, parce que quand il commencerait à renaître, si je voulais qu'il durât, il ne faudrait pas y céder tout de suite ; d'ailleurs, les heures les plus cruelles seraient passées ; c'était en ce moment qu'elle m'était indispensable et j'aurais voulu pouvoir l'avertir que bientôt elle ne calmerait, en me revoyant, qu'une douleur tellement diminuée qu'elle ne serait plus, comme elle l'eût été encore en ce moment même, et pour y mettre fin, un motif de capitulation, de se réconcilier et de se revoir. Et enfin plus tard quand je pourrais enfin avouer sans péril à Gilberte, tant son goût pour moi aurait repris de force, le mien pour elle, celui-ci n'aurait pu résister à une si longue absence et n'existerait plus ; Gilberte me serait devenue indifférente. Je le savais, mais je ne pouvais pas le lui dire ; elle aurait cru que si je prétendais que je cesserais de l'aimer en restant trop longtemps sans la voir, c'était à seule fin qu'elle me dît de revenir vite auprès d'elle.

En attendant, ce qui me rendait plus aisé de me condamner à cette séparation, c'est que (afin qu'elle se rendît bien compte que malgré mes affirmations contraires, c'était ma volonté, et non un empêchement, non mon état de santé, qui me privaient de la voir) toutes les fois où je savais d'avance que Gilberte ne serait pas chez ses parents, devait sortir avec une amie, et ne rentrerait pas dîner, j'allais voir Mme Swann (laquelle était redevenue pour moi ce qu'elle était au temps où je voyais si difficilement sa fille et où, les jours où celle-ci ne venait pas aux Champs-Élysées, j'allais me promener avenue des Acacias). De cette façon j'entendrais parler de Gilberte et j'étais sûr qu'elle entendrait ensuite parler de moi et d'une façon qui lui montrerait que je ne tenais pas à elle. Et je trouvais, comme tous ceux qui souffrent, que ma triste situation aurait pu être pire. Car, ayant libre entrée dans la demeure où habitait Gilberte, je me disais toujours, bien que décidé à ne pas user de cette faculté, que si jamais ma douleur était trop vive, je pourrais la faire cesser. Je n'étais malheureux qu'au jour le jour. Et c'est trop dire encore. Combien de fois par heure (mais maintenant sans l'anxieuse attente qui m'avait étreint les premières semaines après notre brouille, avant d'être retourné chez les Swann), ne me récitais-je pas la lettre que Gilberte m'enverrait bien un jour, m'apporterait peut-être elle-même. La constante vision de ce bonheur imaginaire m'aidait à supporter la destruction du bonheur réel. Pour les femmes qui ne nous aiment pas, comme pour les «disparus», savoir qu'on n'a plus rien à espérer n'empêche pas de continuer à attendre. On vit aux aguets, aux écoutes ; des mères dont le fils est parti en mer pour une exploration dangereuse se figurent à toute minute et alors que la certitude qu'il a péri est acquise depuis longtemps, qu'il va entrer miraculeusement sauvé, et bien portant. Et cette attente, selon la force du souvenir et la résistance des organes ou bien les aide à traverser les années au bout desquelles elles supporteront que leur fils ne soit plus, d'oublier peu à peu et de survivre - ou bien les fait mourir. D'autre part, mon chagrin était un peu consolé par l'idée qu'il profitait à mon amour. Chaque visite que je faisais à Mme Swann, sans voir Gilberte, m'était cruelle, mais je sentais qu'elle améliorait d'autant l'idée que Gilberte avait de moi.

D'ailleurs si je m'arrangeais toujours, avant d'aller chez Mme Swann, à être certain de l'absence de sa fille, cela tenait peut-être autant qu'à ma résolution d'être brouillé avec elle, à cet espoir de réconciliation qui se superposait à ma volonté de renoncement (bien peu sont absolus, au moins d'une façon continue, dans cette âme humaine dont une des lois, fortifiée par les afflux inopinés de souvenirs différents, est l'intermittence) et me masquait ce qu'elle avait de trop cruel. Cet espoir je savais bien ce qu'il avait de chimérique. J'étais comme un pauvre qui mêle moins de larmes à son pain sec s'il se dit que tout à l'heure peut-être un étranger va lui laisser toute sa fortune. Nous sommes tous obligés pour rendre la réalité supportable, d'entretenir en nous quelques petites folies. Or mon espérance restait plus intacte - tout en même temps que la séparation s'effectuait mieux - si je ne rencontrais pas Gilberte. Si je m'étais trouvé face à face avec elle chez sa mère nous aurions peut-être échangé des paroles irréparables qui eussent rendu définitive notre brouille, tué mon espérance et d'autre part en créant une anxiété nouvelle, réveillé mon amour et rendu plus difficile ma résignation.

Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec sa fille, Mme Swann m'avait dit : «C'est très bien de venir voir Gilberte, mais j'aimerais aussi que vous veniez quelquefois pour moi, pas à mon Choufleury, où vous vous ennuieriez parce que j'ai trop de monde, mais les autres jours où vous me trouverez toujours un peu tard». J'avais donc l'air, en allant la voir, de n'obéir que longtemps après à un désir anciennement exprimé par elle. Et très tard, déjà dans la nuit, presque au moment où mes parents se mettaient à table, je partais faire à Mme Swann une visite pendant laquelle je savais que je ne verrais pas Gilberte et où pourtant je ne penserais qu'à elle. Dans ce quartier, considéré alors comme éloigné, d'un Paris plus sombre qu'aujourd'hui, et qui, même dans le centre, n'avait pas d'électricité sur la voie publique et bien peu dans les maisons, les lampes d'un salon situé au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas (tel qu'était celui de ses appartements où recevait habituellement Mme Swann), suffisaient à illuminer la rue et à faire lever les yeux au passant qui rattachait à leur clarté comme à sa cause apparente et voilée la présence devant la porte de quelques coupés bien attelés. Le passant croyait, et non sans un certain émoi, à une modification survenue dans cette cause mystérieuse, quand il voyait l'un de ces coupés, se mettre en mouvement ; mais c'était seulement un cocher qui, craignant que ses bêtes prissent froid leur faisait faire de temps à autre des allées et venues d'autant plus impressionnantes que les roues caoutchoutées donnaient au pas des chevaux un fond de silence sur lequel il se détachait plus distinct et plus explicite.

Le «jardin d'hiver» que dans ces années-là le passant apercevait d'ordinaire, quelle que fût la rue, si l'appartement n'était pas à un niveau trop élevé au-dessus du trottoir, ne se voit plus que dans les héliogravures des livres d'étrennes de P.-J. Stahl où, en contraste avec les rares ornements floraux des salons Louis XVI d'aujourd'hui, - une rose ou un iris du Japon dans un vase de cristal à long col qui ne pourrait pas contenir une fleur de plus, - il semble, à cause de la profusion des plantes d'appartement qu'on avait alors, et du manque absolu de stylisation dans leur arrangement, avoir dû, chez les maîtresses de maison, répondre plutôt à quelque vivante et délicieuse passion pour la botanique qu'à un froid souci de morte décoration. Il faisait penser en plus grand, dans les hôtels d'alors, à ces serres minuscules et portatives posées au matin du 1er janvier sous la lampe allumée - les enfants n'ayant pas eu la patience d'attendre qu'il fît jour - parmi les autres cadeaux du jour de l'an, mais le plus beau d'entre eux, consolant avec les plantes qu'on va pouvoir cultiver, de la nudité de l'hiver ; plus encore qu'à ces serres-là elles-mêmes, ces jardins d'hiver ressemblaient à celle qu'on voyait tout auprès d'elles, figurée dans un beau livre, autre cadeau du jour de l'an, et qui bien qu'elle fût donnée non aux enfants, mais à Mlle Lili, l'héroïne de l'ouvrage, les enchantait à tel point que, devenus maintenant presque vieillards, ils se demandaient si dans ces années fortunées l'hiver n'était pas la plus belle des saisons. Enfin, au fond de ce jardin d'hiver, à travers les arborescences d'espèces variées qui de la rue faisaient ressembler la fenêtre éclairée au vitrage de ces serres d'enfants, dessinées ou réelles, le passant, se hissant sur ses pointes, apercevait généralement un homme en redingote, un gardenia ou un illet à la boutonnière, debout devant une femme assise, tous deux vagues, comme deux intailles dans une topaze, au fond de l'atmosphère du salon, ambrée par le samovar, - importation récente alors - de vapeurs qui s'en échappent peut-être encore aujourd'hui, mais qu'à cause de l'habitude personne ne voit plus. Mme Swann tenait beaucoup à ce «thé» ; elle croyait montrer de l'originalité et dégager du charme en disant à un homme : «Vous me trouverez tous les jours un peu tard, venez prendre le thé», de sorte qu'elle accompagnait d'un sourire fin et doux ces mots prononcés par elle avec un accent anglais momentané et desquels son interlocuteur prenait bonne note en saluant d'un air grave, comme s'ils avaient été quelque chose d'important et de singulier qui commandât la déférence et exigeât de l'attention. Il y avait une autre raison que celles données plus haut et pour laquelle les fleurs n'avaient pas qu'un caractère d'ornement dans le salon de Mme Swann et cette raison-là ne tenait pas à l'époque, mais en partie à l'existence qu'avait menée jadis Odette. Une grande cocotte, comme elle avait été, vit beaucoup pour ses amants, c'est-dire chez elle, ce qui peut la conduire à vivre pour elle. Les choses que chez une honnête femme on voit et qui certes peuvent lui paraître, à elle aussi, avoir de l'importance, sont celles, en tous cas, qui pour la cocotte en ont le plus. Le point culminant de sa journée est celui non pas où elle s'habille pour le monde, mais où elle se déshabille pour un homme. Il lui faut être aussi élégante en robe de chambre, en chemise de nuit, qu'en toilette de ville. D'autres femmes montrent leurs bijoux, elle, elle vit dans l'intimité de ses perles. Ce genre d'existence impose l'obligation, et finit par donner le goût d'un luxe secret, c'est-dire bien près d'être désintéressé. Mme Swann l'étendait aux fleurs. Il y avait toujours près de son fauteuil une immense coupe de cristal remplie entièrement de violettes de Parme ou de marguerites effeuillées dans l'eau, et qui semblait témoigner aux yeux de l'arrivant, de quelque occupation préférée et interrompue, comme eût été la tasse de thé que Mme Swann eût bu seule, pour son plaisir ; d'une occupation plus intime même et plus mystérieuse, si bien qu'on avait envie de s'excuser en voyant les fleurs étalées là, comme on l'eût fait de regarder le titre du volume encore ouvert qui eût révélé la lecture récente, donc peut-être la pensée actuelle d'Odette. Et plus que le livre, les fleurs vivaient ; on était gêné si on entrait faire une visite à Mme Swann de s'apercevoir qu'elle n'était pas seule, ou si on rentrait avec elle de ne pas trouver le salon vide, tant y tenaient une place énigmatique et se rapportant à des heures de la vie de la maîtresse de maison, qu'on ne connaissait pas, ces fleurs qui n'avaient pas été préparées pour les visiteurs d'Odette, mais comme oubliées là par elle, avaient eu et auraient encore avec elle des entretiens particuliers qu'on avait peur de déranger, et dont on essayait en vain de lire le secret, en fixant des yeux la couleur délavée, liquide, mauve et dissolue des violettes de Parme. Dès la fin d'octobre Odette rentrait le plus régulièrement qu'elle pouvait pour le thé, qu'on appelait encore dans ce temps-là le five o'clock tea, ayant entendu dire (et aimant à répéter) que si Mme Verdurin s'était fait un salon c'était parce qu'on était toujours sûr de pouvoir la rencontrer chez elle à la même heure. Elle s'imaginait elle-même en avoir un, du même genre, mais plus libre, senza rigore, aimait-elle à dire. Elle se voyait ainsi comme une espèce de Lespinasse et croyait avoir fondé un salon rival en enlevant à la du Deffant du petit groupe, ses hommes les plus agréables, en particulier Swann qui l'avait suivie dans sa sécession et sa retraite, selon une version qu'on comprend qu'elle eût réussi à accréditer auprès de nouveaux venus, ignorants du passé, mais non auprès d'elle-même. Mais certains rôles favoris sont par nous joués tant de fois devant le monde, et ressassés en nous-mêmes, que nous nous référons plus aisément à leur témoignage fictif qu'à celui d'une réalité presque complètement oubliée. Les jours où Mme Swann n'était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent qu'une jonchée de pétales roses ou blancs et qu'on trouverait aujourd'hui peu appropriés à l'hiver, et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs tendres donnaient à la femme - dans la grande chaleur des salons d'alors fermés de portières et desquels ce que les romanciers mondains de l'époque trouvaient à dire de plus élégant, c'est qu'ils étaient «douillettement capitonnés» - le même air frileux, qu'aux roses qui pouvaient y rester à côté d'elle, malgré l'hiver, dans l'incarnat de leur nudité, comme au printemps. À cause de cet étouffement des sons par les tapis et de sa retraite dans des enfoncements, la maîtresse de la maison n'étant pas avertie de votre entrée comme aujourd'hui, continuait à lire pendant que vous étiez déjà presque devant elle, ce qui ajoutait encore à cette impression de romanesque, à ce charme d'une sorte de secret surpris, que nous retrouvons aujourd'hui dans le souvenir de ces robes déjà démodées alors, que Mme Swann était peut-être la seule à ne pas avoir encore abandonnées et qui nous donnent l'idée que la femme qui les portait devait être une héroïne de roman parce que nous, pour la plupart, ne les avons guère vues que dans certains romans d'Henry Gréville. Odette avait maintenant, dans son salon, au commencement de l'hiver, des chrysanthèmes énormes et d'une variété de couleurs comme Swann jadis n'eût pu en voir chez elle. Mon admiration pour eux, - quand j'allais faire à Mme Swann une de ces tristes visites où, lui ayant de par mon chagrin, retrouvé toute sa mystérieuse poésie de mère de cette Gilberte à qui elle dirait le lendemain : «Ton ami m'a fait une visite», - venait sans doute de ce que, rose-pâles comme la soie Louis XIV de ses fauteuils, blancs de neige comme sa robe de chambre en crêpe de Chine, ou d'un rouge métallique comme son samovar, ils superposaient à celle du salon une décoration supplémentaire, d'un coloris aussi riche, aussi raffiné, mais vivante et qui ne durerait que quelques jours. Mais j'étais touché parce que ces chrysanthèmes avaient moins d'éphémère, que de relativement durable par rapport à ces tons aussi roses ou aussi cuivrés que le soleil couché exalte si somptueusement dans la brume des fins d'après-midi de novembre et qu'après les avoir aperçus avant que j'entrasse chez Mme Swann, s'éteignant dans le ciel, je retrouvais prolongés, transposés dans la palette enflammée des fleurs. Comme des feux arrachés par un grand coloriste à l'instabilité de l'atmosphère et du soleil, afin qu'ils vinssent orner une demeure humaine, ils m'invitaient, ces chrysanthèmes, et malgré toute ma tristesse à goûter avidement pendant cette heure du thé les plaisirs si courts de novembre dont ils faisaient flamber près de moi la splendeur intime et mystérieuse. Hélas, ce n'était pas dans les conversations que j'entendais que je pouvais l'atteindre ; elles lui ressemblaient bien peu. Même avec Mme Cottard et quoique l'heure fût avancée, Mme Swann se faisait caressante pour dire : «Mais non, il n'est pas tard, ne regardez pas la pendule, ce n'est pas l'heure, elle ne va pas ; qu'est-ce que vous pouvez avoir de si pressé à faire ?» ; et elle offrait une tartelette de plus à la femme du professeur qui gardait son porte-cartes à la main.

- On ne peut pas s'en aller de cette maison, disait Mme Bontemps à Mme Swann tandis que Mme Cottard, dans sa surprise d'entendre exprimer sa propre impression s'écriait : «C'est ce que je me dis toujours, avec ma petite jugeotte, dans mon for intérieur !» approuvée par des messieurs du Jockey qui s'étaient confondus en saluts, et comme comblés par tant d'honneur, quand Mme Swann les avait présentés à cette petite bourgeoise peu aimable, qui restait devant les brillants amis d'Odette sur la réserve sinon sur ce qu'elle appelait la «défensive», car elle employait toujours un langage noble pour les choses les plus simples. «On ne le dirait pas, voilà trois mercredis que vous me faites faux-bond», disait Mme Swann à Mme Cottard. «C'est vrai, Odette, il y a des siècles, des éternités que je ne vous ai vue. Vous voyez que je plaide coupable, mais il faut vous dire, ajoutait-elle d'un air pudibond et vague, car quoique femme de médecin elle n'aurait pas oser parler sans périphrases de rhumatismes ou de coliques néphrétiques, que j'ai eu bien des petites misères. Chacun a les siennes. Et puis j'ai eu une crise dans ma domesticité mâle. Sans être plus qu'une autre, très imbue de mon autorité, j'ai dû, pour faire un exemple, renvoyer mon Vatel qui, je crois, cherchait d'ailleurs une place plus lucrative. Mais son départ a failli entraîner la démission de tout le ministère. Ma femme de chambre ne voulait pas rester non plus, il y a eu des scènes homériques. Malgré tout, j'ai tenu ferme le gouvernail, et c'est une véritable leçon de choses qui n'aura pas été perdue pour moi. Je vous ennuie avec ces histoires de serviteurs mais vous savez comme moi quel tracas c'est d'être obligée de procéder à des remaniements dans son personnel. - «Et nous ne verrons pas votre délicieuse fille», demandait-elle. «Non, ma délicieuse fille, dîne chez une amie», répondait Mme Swann, et elle ajoutait en se tournant vers moi : «Je crois qu'elle vous a écrit pour que vous veniez la voir demain. Et vos babys ?», demandait-elle à la femme du Professeur. Je respirais largement. Ces mots de Mme Swann qui me prouvaient que je pourrais voir Gilberte quand je voudrais, me faisaient justement le bien que j'étais venu chercher et qui me rendait à cette époque-là les visites à Mme Swann si nécessaires. «Non, je lui écrirai un mot ce soir, du reste, Gilberte et moi nous ne pouvons plus nous voir», ajoutais-je, ayant l'air d'attribuer notre séparation à une cause mystérieuse, ce qui me donnait encore une illusion d'amour, entretenue aussi par la manière tendre dont je parlais de Gilberte et dont elle parlait de moi. «Vous savez qu'elle vous aime infiniment, me disait Mme Swann. Vraiment vous ne voulez pas demain ? Tout d'un coup une allégresse me soulevait, je venais de me dire : «Mais après tout pourquoi pas, puisque c'est sa mère elle-même qui me le propose ?» Mais aussitôt je retombais dans ma tristesse. Je craignais qu'en me revoyant, Gilberte pensât que mon indifférence de ces derniers temps avait été simulée et j'aimais mieux prolonger la séparation. Pendant ces apartés Mme Bontemps se plaignait de l'ennui que lui causaient les femmes des hommes politiques, car elle affectait de trouver tout le monde assommant et ridicule, et d'être désolée de la position de son mari. :

«Alors vous pouvez comme ça recevoir cinquante femmes de médecins de suite, disait-elle à Mme Cottard qui elle, au contraire, était pleine de bienveillance pour chacun et de respect pour toutes les obligations. Ah, vous avez de la vertu ! Moi, au ministère, n'est-ce pas, je suis obligée, naturellement. Eh ! bien, c'est plus fort que moi, vous savez ces femmes de fonctionnaires, je ne peux pas m'empêcher de leur tirer la langue. Et ma nièce Albertine est comme moi. Vous ne savez pas ce qu'elle est effrontée cette petite. La semaine dernière il y avait à mon jour la femme du sous-secrétaire d'État aux Finances qui disait qu'elle ne s'y connaissait pas en cuisine. «Mais, madame, lui a répondu ma nièce avec son plus gracieux sourire, vous devriez pourtant savoir ce que c'est puisque votre père était marmiton».

«Oh ! j'aime beaucoup cette histoire, je trouve cela exquis», disait Mme Swann. «Mais au moins pour les jours de consultation du docteur vous devriez avoir un petit home, avec vos fleurs, vos livres, les choses que vous aimez», conseillait-elle à Mme Cottard.

«Comme ça, v'lan dans la figure, v'lan, elle ne lui a pas envoyé dire. Et elle ne m'avait prévenue de rien cette petite masque, elle est rusée comme un singe. Vous avez de la chance de pouvoir vous retenir ; j'envie les gens qui savent déguiser leur pensée.

«Mais je n'en ai pas besoin, madame : je ne suis pas si difficile, répondait avec douceur Mme Cottard. D'abord, je n'y ai pas les mêmes droits que vous, ajoutait-elle d'une voix un peu plus forte qu'elle prenait, afin de les souligner, chaque fois qu'elle glissait dans la conversation quelqu'une de ces amabilités délicates, de ces ingénieuses flatteries qui faisaient l'admiration et aidaient à la carrière de son mari. Et puis je fais avec plaisir tout ce qui peut être utile au professeur.

- «Mais, madame, il faut pouvoir. Probablement vous n'êtes pas nerveuse. Moi quand je vois la femme du ministre de la Guerre faire des grimaces, immédiatement je me mets à l'imiter. C'est terrible d'avoir un tempérament comme ça.

- «Ah ! oui, dit Mme Cottard, j'ai entendu dire qu'elle avait des tics ; mon mari connaît aussi quelqu'un de très haut placé et naturellement, quand ces messieurs causent entre eux...

- «Mais tenez, madame, c'est encore comme le chef du protocole qui est bossu, c'est réglé, il n'est pas depuis cinq minutes chez moi que je vais toucher sa bosse. Mon mari dit que je le ferai révoquer. Eh bien ! zut pour le ministère ! Oui, zut pour le ministère ! je voulais fait mettre ça comme devise sur mon papier à lettres. Je suis sûre que je vous scandalise parce que vous êtes bonne, moi j'avoue que rien ne m'amuse comme les petites méchancetés. Sans cela la vie serait bien monotone.

Et elle continuait à parler tout le temps du ministère comme si ç'avait été l'Olympe. Pour changer la conversation Mme Swann se tournait vers Mme Cottard :

- «Mais vous me semblez bien belle ? Redfern fecit ?

- «Non, vous savez que je suis une fervente de Rauthnitz. Du reste c'est un retapage. - «Eh ! bien, cela a un chic !

- «Combien croyez-vous ?.. Non, changez le premier chiffre.

- «Comment, mais c'est pour rien, c'est donné. On m'avait dit trois fois autant.

«Voilà comme on écrit l'Histoire, concluait la femme du docteur. Et montrant à Mme Swann un tour de cou dont celle-ci lui avait fait présent :

- «Regardez, Odette. Vous reconnaissez ?

Dans l'entrebâillement d'une tenture une tête se montrait cérémonieusement déférente, feignant par plaisanterie la peur de déranger : c'était Swann. «Odette, le Prince d'Agrigente qui est avec moi dans mon cabinet demande s'il pourrait venir vous présenter ses hommages. Que dois-je aller lui répondre ?» «Mais que je serai enchantée», disait Odette avec satisfaction sans se départir d'un calme qui lui était d'autant plus facile qu'elle avait toujours, même comme cocotte, reçu des hommes élégants. Swann partait transmettre l'autorisation et, accompagné du Prince, il revenait auprès de sa femme à moins que dans l'intervalle ne fût entrée Mme Verdurin.

Quand il avait épousé Odette, il lui avait demandé de ne plus fréquenter le petit clan (il avait pour cela bien des raisons et s'il n'en avait pas eu, l'eût fait tout de même par obéissance à une loi d'ingratitude qui ne souffre pas d'exception et qui faisait ressortir l'imprévoyance de tous les entremetteurs ou leur désintéressement). Il avait seulement permis qu'Odette échangeât avec Mme Verdurin deux visites par an, ce qui semblait encore excessif à certains fidèles indignés de l'injure faite à la Patronne qui avait pendant tant d'années traité Odette et même Swann comme les enfants chéris de la maison. Car s'il contenait des faux-frères qui lâchaient certains soirs pour se rendre sans le dire à une invitation d'Odette, prêts, dans le cas où ils seraient découverts, à s'excuser sur la curiosité de rencontrer Bergotte (quoique la Patronne prétendît qu'il ne fréquentait pas chez les Swann, était dépourvu de talent, et malgré cela elle cherchait suivant une expression qui lui était chère, à l'attirer), le petit groupe avait aussi ses «ultras». Et ceux-ci, ignorants des convenances particulières qui détournent souvent les gens de l'attitude extrême qu'on aimerait à leur voir prendre pour ennuyer quelqu'un, auraient souhaité et n'avaient pas obtenu que Mme Verdurin cessât toutes relations avec Odette, et lui otât ainsi la satisfaction de dire en riant : «Nous allons très rarement chez la patronne depuis le Schisme. C'était encore possible quand mon mari était garçon mais pour un ménage ce n'est pas toujours très facile... M. Swann, pour vous dire la vérité n'avale pas la mère Verdurin et il n'apprécierait pas beaucoup que j'en fasse ma fréquentation habituelle. Et moi, fidèle épouse... Swann y accompagnait sa femme en soirée, mais évitait d'être là quand Mme Verdurin venait chez Odette en visite. Aussi si la Patronne était dans le salon, le Prince d'Agrigente entrait seul. Seul aussi d'ailleurs il était présenté par Odette qui préférait que Mme Verdurin n'entendît pas de noms obscurs et voyant plus d'un visage inconnu d'elle, pût se croire au milieu de notabilités aristocratiques, calcul qui réussissait si bien que le soir Mme Verdurin disait avec dégoût à son mari : «Charmant milieu ! Il y avait toute la fleur de la Réaction !»

Odette vivait à l'égard de Mme Verdurin dans une illusion inverse. Non que ce salon eût même seulement commencé alors de devenir ce que nous le verrons être un jour. Mme Verdurin n'en était même pas encore à la période d'incubation où on suspend les grandes fêtes dans lesquelles les rares éléments brillants récemment acquis seraient noyés dans trop de tourbe et où on préfère attendre que le pouvoir générateur des dix justes qu'on a réussi à attirer en ait produit septante fois dix. Comme Odette n'allait pas tarder à le faire, Mme Verdurin se proposait bien le «monde» comme objectif, mais ses zones d'attaque étaient encore si limitées et d'ailleurs si éloignées, de celles par où Odette avait quelque chance d'arriver à un résultat identique, à percer, que celle-ci vivait dans la plus complète ignorance des plans stratégiques qu'élaborait la Patronne. Et c'était de la meilleure foi du monde que quand on parlait à Odette de Mme Verdurin comme d'une snob, Odette se mettait à rire, et disait : «C'est tout le contraire. D'abord elle n'en a pas les éléments, elle ne connaît personne. Ensuite il faut lui rendre cette justice que cela lui plaît ainsi. Non, ce qu'elle aime ce sont ses mercredis, les causeurs agréables. Et secrètement elle enviait à Mme Verdurin (bien qu'elle ne désespérât pas d'avoir elle-même à une si grande école fini par les apprendre) ces arts auxquels la Patronne attachait une si belle importance bien qu'ils ne fassent que nuancer l'inexistant, sculpter le vide, et soient à proprement parler les Arts du Néant : l'art (pour une maîtresse de maison) de savoir «réunir», de s'entendre à «grouper», de «mettre en valeur», de «s'effacer», de servir de «trait d'union».

En tous cas les amies de Mme Swann étaient impressionnées de voir chez elle une femme qu'on ne se représentait habituellement que dans son propre salon, entourée d'un cadre inséparable d'invités, de tout un petit groupe qu'on s'émerveillait de voir ainsi, évoqué, résumé, resserré, dans un seul fauteuil, sous les espèces de la Patronne devenue visiteuse dans l'emmitouflement de son manteau fourré de grèbe, aussi duveteux que les blanches fourrures qui tapissaient ce salon au sein duquel Mme Verdurin était elle-même un salon. Les femmes les plus timides, voulaient se retirer par discrétion et employant le pluriel comme quand on veut faire comprendre aux autres qu'il est plus sage de ne pas trop fatiguer une convalescente qui se lève pour la première fois, disaient : «Odette nous allons vous laisser». On enviait Mme Cottard que la patronne appelait par son prénom. «Est-ce que je vous enlève ?» lui disait Mme Verdurin qui ne pouvait supporter la pensée qu'une fidèle allait rester là au lieu de la suivre. «Mais Madame est assez aimable pour me ramener, répondait Mme Cottard, ne voulant pas avoir l'air d'oublier, en faveur d'une personne plus célèbre, qu'elle avait accepté l'offre que Mme Bontemps lui avait faite de la ramener dans sa voiture à cocarde. J'avoue que je suis particulièrement reconnaissante aux amies qui veulent bien me prendre avec elles dans leur véhicule. C'est une véritable aubaine pour moi qui n'ai pas d'automédon. «D'autant plus, répondait la patronne (n'osant trop rien dire car elle connaissait un peu Mme Bontemps et venait de l'inviter à ses mercredis), que chez Mme de Crécy vous n'êtes pas près de chez vous. Oh ! mon Dieu, je n'arriverai jamais à dire madame Swann. C'était une plaisanterie dans le petit clan, pour des gens qui n'avaient pas beaucoup d'esprit, de faire semblant de ne pas pouvoir s'habituer à dire Mme Swann. «J'avais tellement l'habitude de dire Mme de Crécy, j'ai encore failli de me tromper. Seule Mme Verdurin quand elle parlait à Odette, ne faisait pas que faillir et se trompait exprès. «Cela ne vous fait pas peur, Odette, d'habiter ce quartier perdu. Il me semble que je ne serais qu'à moitié tranquille le soir pour rentrer. Et puis c'est si humide. Ça ne doit rien valoir pour l'eczéma de votre mari. Vous n'avez pas de rats au moins ? «Mais non ! Quelle horreur ! «Tant mieux, on m'avait dit cela. Je suis bien aise de savoir que ce n'est pas vrai, parce que j'en ai une peur épouvantable et que je ne serais pas revenue chez vous. Au revoir ma bonne chérie, à bientôt, vous savez comme je suis heureuse de vous voir. Vous ne savez pas arranger les chrysanthèmes, disait-elle en s'en allant tandis que Mme Swann se levait pour la reconduire. Ce sont des fleurs japonaises, il faut les disposer comme font les Japonais. «Je ne suis pas de l'avis de Mme Verdurin, bien qu'en toutes choses elle soit pour moi la Loi et les Prophètes. Il n'y a que vous, Odette, pour trouver des chrysanthèmes si belles ou plutôt si beaux puisque il paraît que c'est ainsi qu'on dit maintenant», déclarait Mme Cottard, quand la Patronne avait refermé la porte. «Chère Mme Verdurin n'est pas toujours très bienveillante pour les fleurs des autres», répondait doucement Mme Swann. «Qui cultivez-vous, Odette, demandait Mme Cottard pour ne pas laisser se prolonger les critiques à l'adresse de la Patronne... Lemaître ? J'avoue que devant chez Lemaître il y avait l'autre jour un grand arbuste rose qui m'a fait faire une folie. Mais par pudeur elle se refusa à donner des renseignements plus précis sur le prix de l'arbuste et dit seulement que le professeur «qui n'avait pourtant pas la tête près du bonnet» avait tiré flamberge au vent et lui avait dit qu'elle ne savait pas la valeur de l'argent. «Non, non, je n'ai de fleuriste attitré que Debac. «Moi aussi, disait Mme Cottard, mais je confesse que je lui fais des infidélités avec Lachaume. «Ah ! vous le trompez avec Lachaume, je lui dirai, répondait Odette qui s'efforçait d'avoir de l'esprit et de conduire la conversation, chez elle, où elle se sentait plus à l'aise que dans le petit clan. Du reste Lachaume devient vraiment trop cher ; ses prix sont excessifs, savez-vous, ses prix je les trouve inconvenants !» ajoutait-elle en riant.

Cependant Mme Bontemps qui avait dit cent fois qu'elle ne voulait pas aller chez les Verdurin, ravie d'être invitée aux mercredis, était en train de calculer comment elle pourrait s'y rendre le plus de fois possible. Elle ignorait que Mme Verdurin souhaitait qu'on n'en manquât aucun ; d'autre part, elle était de ces personnes peu recherchées, qui quand elles sont conviées à des «séries» par une maîtresse de maison, ne vont pas chez elle comme ceux qui savent faire toujours plaisir, quand ils ont un moment et le désir de sortir ; elles, au contraire, se privent par exemple de la première soirée et de la troisième, s'imaginant que leur absence sera remarquée et se réservent pour la deuxième et la quatrième ; à moins que leurs informations ne leur ayant appris que la troisième sera particulièrement brillante, elles ne suivent un ordre inverse, alléguant que «malheureusement» la dernière fois elles n'étaient pas libres. Telle Mme Bontemps supputait combien il pouvait y avoir encore de mercredis avant Pâques et de quelle façon elle arriverait à en avoir un de plus, sans pourtant paraître s'imposer. Elle comptait sur Mme Cottard, avec laquelle elle allait revenir, pour lui donner quelques indications. «Oh ! Madame Bontemps, je vois que vous vous levez, c'est très mal de donner ainsi le signal de la fuite. Vous me devez une compensation pour n'être pas venue jeudi dernier... Allons rasseyez-vous un moment. Vous ne ferez tout de même plus d'autre visite avant le dîner. Vraiment vous ne vous laissez pas tenter, ajoutait Mme Swann et tout en tendant une assiette de gâteaux : Vous savez que ce n'est pas mauvais du tout ces petites saletés-là. Ça ne paye pas de mine mais goûtez-en, vous m'en direz des nouvelles. «Au contraire, ça a l'air délicieux, répondait Mme Cottard, chez vous, Odette, on n'est jamais à court de victuailles. Je n'ai pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je sais que vous faites tout venir de chez Rebattet. Je dois dire que je suis plus éclectique. Pour les petits fours, pour toutes les friandises, je m'adresse souvent à Bourbonneux. Mais je reconnais qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'une glace. Rebattet, pour tout ce qui est glace, bavaroise ou sorbet, c'est le grand art. Comme dirait mon mari, le nec plus ultra. «Mais ceci est tout simplement fait ici. Vraiment non ? «Je ne pourrai pas dîner, répondait Mme Bontemps, mais je me rassieds un instant, vous savez, moi j'adore causer avec une femme intelligente comme vous. «Vous allez me trouver indiscrète, Odette, mais j'aimerais savoir comment vous jugez le chapeau qu'avait Mme Trombert. Je sais bien que la mode est aux grands chapeaux. Tout de même n'y a-t-il pas un peu d'exagération ? Et à côté de celui avec lequel elle est venue l'autre jour chez moi, celui qu'elle portait tantôt était microscopique. «Mais non je ne suis pas intelligente, disait Odette, pensant que cela faisait bien. Je suis au fond une gobeuse, qui croit tout ce qu'on lui dit, qui se fait du chagrin pour un rien. Et elle insinuait qu'elle avait, au commencement, beaucoup souffert d'avoir épousé un homme comme Swann qui avait une vie de son côté et qui la trompait. Cependant le Prince d'Agrigente ayant entendu les mots : «Je ne suis pas intelligente», trouvait de son devoir de protester, mais il n'avait pas d'esprit de répartie. «Taratata, s'écriait Mme Bontemps, vous pas intelligente ! «En effet je me disais : «Qu'est-ce que j'entends ? disait le Prince en saisissant cette perche. Il faut que mes oreilles m'aient trompé. «Mais non, je vous assure, disait Odette, je suis au fond une petite bourgeoise très choquable, pleine de préjugés, vivant dans son trou, surtout très ignorante. Et pour demander des nouvelles du baron de Charlus : «Avez-vous vu cher baronet ? lui disait-elle. «Vous, ignorante, s'écriait Mme Bontemps ! Hé bien alors qu'est-ce que vous diriez du monde officiel, toutes ces femmes d'Excellences, qui ne savent parler que de chiffons !.. Tenez, madame, pas plus tard qu'il y a huit jours je mets sur Lohengrin la ministresse de l'Instruction publique. Elle me répond : «Lohengrin ? Ah ! oui, la dernière revue des Folies-Bergères, il paraît que c'est tordant». Hé bien ! madame, qu'est-ce que vous voulez, quand on entend des choses comme ça, ça vous fait bouillir. J'avais envie de la gifler. Parce que j'ai mon petit caractère vous savez. Voyons, monsieur, disait-elle en se tournant vers moi, est-ce que je n'ai pas raison ?

«Écoutez, disait Mme Cottard, on est excusable de répondre un peu de travers quand on est interrogée ainsi de but en blanc, sans être prévenue. J'en sais quelque chose car Mme Verdurin a l'habitude de nous mettre aussi le couteau sur la gorge. «À propos de Mme Verdurin demandait Mme Bontemps à Mme Cottard, savez-vous qui il y aura mercredi chez elle ? . Ah ! je me rappelle maintenant que nous avons accepté une invitation pour mercredi prochain. Vous ne voulez pas dîner de mercredi en huit avec nous. Nous irions ensemble chez Madame Verdurin. Cela m'intimide d'entrer seule, je ne sais pas pourquoi cette grande femme m'a toujours fait peur. «Je vais vous le dire, répondait Mme Cottard, ce qui vous effraye chez Mme Verdurin, c'est son organe. Que voulez-vous, tout le monde n'a pas un aussi joli organe que Madame Swann. Mais le temps de prendre langue comme dit la Patronne et la glace sera bientôt rompue. Car dans le fond elle est très accueillante. Mais je comprends très bien votre sensation, ce n'est jamais agréable de se trouver la première fois en pays perdu. Vous pourriez aussi dîner avec nous, disait Mme Bontemps à Mme Swann. Après dîner on irait tous ensemble en Verdurin, faire Verdurin ; et même si ce devait avoir pour effet que la Patronne me fasse les gros yeux et ne m'invite plus, une fois chez elle nous resterons toutes les trois à causer entre nous, je sens que c'est ce qui m'amusera le plus. Mais cette affirmation ne devait pas être très véridique car Mme Bontemps demandait : «Qui pensez-vous qu'il y aura de mercredi en huit ? Qu'est-ce qui se passera ? Il n'y aura pas trop de monde, au moins ? «Moi, je n'irai certainement pas, disait Odette. Nous ne ferons qu'une petite apparition au mercredi final. Si cela vous est égal d'attendre jusque-là...» Mais Mme Bontemps ne semblait pas séduite par cette proposition d'ajournement.

Bien que les mérites spirituels d'un salon et son élégance soient généralement en rapports inverses plutôt que directs, il faut croire, puisque Swann trouvait Mme Bontemps agréable, que toute déchéance acceptée a pour conséquence de rendre les gens moins difficiles sur ceux avec qui ils sont résignés à se plaire, moins difficiles sur leur esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes doivent, comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître avec leur indépendance. Un des effets de cette indulgence est d'aggraver la tendance qu'à partir d'un certain âge on a à trouver agréables les paroles qui sont un hommage à notre propre tour d'esprit, à nos penchants, un encouragement à nous y livrer ; cet âge-là est celui où un grand artiste préfère à la société de génies originaux celle d'élèves qui n'ont en commun avec lui que la lettre de sa doctrine et par qui il est encensé, écouté ; où un homme ou une femme remarquables qui vivent pour un amour trouveront la plus intelligente dans une réunion la personne peut-être inférieure, mais dont une phrase aura montré qu'elle sait comprendre et approuver ce qu'est une existence vouée à la galanterie, et aura ainsi chatouillé agréablement la tendance voluptueuse de l'amant ou de la maîtresse ; c'était l'âge aussi où Swann, en tant qu'il était devenu le mari d'Odette se plaisait à entendre dire à Mme Bontemps que c'est ridicule de ne recevoir que des duchesses (concluant de là, au contraire de ce qu'il eût fait jadis chez les Verdurin, que c'était une bonne femme, très spirituelle et qui n'était pas snob) et à lui raconter des histoires qui la faisaient «tordre», parce qu'elle ne les connaissait pas et que d'ailleurs elle «saisissait» vite, aimant à flatter et à s'amuser.

«Alors le docteur ne raffolle pas comme vous, des fleurs», demandait Mme Swann à Mme Cottard. - «Oh ! vous savez que mon mari est un sage ; il est modéré en toutes choses. Si, pourtant, il a une passion. L'œil brillant de malveillance, de joie et de curiosité : - «Laquelle, madame ? demandait Mme Bontemps. Avec simplicité, Mme Cottard répondait : - «La lecture» - «Oh ! c'est une passion de tout repos chez un mari ! s'écriait Mme Bontemps en étouffant un rire satanique. - «Quand le docteur est dans un livre, vous savez ! - «Hé bien, madame, cela ne doit pas vous effrayer beaucoup... - «Mais si !.. pour sa vue. Je vais aller le retrouver, Odette, et je reviendrai au premier jour frapper à votre porte. À propos de vue, vous a-t-on dit que l'hôtel particulier que vient d'acheter Mme Verdurin sera éclairé à l'électricité ? Je ne le tiens pas de ma petite police particulière, mais d'une autre source : c'est l'électricien lui-même, Mildé, qui me l'a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs ! Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C'est évidemment un luxe charmant. D'ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n'en fût-il plus au monde. Il y a la belle-sur d'une de mes amies qui a le téléphone posé chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement ! J'avoue que j'ai platement intrigué pour avoir la permission de venir un jour parler devant l'appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une amie que chez moi. Il me semble que je n'aimerais pas avoir le téléphone à domicile. Le premier amusement passé, cela doit être vrai casse-tête. Allons, Odette, je me sauve, ne retenez plus Mme Bontemps puisqu'elle se charge de moi, il faut absolument que je m'arrache, vous me faites faire du joli, je vais être rentrée après mon mari !»

Et moi aussi, il fallait que je rentrasse, avant d'avoir goûté à ces plaisirs de l'hiver, desquels les chrysanthèmes m'avaient semblé être l'enveloppe éclatante. Ces plaisirs n'étaient pas venus et cependant Mme Swann n'avait pas l'air d'attendre encore quelque chose. Elle laissait les domestiques emporter le thé comme elle aurait annoncé : «On ferme !» Et elle finissait par me dire : «Alors, vraiment, vous partez ? Hé bien, good bye ! Je sentais que j'aurais pu rester sans rencontrer ces plaisirs inconnus et que ma tristesse n'était pas seule à m'avoir privé d'eux. Ne se trouvaient-ils donc pas situés sur cette route battue des heures, qui mènent toujours si vite à l'instant du départ, mais plutôt sur quelque chemin de traverse inconnu de moi et par où il eût fallu bifurquer ? Du moins le but de ma visite était atteint, Gilberte saurait que j'étais venu chez ses parents quand elle n'était pas là, et que j'y avais, comme n'avait cessé de le répéter Mme Cottard, «fait d'emblée, de prime-abord, la conquête de Mme Verdurin», laquelle ajoutait la femme du docteur, qui ne l'avait jamais vue faire «autant de frais». «Il faut, avait-elle dit, que vous ayez ensemble des atomes crochus. Elle saurait que j'avais parlé d'elle comme je devais le faire, avec tendresse, mais que je n'avais pas cette incapacité de vivre sans que nous nous vissions que je croyais à la base de l'ennui qu'elle avait éprouvé ces derniers temps auprès de moi. J'avais dit à Mme Swann que je ne pouvais plus me trouver avec Gilberte. Je l'avais dit comme si j'avais décidé pour toujours de ne plus la voir. Et la lettre que j'allais envoyer à Gilberte serait conçue dans le même sens. Seulement à moi-même, pour me donner courage je ne me proposais qu'un suprême et court effort de peu de jours. Je me disais : «C'est le dernier rendez-vous d'elle que je refuse, j'accepterai le prochain». Pour me rendre la séparation moins difficile à réaliser, je ne me la présentais pas comme définitive. Mais je sentais bien qu'elle le serait.

Le 1er janvier me fut particulièrement douloureux cette année-là. Tout l'est sans doute, qui fait date et anniversaire, quand on est malheureux. Mais si c'est par exemple d'avoir perdu un être cher, la souffrance consiste seulement dans une comparaison plus vive avec le passé. Il s'y ajoutait dans mon cas l'espoir informulé que Gilberte, ayant voulu me laisser l'initiative des premiers pas et constatant que je ne les avais pas faits, n'avait attendu que le prétexte du 1er janvier pour m'écrire : «Enfin, qu'y a-t-il ? je suis folle de vous, venez que nous nous expliquions franchement, je ne peux pas vivre sans vous voir. Dès les derniers jours de l'année cette lettre me parut probable. Elle ne l'était peut-être pas, mais, pour que nous la croyions telle, le désir, le besoin que nous en avons suffit. Le soldat est persuadé qu'un certain délai indéfiniment prolongeable lui sera accordé avant qu'il soit tué, le voleur avant qu'il soit pris, les hommes en général avant qu'ils aient à mourir. C'est là l'amulette qui préserve les individus - et parfois les peuples - non du danger mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui dans certains cas permet de les braver sans qu'il soit besoin d'être brave. Une confiance de ce genre et aussi peu fondée, soutient l'amoureux qui compte sur une réconciliation, sur une lettre. Pour que je n'eusse pas attendu celle-là, il eût suffi que j'eusse cessé de la souhaiter. Si indifférent qu'on sache que l'on est à celle qu'on aime encore, on lui prête une série de pensées - fussent-elles d'indifférence - une intention de les manifester, une complication de vie intérieure où l'on est l'objet peut-être d'une antipathie, mais aussi d'une attention permanentes. Pour imaginer au contraire ce qui se passait en Gilberte, il eût fallu que je pusse tout simplement anticiper dès ce 1er janvier-là, ce que j'eusse ressenti celui d'une des années suivantes, et où l'attention, ou le silence, ou la tendresse, ou la froideur de Gilberte eussent passé à peu près inaperçus à mes yeux et où je n'eusse pas songé, pas même pu songer à chercher la solution de problèmes qui auraient cessé de se poser pour moi. Quand on aime l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de départ et c'est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme plus qu'à l'aller, parce que nous ne reconnaissons pas qu'elle vient de nous. Le 1er janvier sonna toutes ses heures sans qu'arrivât cette lettre de Gilberte. Et comme j'en reçus quelques-unes de vux tardifs ou retardés par l'encombrement des courriers à ces dates-là, le 3 et le 4 janvier, j'espérais encore, de moins en moins pourtant. Les jours qui suivirent, je pleurai beaucoup. Certes cela tenait à ce qu'ayant été moins sincère que je ne l'avais cru quand j'avais renoncé à Gilberte, j'avais gardé cet espoir d'une lettre d'elle pour la nouvelle année. Et le voyant épuisé avant que j'eusse eu le temps de me précautionner d'un autre, je souffrais comme un malade qui a vidé sa fiole de morphine sans en avoir sous la main une seconde. Mais peut-être en moi - et ces deux explications ne s'excluent pas, car un seul sentiment est quelquefois fait de contraires - l'espérance que j'avais de recevoir enfin une lettre, avait-elle rapproché de moi l'image de Gilberte, recréé les émotions que l'attente de me trouver près d'elle, sa vue, sa manière d'être avec moi, me causaient autrefois. La possibilité immédiate d'une réconciliation avait supprimé cette chose de l'énormité de laquelle nous ne nous rendons pas compte - la résignation. Les neurasthéniques ne peuvent croire les gens qui leur assurent qu'ils seront à peu près calmés en restant au lit sans recevoir de lettres, sans lire de journaux. Ils se figurent que ce régime ne fera qu'exaspérer leur nervosité. De même les amoureux, le considérant du sein d'un état contraire, n'ayant pas commencé de l'expérimenter, ne peuvent croire à la puissance bienfaisante du renoncement.

À cause de la violence de mes battements de cœur on me fit diminuer la caféine, ils cessèrent. Alors je me demandai si ce n'était pas un peu à elle qu'était due cette angoisse que j'avais éprouvée quand je m'étais à peu près brouillé avec Gilberte, et que j'avais attribuée chaque fois qu'elle se renouvelait à la souffrance de ne plus voir mon amie, ou de risquer de ne la voir qu'en proie à la même mauvaise humeur. Mais si ce médicament avait été à l'origine des souffrances que mon imagination eût alors faussement interprétées (ce qui n'aurait rien d'extraordinaire, les plus cruelles peines morales ayant souvent chez les amants, l'habitude physique de la femme avec qui ils vivent), c'était à la façon du philtre qui longtemps après avoir été absorbé continue à lier Tristan à Yseult. Car l'amélioration physique que la diminution de la caféine amena presque immédiatement chez moi n'arrêta pas l'évolution de chagrin que l'absorption du toxique avait peut-être sinon créé, du moins su rendre plus aigu.

Seulement, quand le milieu du mois de janvier approcha, une fois déçues mes espérances d'une lettre pour le jour de l'an et la douleur supplémentaire qui avait accompagné leur déception une fois calmée, ce fut mon chagrin d'avant «les Fêtes» qui recommença. Ce qu'il y avait peut-être encore en lui de plus cruel, c'est que j'en fusse moi-même l'artisan inconscient, volontaire, impitoyable et patient. La seule chose à laquelle je tinsse, mes relations avec Gilberte, c'est moi qui travaillais à les rendre impossibles en créant peu à peu, par la séparation prolongée d'avec mon amie, non pas son indifférence, mais ce qui reviendrait finalement au même, la mienne. C'était à un long et cruel suicide du moi qui en moi-même aimait Gilberte que je m'acharnais avec continuité, avec la clairvoyance non seulement de ce que je faisais dans le présent, mais de ce qui en résulterait pour l'avenir : je savais non pas seulement que dans un certain temps je n'aimerais plus Gilberte, mais encore qu'elle-même le regretterait, et que les tentatives qu'elle ferait alors pour me voir, seraient aussi vaines que celles d'aujourd'hui, non plus parce que je l'aimerais trop, mais parce que j'aimerais certainement une autre femme que je resterais à désirer, à attendre, pendant des heures dont je n'oserais pas distraire une parcelle pour Gilberte qui ne me serait plus rien. Et sans doute en ce moment même, où (puisque j'étais résolu à ne plus la voir, à moins d'une demande formelle d'explications, d'une complète déclaration d'amour de sa part, lesquelles n'avaient plus aucune chance de venir), j'avais déjà perdu Gilberte, et l'aimais davantage, je sentais tout ce qu'elle était pour moi, mieux que l'année précédente, quand passant tous mes après-midi avec elle, selon que je voulais, je croyais que rien ne menaçait notre amitié, sans doute en ce moment l'idée que j'éprouverais un jour les mêmes sentiments pour une autre m'était odieuse, car cette idée m'enlevait outre Gilberte, mon amour et ma souffrance. Mon amour, ma souffrance, où en pleurant j'essayais de saisir justement ce qu'était Gilberte, et desquels il me fallait reconnaître qu'ils ne lui appartenaient pas spécialement et seraient, tôt ou tard, le lot de telle ou telle femme. De sorte - c'était du moins alors ma manière de penser - qu'on est toujours détaché des êtres : quand on aime, on sent que cet amour ne porte pas leur nom, pourra dans l'avenir renaître, aurait même pu, même dans le passé, naître pour une autre et non pour celle-là. Et dans le temps où l'on n'aime pas, si l'on prend philosophiquement son parti de ce qu'il y a de contradictoire dans l'amour, c'est que cet amour dont on parle à son aise on ne l'éprouve pas alors, donc on ne le connaît pas, la connaissance en ces matières étant intermittente et ne survivant pas à la présence effective du sentiment. Cet avenir où je n'aimerais plus Gilberte et que ma souffrance m'aidait à deviner sans que mon imagination pût encore se le représenter clairement, certes il eût été temps encore d'avertir Gilberte qu'il se formerait peu à peu, que sa venue était sinon imminente, du moins inéluctable, si elle-même, Gilberte, ne venait pas à mon aide et ne détruisait pas dans son germe ma future indifférence. Combien de fois ne fus-je pas sur le point d'écrire, ou d'aller dire à Gilberte : «Prenez garde, j'en ai pris la résolution, la démarche que je fais est une démarche suprême. Je vous vois pour la dernière fois. Bientôt je ne vous aimerai plus !» À quoi bon ? De quel droit eussé-je reproché à Gilberte une indifférence que, sans me croire coupable pour cela, je manifestais à tout ce qui n'était pas elle ? La dernière fois ! À moi, cela me paraissait quelque chose d'immense, parce que j'aimais Gilberte. À elle cela lui eût fait sans doute autant d'impression que ces lettres où des amis demandent à nous faire une visite avant de s'expatrier, visite que, comme aux ennuyeuses femmes qui nous aiment, nous leur refusons parce que nous avons des plaisirs devant nous. Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent et l'habitude le remplit.

D'ailleurs, j'aurais eu beau parler à Gilberte, elle ne m'aurait pas entendu. Nous nous imaginons toujours, quand nous parlons, que ce sont nos oreilles, notre esprit qui écoutent. Mes paroles ne seraient parvenues à Gilberte que déviées, comme si elles avaient eu à traverser le rideau mouvant d'une cataracte avant d'arriver à mon amie, méconnaissables, rendant un son ridicule, n'ayant plus aucune espèce de sens. La vérité qu'on met dans les mots ne se fraye pas son chemin directement, n'est pas douée d'une évidence irrésistible. Il faut qu'assez de temps passe pour qu'une vérité de même ordre ait pu se former en eux. Alors l'adversaire politique qui, malgré tous les raisonnements et toutes les preuves tenait le sectateur de la doctrine opposée pour un traître, partage lui-même la conviction détestée à laquelle celui qui cherchait inutilement à la répandre ne tient plus. Alors, le chef-d'œuvre qui pour les admirateurs qui le lisaient haut semblait montrer en soi les preuves de son excellence et n'offrait à ceux qui écoutaient qu'une image insane ou médiocre, sera par eux proclamé chef-d'œuvre, trop tard pour que l'auteur puisse l'apprendre. Pareillement en amour les barrières, quoi qu'on fasse, ne peuvent être brisées du dehors par celui qu'elles désespèrent ; et c'est quand il ne se souciera plus d'elles, que, tout à coup, par l'effet du travail venu d'un autre côté, accompli à l'intérieur de celle qui n'aimait pas, ces barrières, attaquées jadis sans succès, tomberont sans utilité. Si j'étais venu annoncer à Gilberte mon indifférence future et le moyen de la prévenir, elle aurait induit de cette démarche que mon amour pour elle, le besoin que j'avais d'elle, étaient encore plus grands qu'elle n'avait cru, et son ennui de me voir en eût été augmenté. Et il est bien vrai, du reste, que c'est cet amour qui m'aidait, par les états d'esprit disparates, qu'il faisait se succéder en moi, à prévoir, mieux qu'elle, la fin de cet amour. Pourtant, un tel avertissement, je l'eusse peut-être adressé, par lettre ou de vive voix, à Gilberte, quand assez de temps eût passé, me la rendant ainsi, il est vrai, moins indispensable, mais aussi ayant pu lui prouver qu'elle ne me l'était pas. Malheureusement, certaines personnes bien ou mal intentionnées lui parlèrent de moi d'une façon qui dut lui laisser croire qu'elles le faisaient à ma prière. Chaque fois que j'appris ainsi que Cottard, ma mère elle-même, et jusqu'à M. de Norpois avaient, par de maladroites paroles, rendu inutile tout le sacrifice que je venais d'accomplir, gâché tout le résultat de ma réserve en me donnant faussement l'air d'en être sorti, j'avais un double ennui. D'abord je ne pouvais plus faire dater que de ce jour-là ma pénible et fructueuse abstention que les fâcheux avaient à mon insu interrompue et, par conséquent, annihilée. Mais, de plus, j'eusse eu moins de plaisir à voir Gilberte qui me croyait maintenant non plus dignement résigné, mais manœuvrant dans l'ombre pour une entrevue qu'elle avait dédaigné d'accorder. Je maudissais ces vains bavardages de gens qui souvent, sans même l'intention de nuire ou de rendre service, pour rien, pour parler, quelquefois parce que nous n'avons pas pu nous empêcher de le faire devant eux et qu'ils sont indiscrets (comme nous), nous causent, à point nommé, tant de mal. Il est vrai que dans la funeste besogne accomplie pour la destruction de notre amour, ils sont loin de jouer un rôle égal à deux personnes qui ont pour habitude l'une par excès de bonté et l'autre de méchanceté de tout défaire au moment que tout allait s'arranger. Mais ces deux personnes-là, nous ne leur en voulons pas comme aux inopportuns Cottard, car la dernière, c'est la personne que nous aimons et la première, c'est nous-même.

Cependant, comme presque chaque fois que j'allais la voir, Mme Swann m'invitait à venir goûter avec sa fille et me disait de répondre directement à celle-ci, j'écrivais souvent à Gilberte, et dans cette correspondance je ne choisissais pas les phrases qui eussent pu, me semblait-il la persuader, je cherchais seulement à frayer le lit le plus doux au ruissellement de mes pleurs. Car le regret comme le désir ne cherche pas à s'analyser, mais à se satisfaire ; quand on commence d'aimer on passe le temps non à savoir ce qu'est son amour, mais à préparer les possibilités des rendez-vous du lendemain. Quand on renonce, on cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui à celle qui le cause l'expression qui nous paraît la plus tendre. On dit les choses qu'on éprouve le besoin de dire et que l'autre ne comprendra pas, on ne parle que pour soi-même. J'écrivais : «J'avais cru que ce ne serait pas possible. Hélas, je vois que ce n'est pas si difficile». Je disais aussi : «Je ne vous verrai probablement plus», je le disais en continuant à me garder d'une froideur qu'elle eût pu croire affectée, et ces mots, en les écrivant, me faisaient pleurer, parce que je sentais qu'ils exprimaient non ce que j'aurais voulu croire, mais ce qui arriverait en réalité. Car à la prochaine demande de rendez-vous qu'elle me ferait adresser, j'aurais encore comme cette fois le courage de ne pas céder et, de refus en refus, j'arriverais peu à peu au moment où à force de ne plus l'avoir vue je ne désirerais pas la voir. Je pleurais mais je trouvais le courage, je connaissais la douceur, de sacrifier le bonheur d'être auprès d'elle à la possibilité de lui paraître agréable un jour, un jour où, hélas ! lui paraître agréable me serait indifférent. L'hypothèse même, pourtant si peu vraisemblable, qu'en ce moment, comme elle l'avait prétendu pendant la dernière visite que je lui avais faite, elle m'aimât, que ce que je prenais pour l'ennui qu'on éprouve auprès de quelqu'un dont on est las, ne fût dû qu'à une susceptibilité jalouse, à une feinte d'indifférence analogue à la mienne, ne faisait que rendre ma résolution moins cruelle. Il me semblait alors que dans quelques années, après que nous nous serions oubliés l'un l'autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu'en ce moment j'étais en train de lui écrire n'avait été nullement sincère, elle me répondrait : «Comment, vous, vous m'aimiez ? Si vous saviez comme je l'attendais, cette lettre, comme j'espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer !» La pensée, pendant que je lui écrivais, aussitôt rentré de chez sa mère, que j'étais peut-être en train de consommer précisément ce malentendu-là, cette pensée par sa tristesse même, par le plaisir d'imaginer que j'étais aimé de Gilberte, me poussait à continuer ma lettre.

Si, au moment de quitter Mme Swann quand son «thé» finissait, je pensais à ce que j'allais écrire à sa fille, Mme Cottard elle, en s'en allant, avait eu des pensées d'un caractère tout différent. Faisant sa «petite inspection», elle n'avait pas manqué de féliciter Mme Swann sur les meubles nouveaux, les récentes «acquisitions» remarquées dans le salon. Elle pouvait d'ailleurs y retrouver, quoique en bien petit nombre, quelques-uns des objets qu'Odette avait autrefois dans l'hôtel de la rue Lapérouse, notamment ses animaux en matières précieuses, ses fétiches.

Mais Mme Swann ayant appris d'un ami qu'elle vénérait le mot «tocard» - lequel lui avait ouvert de nouveaux horizons parce qu'il désignait précisément les choses que quelques années auparavant elle avait trouvées «chic» - toutes ces choses-là successivement avaient suivi dans leur retraite le treillage doré qui servait d'appui aux chrysanthèmes, mainte bonbonnière de chez Giroux et le papier à lettres à couronne (pour ne pas parler des louis en carton semés sur les cheminées et que, bien avant qu'elle connut Swann, un homme de goût lui avait conseillé de sacrifier). D'ailleurs dans le désordre artiste, dans le pêle-mêle d'atelier, des pièces aux murs encore peints de couleurs sombres qui les faisaient aussi différentes que possible des salons blancs que Mme Swann eut un peu plus tard, l'Extrême-Orient, reculait de plus en plus devant l'invasion du XVIIIe siècle ; et les coussins que, afin que je fusse plus «confortable», Mme Swann entassait et pétrissait derrière mon dos étaient semés de bouquets Louis XV, et non plus comme autrefois de dragons chinois. Dans la chambre où on la trouvait le plus souvent et dont elle disait : «Oui, je l'aime assez, je m'y tiens beaucoup ; je ne pourrais pas vivre au milieu de choses hostiles et pompier ; c'est ici que je travaille. (sans d'ailleurs préciser si c'était à un tableau, peut-être à un livre, le goût d'en écrire commençait à venir aux femmes qui aiment à faire quelque chose, et à ne pas être inutiles), elle était entourée de Saxe (aimant cette dernière sorte de porcelaine, dont elle prononçait le nom avec un accent anglais, jusqu'à dire à propos de tout : c'est joli, cela ressemble à des fleurs de Saxe) elle redoutait pour eux, plus encore que jadis pour ses magots et ses potiches, le toucher ignorant des domestiques auxquels elle faisait expier les transes qu'ils lui avaient données par des emportement auxquels Swann, maître si poli et doux, assistait sans en être choqué. La vue lucide de certaines infériorités n'ôte d'ailleurs rien à la tendresse ; celle-ci les fait au contraire trouver charmantes. Maintenant c'était plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu'Odette recevait ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau desquelles elle faisait le geste de caresser sur ses seins l'écume fleurie, et dans lesquelles elle se baignait, se prélassait, s'ébattait avec un tel air de bien-être, de rafraîchissement de la peau, et des respirations si profondes, qu'elle semblait les considérer non pas comme décoratives à la façon d'un cadre, mais comme nécessaires de la même manière que le «tub» et le «footing», pour contenter les exigences de sa physionomie et les raffinements de son hygiène. Elle avait l'habitude de dire qu'elle se passerait plus aisément de pain que d'art et de propreté, et qu'elle eût été plus triste de voir brûler la Joconde que des «foultitudes» de personnes qu'elle connaissait. Théories qui semblaient paradoxales à ses amies, mais la faisaient passer pour une femme supérieure auprès d'elles et lui valaient une fois par semaine la visite du ministre de Belgique, de sorte que dans le petit monde dont elle était le soleil, chacun eût été bien étonné si l'on avait appris qu'ailleurs, chez les Verdurin par exemple, elle passât pour bête. À cause de cette vivacité d'esprit, Mme Swann préférait la société des hommes à celle des femmes. Mais quand elle critiquait celles-ci c'était toujours en cocotte, signalant en elles les défauts qui pouvaient leur nuire auprès des hommes, de grosses attaches, un vilain teint, pas d'orthographe, des poils aux jambes, une odeur pestilentielle, de faux sourcils. Pour telle au contraire qui lui avait jadis montré de l'indulgence et de l'amabilité, elle était plus tendre, surtout si celle-là était malheureuse. Elle la défendait avec adresse et disait : «On est injuste pour elle, car c'est une gentille femme, je vous assure».

Ce n'était pas seulement l'ameublement du salon d'Odette, c'était Odette elle-même que Mme Cottard et tous ceux qui avaient fréquenté Mme de Crécy auraient eu peine s'ils ne l'avaient pas vue depuis longtemps, à reconnaître. Elle semblait avoir tant d'années de moins qu'autrefois. Sans doute, cela tenait en partie à ce qu'elle avait engraissé, et devenue mieux portante, avait l'air plus calme, plus frais, reposé et d'autre part à ce que les coiffures nouvelles aux cheveux lissés, donnaient plus d'extension à son visage qu'une poudre rose animait, et où ses yeux et son profil jadis trop saillants, semblaient maintenant résorbés. Mais une autre raison de ce changement consistait en ceci que, arrivée au milieu de la vie, Odette s'était enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un «caractère» immuable, un «genre de beauté», et sur ses traits décousus - qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant à la moindre fatigue pour un instant, des années, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant - avait appliqué ce type fixe, comme une jeunesse immortelle.

Swann avait dans sa chambre, au lieu des belles photographies qu'on faisait maintenant de sa femme, et où la même expression énigmatique et victorieuse laissait reconnaître, quels que fussent la robe et le chapeau, sa silhouette et son visage triomphants, un petit daguerréotype ancien tout simple, antérieur à ce type, et duquel la jeunesse et la beauté d'Odette, non encore trouvées par elle, semblaient absentes. Mais sans doute Swann, fidèle ou revenu à une conception différente, goûtait-il dans la jeune femme grêle aux yeux pensifs, aux traits las, à l'attitude suspendue entre la marche et l'immobilité, une grâce plus botticellienne. Il aimait encore en effet à voir en sa femme un Botticelli. Odette qui au contraire cherchait non à faire ressortir mais à compenser, à dissimuler ce qui, en elle-même, ne lui plaisait pas, ce qui était peut-être, pour un artiste, son «caractère», mais que comme femme, elle trouvait des défauts, ne voulait pas entendre parler de ce peintre. Swann possédait une merveilleuse écharpe orientale, bleue et rose, qu'il avait achetée parce que c'était exactement celle de la vierge du Magnificat. Mais Mme Swann ne voulait pas la porter. Une fois seulement elle laissa son mari lui commander une toilette toute criblée de pâquerettes, de bluets, de myosotis et de campanules d'après la Primavera du Printemps. Parfois, le soir, quand elle était fatiguée, il me faisait remarquer tout bas comme elle donnait sans s'en rendre compte à ses mains pensives, le mouvement délié, un peu tourmenté de la Vierge qui trempe sa plume dans l'encrier que lui tend l'ange, avant d'écrire sur le livre saint où est déjà tracé le mot «Magnificat». Mais il ajoutait : «Surtout ne le lui dites pas, il suffirait qu'elle le sût pour qu'elle fît autrement».

Sauf à ces moments d'involontaire fléchissement où Swann essayait de retrouver la mélancolique cadence botticellienne, le corps d'Odette était maintenant découpé en une seule silhouette cernée tout entière par une «ligne» qui, pour suivre le contour de la femme, avait abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants factices, les lacis, l'éparpillement composite des modes d'autrefois, mais qui aussi, là où c'était l'anatomie qui se trompait en faisant des détours inutiles en deçà ou au delà du tracé idéal, savait rectifier d'un trait hardi les écarts de la nature, suppléer, pour toute une partie du parcours, aux défaillances aussi bien de la chair que des étoffes. Les coussins, le «strapontin» de l'affreuse «tournure» avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui, dépassant la jupe et raidis par des baleines avaient ajouté si longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l'air d'être composée de pièces disparates qu'aucune individualité ne reliait. La verticale des «effilés» et la courbe des ruches avaient cédé la place à l'inflexion d'un corps qui faisait palpiter la soie comme la sirène bat l'onde et donnait à la percaline une expression humaine, maintenant qu'il s'était dégagé, comme une forme organisée et vivante, du long chaos et de l'enveloppement nébuleux des modes détrônées. Mais Mme Swann cependant avait voulu, avait su garder un vestige de certaines d'entre elles, au milieu même de celles qui les avaient remplacées. Quand le soir, ne pouvant travailler et étant assuré que Gilberte était au théâtre avec des amies, j'allais à l'improviste chez ses parents, je trouvais souvent Mme Swann dans quelque élégant déshabillé dont la jupe, d'un de ces beaux tons sombres, rouge foncé ou orange qui avaient l'air d'avoir une signification particulière parce qu'ils n'étaient plus à la mode, était obliquement traversée d'une rampe ajourée et large de dentelle noire qui faisait penser aux volants d'autrefois. Quand par un jour encore froid de printemps elle m'avait, avant ma brouille avec sa fille, emmené au Jardin d'Acclimatation, sous sa veste qu'elle entr'ouvrait plus ou moins selon qu'elle se réchauffait en marchant, le «dépassant» en dents de scie de sa chemisette avait l'air du revers entrevu de quelque gilet absent, pareil à l'un de ceux qu'elle avait portés quelques années plus tôt et dont elle aimait que les bords eussent ce léger déchiquetage ; et sa cravate - de cet «écossais» auquel elle était restée fidèle, mais en adoucissant tellement les tons (le rouge devenu rose et le bleu lilas), que l'on aurait presque cru à un de ces taffetas gorge de pigeon qui étaient la dernière nouveauté - était nouée de telle façon sous son menton sans qu'on pût voir où elle était attachée, qu'on pensait invinciblement à ces «brides» de chapeaux, qui ne se portaient plus. Pour peu qu'elle sût «durer» encore quelque temps ainsi, les jeunes gens, essayant de comprendre ses toilettes, diraient : «Madame Swann, n'est-ce pas, c'est toute une époque ? Comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée, dans la toilette de Mme Swann, ces souvenirs incertains de gilets, ou de boucles, parfois une tendance aussitôt réprimée au «saute en barque», et jusqu'à une illusion lointaine et vague au «suivez-moi jeune homme», faisaient circuler sous la forme concrète la ressemblance inachevée d'autres plus anciennes qu'on n'aurait pu y trouver effectivement réalisées par la couturière ou la modiste, mais auxquelles on pensait sans cesse, et enveloppaient Mme Swann de quelque chose de noble - peut-être parce que l'inutilité même de ces atours faisait qu'ils semblaient répondre à un but plus qu'utilitaire, peut-être à cause du vestige conservé des années passées, ou encore d'une sorte d'individualité vestimentaire, particulière à cette femme et qui donnait à ses mises les plus différentes un même air de famille. On sentait qu'elle ne s'habillait pas seulement pour la commodité ou la parure de son corps ; elle était entourée de sa toilette comme de l'appareil délicat et spiritualisé d'une civilisation.

Quand Gilberte qui d'habitude donnait ses goûters le jour où recevait sa mère, devait au contraire être absente et qu'à cause de cela je pouvais aller au «Choufleury» de Mme Swann, je la trouvais vêtue de quelque belle robe, certaines en taffetas, d'autres en faille, ou en velours, ou en crêpe de Chine, ou en satin, ou en soie, et qui non point lâches comme les déshabillés qu'elle revêtait ordinairement à la maison, mais combinées comme pour la sortie au dehors, donnaient cet après-midi-là à son oisiveté chez elle quelque chose d'alerte et d'agissant. Et sans doute la simplicité hardie de leur coupe, était bien appropriée à sa taille et à ses mouvements dont les manches avaient l'air d'être la couleur, changeante selon les jours ; on aurait dit qu'il y avait soudain de la décision dans le velours bleu, une humeur facile dans le taffetas blanc, et qu'une sorte de réserve suprême et pleine de distinction dans la façon d'avancer le bras avait, pour devenir visible, revêtu l'apparence brillante du sourire des grands sacrifices, du crêpe de Chine noir. Mais en même temps à ces robes si vives, la complication des «garnitures» sans utilité pratique, sans raison d'être visible, ajoutait quelque chose de désintéressé, de pensif, de secret, qui s'accordait à la mélancolie que Mme Swann gardait toujours au moins dans la cernure de ses yeux et les phalanges de ses mains. Sous la profusion des porte-bonheur en saphir, des trèfles à quatre feuilles d'émail, des médailles d'argent, des médaillons d'or, des amulettes de turquoise, des chaînettes de rubis, des châtaignes de topaze, il y avait dans la robe elle-même tel dessin colorié poursuivant sur un empiècement rapporté son existence antérieure, telle rangée de petits boutons de satin qui ne boutonnaient rien et ne pouvaient pas se déboutonner, une soutache cherchant à faire plaisir avec la minutie, la discrétion d'un rappel délicat, lesquels, tout autant que les bijoux, avaient l'air - n'ayant sans cela aucune justification possible - de déceler une intention, d'être un gage de tendresse, de retenir une confidence, de répondre à une superstition, de garder le souvenir d'une guérison, d'un vu, d'un amour ou d'une philippine. Et parfois, dans le velours bleu du corsage un soupçon de crevé Henri II, dans la robe de satin noir un léger renflement qui soit aux manches, près des épaules, faisaient penser aux «gigots» 1830, soit, au contraire sous la jupe «aux paniers» Louis XV, donnaient à la robe un air imperceptible d'être un costume et en insinuant sous la vie présente comme une réminiscence indiscernable du passé, mêlaient à la personne de Mme Swann le charme de certaines héroïnes historiques ou romanesques. Et si je lui faisais remarquer : «Je ne joue pas au golf comme plusieurs de mes amies, disait-elle. Je n'aurais aucune excuse à être comme elles, vêtues de sweaters».

Dans la confusion du salon, revenant de reconduire une visite, ou prenant une assiette de gâteaux pour les offrir à une autre, Mme Swann en passant près de moi, me prenait une seconde à part : «Je suis spécialement chargée par Gilberte de vous inviter à déjeuner pour après-demain. Comme je n'étais pas certaine de vous voir, j'allais vous écrire si vous n'étiez pas venu. Je continuais à résister. Et cette résistance me coûtait de moins en moins, parce qu'on a beau aimer le poison qui vous fait du mal, quand on en est privé par quelque nécessité, depuis déjà un certain temps, on ne peut pas ne pas attacher quelque prix au repos qu'on ne connaissait plus, à l'absence d'émotions et de souffrances. Si l'on n'est pas tout à fait sincère en se disant qu'on ne voudra jamais revoir celle qu'on aime, on ne le serait pas non plus en disant qu'on veut la revoir. Car, sans doute, on ne peut supporter son absence qu'en se la promettant courte, en pensant au jour où on se retrouvera, mais d'autre part on sent à quel point ces rêves quotidiens d'une réunion prochaine et sans cesse ajournée sont moins douloureux que ne serait une entrevue qui pourrait être suivie de jalousie, de sorte que la nouvelle qu'on va revoir celle qu'on aime donnerait une commotion peu agréable. Ce qu'on recule maintenant de jour en jour, ce n'est plus la fin de l'intolérable anxiété causée par la séparation, c'est le recommencement redouté d'émotions sans issue. Comme à une telle entrevue on préfère le souvenir docile qu'on complète à son gré de rêveries où celle qui, dans la réalité ne vous aime pas, vous fait au contraire des déclarations, quand vous êtes tout seul ; ce souvenir qu'on peut arriver en y mêlant peu à peu beaucoup de ce qu'on désire à rendre aussi doux qu'on veut, comme on le préfère à l'entretien ajourné où on aurait affaire à un être à qui on ne dicterait plus à son gré les paroles qu'on désire, mais dont on subirait les nouvelles froideurs, les violences inattendues. Nous savons tous quand nous n'aimons plus, que l'oubli, même le souvenir vague ne causent pas tant de souffrances que l'amour malheureux. C'est d'un tel oubli anticipé que je préférais sans me l'avouer, la reposante douceur.

D'ailleurs, ce qu'une telle cure de détachement psychique et d'isolement peut avoir de pénible, le devient de moins en moins pour une autre raison, c'est qu'elle affaiblit, en attendant de la guérir, cette idée fixe qu'est un amour. Le mien était encore assez fort pour que je tinsse à reconquérir tout mon prestige aux yeux de Gilberte, lequel, par ma séparation volontaire devait, me semblait-il, grandir progressivement, de sorte que chacune de ces calmes et tristes journées où je ne la voyais pas, venant chacune après l'autre, sans interruption, sans prescription (quand un fâcheux ne se mêlait pas de mes affaires), était une journée non pas perdue, mais gagnée. Inutilement gagnée peut-être, car bientôt on pourrait me déclarer guéri. La résignation, modalité de l'habitude, permet à certaines forces de s'accroître indéfiniment. Celles, si infimes que j'avais pour supporter mon chagrin, le premier soir de ma brouille avec Gilberte, avaient été portées depuis lors à une puissance incalculable. Seulement la tendance de tout ce qui existe à se prolonger, est parfois coupée de brusques impulsions auxquelles nous nous concédons avec d'autant moins de scrupules de nous laisser aller que nous savons pendant combien de jours, de mois, nous avons pu, nous pourrions encore, nous priver. Et souvent, c'est quand la bourse où l'on épargne va être pleine qu'on la vide tout d'un coup, c'est sans attendre le résultat du traitement et quand déjà on s'est habitué à lui, qu'on le cesse. Et un jour où Mme Swann me redisait ses habituelles paroles sur le plaisir que Gilberte aurait à me voir, mettant ainsi le bonheur dont je me privais déjà depuis si longtemps comme à la portée de ma main, je fus bouleversé en comprenant qu'il était encore possible de le goûter ; et j'eus peine à attendre le lendemain ; je venais de me résoudre à aller surprendre Gilberte avant son dîner.

Ce qui m'aida à patienter tout l'espace d'une journée fut un projet que je fis. Du moment que tout était oublié, que j'étais réconcilié avec Gilberte, je ne voulais plus la voir qu'en amoureux. Tous les jours elle recevrait de moi les plus belles fleurs qui fussent. Et si Mme Swann, bien qu'elle n'eût pas le droit d'être une mère trop sévère, ne me permettait pas des envois de fleurs quotidiens, je trouverais des cadeaux plus précieux et moins fréquents. Mes parents ne me donnaient pas assez d'argent pour acheter des choses chères. Je songeai à une grande potiche de vieux Chine qui me venait de ma tante Léonie et dont maman prédisait chaque jour que Françoise allait venir en lui disant : «A s'est décollée» et qu'il n'en resterait rien. Dans ces conditions n'était-il pas plus sage de la vendre, de la vendre pour pouvoir faire tout le plaisir que je voudrais à Gilberte. Il me semblait que je pourrais bien en tirer mille francs. Je la fis envelopper ; l'habitude m'avait empêché de jamais la voir : m'en séparer eut au moins un avantage qui fut de me faire faire sa connaissance. Je l'emportai avec moi avant d'aller chez les Swann, et en donnant leur adresse au cocher, je lui dis de prendre, par les Champs-Élysées, au coin desquels était le magasin d'un grand marchand de chinoiseries que connaissait mon père. À ma grande surprise, il m'offrit séance tenante de la potiche non pas mille, mais dix mille francs. Je pris ces billets avec ravissement ; pendant toute une année, je pourrais combler chaque jour Gilberte de roses et de lilas. Quand je fus remonté dans la voiture en quittant le marchand, le cocher, tout naturellement, comme les Swann demeuraient près du Bois, se trouva, au lieu du chemin habituel, descendre l'avenue des Champs-Élysées. Il avait déjà dépassé le coin de la rue de Berri, quand, dans le crépuscule, je crus reconnaître, très près de la maison des Swann mais allant dans la direction inverse et s'en éloignant, Gilberte qui marchait lentement, quoique d'un pas délibéré à côté d'un jeune homme avec qui elle causait et duquel je ne pus distinguer le visage. Je me soulevai dans la voiture, voulant faire arrêter, puis j'hésitai. Les deux promeneurs étaient déjà un peu loin et les deux lignes douces et parallèles que traçait leur lente promenade allaient s'estompant dans l'ombre élyséenne. Bientôt j'arrivai devant la maison de Gilberte. Je fus reçu par Mme Swann : «Oh ! elle va être désolée, me dit-elle, je ne sais pas comment elle n'est pas là. Elle a eu très chaud tantôt à un cours, elle m'a dit qu'elle voulait aller prendre un peu l'air avec une de ses amies.

«Je crois que je l'ai aperçue avenue des Champs-Élysées. «Je ne pense pas que ce fût elle. En tous cas ne le dites pas à son père, il n'aime pas qu'elle sorte à ces heures-là. Good evening». Je partis, dis au cocher de reprendre le même chemin, mais ne retrouvai pas les deux promeneurs. Où avaient-ils été ? Que se disaient-ils dans le soir, de cet air confidentiel ?

Je rentrai, tenant avec désespoir les dix mille francs inespérés qui avaient dû me permettre de faire tant de petits plaisirs à cette Gilberte que, maintenant, j'étais décidé à ne plus revoir. Sans doute, cet arrêt chez le marchand de chinoiseries m'avait réjoui en me faisant espérer que je ne verrais plus jamais mon amie que contente de moi et reconnaissante. Mais si je n'avais pas fait cet arrêt, si la voiture n'avait pas pris par l'avenue des Champs-Élysées, je n'eusse pas rencontré Gilberte et ce jeune homme. Ainsi un même fait porte des rameaux opposites et le malheur qu'il engendre annule le bonheur qu'il avait causé. Il m'était arrivé le contraire de ce qui se produit si fréquemment. On désire une joie, et le moyen matériel de l'atteindre fait défaut. «Il est triste, a dit La Bruyère, d'aimer sans une grande fortune». Il ne reste plus qu'à essayer d'anéantir peu à peu le désir de cette joie. Pour moi, au contraire, le moyen matériel avait été obtenu, mais, au même moment, sinon par un effet logique, du moins par une conséquence fortuite de cette réussite première, la joie avait été dérobée. Il semble, d'ailleurs, qu'elle doive nous l'être toujours. D'ordinaire, il est vrai, pas dans la même soirée où nous avons acquis ce qui la rend possible. Le plus souvent nous continuons de nous évertuer et d'espérer quelque temps. Mais le bonheur ne peut jamais avoir lieu. Si les circonstances arrivent à être surmontées, la nature transporte la lutte du dehors au dedans et fait peu à peu changer assez notre cœur pour qu'il désire autre chose que ce qu'il va posséder. Et si la péripétie a été si rapide que notre cœur n'a pas eu le temps de changer, la nature ne désespère pas pour cela de nous vaincre, d'une manière plus tardive il est vrai, plus subtile, mais aussi efficace. C'est alors à la dernière seconde que la possession du bonheur nous est enlevée, ou plutôt c'est cette possession même que par une ruse diabolique la nature charge de détruire le bonheur. Ayant échoué dans tout ce qui était du domaine des faits et de la vie, c'est une impossibilité dernière, l'impossibilité psychologique du bonheur que la nature crée. Le phénomène du bonheur ne se produit pas ou donne lieu aux réactions les plus amères.

Je serrai les dix mille francs. Mais ils ne me servaient plus à rien. Je les dépensai du reste encore plus vite que si j'eusse envoyé tous les jours des fleurs à Gilberte, car quand le soir venait, j'étais si malheureux que je ne pouvais rester chez moi et allais pleurer dans les bras de femmes que je n'aimais pas. Quant à chercher à faire un plaisir quelconque à Gilberte, je ne le souhaitais plus ; maintenant retourner dans la maison de Gilberte n'eût pu que me faire souffrir. Même revoir Gilberte, qui m'eût été si délicieux la veille ne m'eût plus suffi. Car j'aurais été inquiet tout le temps où je n'aurais pas été près d'elle. C'est ce qui fait qu'une femme par toute nouvelle souffrance qu'elle nous inflige, souvent sans le savoir, augmente son pouvoir sur nous, mais aussi nos exigences envers elle. Par ce mal qu'elle nous a fait, la femme nous cerne de plus en plus, redouble nos chaînes, mais aussi celles dont il nous aurait jusque-là semblé suffisant de la garotter pour que nous nous sentions tranquilles. La veille encore, si je n'avais pas cru ennuyer Gilberte, je me serais contenté de réclamer de rares entrevues, lesquelles maintenant ne m'eussent plus contenté et que j'eusse remplacées par bien d'autres conditions. Car en amour, au contraire de ce qui se passe après les combats, on les fait plus dures, on ne cesse de les aggraver, plus on est vaincu, si toutefois on est en situation de les imposer. Ce n'était pas mon cas à l'égard de Gilberte. Aussi je préférai d'abord ne pas retourner chez sa mère. Je continuais bien à me dire que Gilberte ne m'aimait pas, que je le savais depuis assez longtemps, que je pouvais la revoir si je voulais, et, si je ne le voulais pas, l'oublier à la longue. Mais ces idées, comme un remède qui n'agit pas contre certaines affections, étaient sans aucune espèce de pouvoir efficace contre ces deux lignes parallèles que je revoyais de temps à autre, de Gilberte et du jeune homme s'enfonçant à petits pas dans l'avenue des Champs-Élysées. C'était un mal nouveau, qui lui aussi finirait par s'user, c'était une image qui un jour se présenterait à mon esprit entièrement décantée de tout ce qu'elle contenait de nocif, comme ces poisons mortels qu'on manie sans danger, comme un peu de dynamite à quoi on peut allumer sa cigarette sans crainte d'explosion. En attendant, il y avait en moi une autre force qui luttait de toute sa puissance, contre cette force malsaine qui me représentait sans changement la promenade de Gilberte dans le crépuscule : pour briser les assauts renouvelés de ma mémoire, travaillait utilement en sens inverse mon imagination. La première de ces deux forces, certes, continuait à me montrer ces deux promeneurs de l'avenue des Champs-Élysées, et m'offrait d'autres images désagréables, tirées du passé, par exemple Gilberte haussant les épaules quand sa mère lui demandait de rester avec moi. Mais la seconde force, travaillant sur le canevas de mes espérances, dessinait un avenir bien plus complaisamment développé que ce pauvre passé en somme si restreint. Pour une minute où je revoyais Gilberte maussade, combien n'y en avait-il pas où je combinais une démarche qu'elle ferait faire pour notre réconciliation, pour nos fiançailles peut-être. Il est vrai que cette force que l'imagination dirigeait vers l'avenir, elle la puisait malgré tout dans le passé. Au fur et à mesure que s'effacerait mon ennui que Gilberte eût haussé les épaules, diminuerait aussi le souvenir de son charme, souvenir qui me faisait souhaiter qu'elle revînt vers moi. Mais j'étais encore bien loin de cette mort du passé. J'aimais toujours celle qu'il est vrai que je croyais détester. Mais chaque fois qu'on me trouvait bien coiffé, ayant bonne mine, j'aurais voulu qu'elle fût là. J'étais irrité du désir que beaucoup de gens manifestèrent à cette époque de me recevoir et chez lesquels je refusai d'aller. Il y eut une scène à la maison parce que je n'accompagnai pas mon père à un dîner officiel où il devait y avoir les Bontemps avec leur nièce Albertine, petite jeune fille, presque encore enfant. Les différentes périodes de notre vie se chevauchent ainsi l'une l'autre. On refuse dédaigneusement, à cause de ce qu'on aime et qui vous sera un jour si égal, de voir ce qui vous est égal aujourd'hui, qu'on aimera demain, qu'on aurait peut-être pu, si on avait consenti à le voir, aimer plus tôt, et qui eût ainsi abrégé vos souffrances actuelles, pour les remplacer il est vrai par d'autres. Les miennes allaient se modifiant. J'avais l'étonnement d'apercevoir au fond de moi-même, un jour un sentiment, le jour suivant un autre, généralement inspirés par telle espérance ou telle crainte relatives à Gilberte. À la Gilberte que je portais en moi. J'aurais dû me dire que l'autre, la réelle, était peut-être entièrement différente de celle-là, ignorait tous les regrets que je lui prêtais, pensait probablement beaucoup moins à moi non seulement que moi à elle, mais que je ne la faisais elle-même penser à moi quand j'étais seul en tête à tête avec ma Gilberte fictive, cherchais quelles pouvaient être ses vraies intentions à mon égard et l'imaginais ainsi, son attention toujours tournée vers moi.

Pendant ces périodes où, tout en s'affaiblissant, persiste le chagrin, il faut distinguer entre celui que nous cause la pensée constante de la personne elle-même, et celui que raniment certains souvenirs, telle phrase méchante dite, tel verbe employé dans une lettre qu'on a reçue. En réservant de décrire à l'occasion d'un amour ultérieur, les formes diverses du chagrin, disons que de ces deux-là, la première est infiniment moins cruelle que la seconde. Cela tient à ce que notre notion de la personne vivant toujours en nous, y est embellie de l'auréole que nous ne tardons pas à lui rendre, et s'empreint sinon des douceurs fréquentes de l'espoir, tout au moins du calme d'une tristesse permanente. (D'ailleurs, il est à remarquer que l'image d'une personne qui nous fait souffrir tient peu de place, dans ces complications qui aggravent un chagrin d'amour, le prolongent et l'empêchent de guérir, comme dans certaines maladies la cause est hors de proportions avec la fièvre consécutive et la lenteur à entrer en convalescence.) Mais si l'idée de la personne que nous aimons reçoit le reflet d'une intelligence généralement optimiste, il n'en est pas de même de ces souvenirs particuliers, de ces propos méchants, de cette lettre hostile (je n'en reçus qu'une seule qui le fût, de Gilberte), on dirait que la personne elle-même réside dans ces fragments pourtant si restreints et portée à une puissance qu'elle est bien loin d'avoir dans l'idée habituelle que nous formons d'elle tout entière. C'est que la lettre nous ne l'avons pas comme l'image de l'être aimé, contemplée dans le calme mélancolique du regret ; nous l'avons lue, dévorée, dans l'angoisse affreuse dont nous étreignait un malheur inattendu. La formation de cette sorte de chagrins est autre ; ils nous viennent du dehors et c'est par le chemin de la plus cruelle souffrance qu'ils sont allés jusqu'à notre cœur. L'image de notre amie que nous croyons ancienne, authentique, a été en réalité refaite par nous bien des fois. Le souvenir cruel lui, n'est pas contemporain de cette image restaurée, il est d'un autre âge, il est un des rares témoins d'un monstrueux passé. Mais comme ce passé continue à exister, sauf en nous à qui il a plu de lui substituer un merveilleux âge d'or, un paradis où tout le monde sera réconcilié, ces souvenirs, ces lettres, sont un rappel à la réalité et devraient nous faire sentir par le brusque mal qu'ils nous font, combien nous nous sommes éloignés d'elle dans les folles espérances de notre attente quotidienne. Ce n'est pas que cette réalité doive toujours rester la même bien que cela arrive parfois. Il y a dans notre vie bien des femmes que nous n'avons jamais cherché à revoir et qui ont tout naturellement répondu à notre silence nullement voulu par un silence pareil. Seulement celles-là, comme nous ne les aimions pas, nous n'avons pas compté les années passées loin d'elles, et cet exemple qui l'infirmerait est négligé par nous quand nous raisonnons sur l'efficacité de l'isolement, comme le sont, par ceux qui croient aux pressentiments, tous les cas où les leurs ne furent pas vérifiés.

Mais enfin l'éloignement peut être efficace. Le désir, l'appétit de nous revoir, finissent par renaître dans le cœur qui actuellement nous méconnaît. Seulement il y faut du temps. Or, nos exigences en ce qui concerne le temps ne sont pas moins exorbitantes que celles réclamées par le cœur pour changer. D'abord, du temps, c'est précisément ce que nous accordons le moins aisément, car notre souffrance est cruelle et nous sommes pressés de la voir finir. Ensuite, ce temps dont l'autre cœur aura besoin pour changer, le nôtre s'en servira pour changer lui aussi, de sorte que quand le but que nous nous proposions deviendra accessible, il aura cessé d'être un but pour nous. D'ailleurs, l'idée même qu'il sera accessible, qu'il n'est pas de bonheur que, lorsqu'il ne sera plus un bonheur pour nous, nous ne finissions par atteindre, cette idée comporte une part, mais une part seulement, de vérité. Il nous échoit quand nous y sommes devenus indifférents. Mais précisément cette indifférence nous a rendus moins exigeants et nous permet de croire rétrospectivement qu'il nous eût ravi à une époque où il nous eût peut-être semblé fort incomplet. On n'est pas très difficile ni très bon juge sur ce dont on ne se soucie point. L'amabilité d'un être que nous n'aimons plus et qui semble encore excessive à notre indifférence eût peut-être été bien loin de suffire à notre amour. Ces tendres paroles, cette offre d'un rendez-vous, nous pensons au plaisir qu'elles nous auraient causé, non à toutes celles dont nous les aurions voulu voir immédiatement suivies et que par cette avidité nous aurions peut-être empêché de se produire. De sorte qu'il n'est pas certain que le bonheur survenu trop tard, quand on ne peut plus en jouir, quand on n'aime plus, soit tout à fait ce même bonheur dont le manque nous rendit jadis si malheureux. Une seule personne pourrait en décider, notre moi d'alors ; il n'est plus là ; et sans doute suffirait-il qu'il revînt, pour que, identique ou non, le bonheur s'évanouît.

En attendant ces réalisations après coup d'un rève auquel je ne tiendrais plus, à force d'inventer, comme au temps où je connaissais à peine Gilberte, des paroles, des lettres, où elle implorait mon pardon, avouait n'avoir jamais aimé que moi et demandait à m'épouser, une série de douces images incessamment recréées, finirent par prendre plus de place dans mon esprit que la vision de Gilberte et du jeune homme, laquelle n'était plus alimentée par rien. Je serais peut-être dès lors retourné chez Mme Swann sans un rêve que je fis et où un de mes amis, lequel n'était pourtant pas de ceux que je me connaissais, agissait envers moi avec la plus grande fausseté et croyait à la mienne. Brusquement réveillé par la souffrance que venait de me causer ce rêve et voyant qu'elle persistait, je repensai à lui, cherchai à me rappeler quel était l'ami que j'avais vu en dormant et dont le nom espagnol n'était déjà plus distinct. À la fois Joseph et Pharaon, je me mis à interpréter mon rêve. Je savais que dans beaucoup d'entre eux il ne faut tenir compte ni de l'apparence des personnes lesquelles peuvent être déguisées et avoir interchangé leurs visages, comme ces saints mutilés des cathédrales que des archéologues ignorants ont refaits, en mettant sur le corps de l'un la tête de l'autre, et en mêlant les attributs et les noms. Ceux que les êtres portent dans un rêve peuvent nous abuser. La personne que nous aimons doit y être reconnue seulement à la force de la douleur éprouvée. La mienne m'apprit que devenue pendant mon sommeil un jeune homme, la personne dont la fausseté récente me faisait encore mal était Gilberte. Je me rappelai alors que la dernière fois que je l'avais vue, le jour où sa mère l'avait empêchée d'aller à une matinée de danse, elle avait soit sincèrement, soit en le feignant, refusé tout en riant d'une façon étrange de croire à mes bonnes intentions pour elle. Par association, ce souvenir en ramena un autre dans ma mémoire. Longtemps auparavant, ç'avait été Swann qui n'avait pas voulu croire à ma sincérité, ni que je fusse un bon ami pour Gilberte. Inutilement je lui avais écrit, Gilberte m'avait rapporté ma lettre et me l'avait rendue avec le même rire incompréhensible. Elle ne me l'avait pas rendue tout de suite, je me rappelai toute la scène derrière le massif de lauriers. On devient moral dès qu'on est malheureux. L'antipathie actuelle de Gilberte pour moi me sembla comme un châtiment infligé par la vie à cause de la conduite que j'avais eue ce jour-là. Les châtiments on croit les éviter, parce qu'on fait attention aux voitures en traversant, qu'on évite les dangers. Mais il en est d'internes. L'accident vient du côté auquel on ne songeait pas, du dedans, du cœur. Les mots de Gilberte : «Si vous voulez, continuons à lutter. me firent horreur. Je l'imaginai telle, chez elle peut-être, dans la lingerie, avec le jeune homme que j'avais vu l'accompagnant dans l'avenue des Champs-Élysées. Ainsi, autant que (il y avait quelque temps) de croire que j'étais tranquillement installé dans le bonheur, j'avais été insensé, maintenant que j'avais renoncé à être heureux, de tenir pour assuré que du moins j'étais devenu, je pourrais rester calme. Car tant que notre cœur enferme d'une façon permanente l'image d'un autre être, ce n'est pas seulement notre bonheur, qui peut à tout moment être détruit ; quand ce bonheur est évanoui, quand nous avons souffert, puis, que nous avons réussi à endormir notre souffrance, ce qui est aussi trompeur et précaire qu'avait été le bonheur même, c'est le calme. Le mien finit par revenir, car ce qui, modifiant notre état moral, nos désirs, est entré, à la faveur d'un rêve, dans notre esprit, cela aussi peu à peu se dissipe, la permanence et la durée ne sont promises à rien, pas même à la douleur. D'ailleurs, ceux qui souffrent par l'amour sont comme on dit de certains malades, leur propre médecin. Comme il ne peut leur venir de consolation que de l'être qui cause leur douleur et que cette douleur est une émanation de lui, c'est en elle qu'ils finissent par trouver un remède. Elle le leur découvre elle-même à un moment donné, car au fur et à mesure qu'ils la retournent en eux, cette douleur leur montre un autre aspect de la personne regrettée, tantôt si haïssable qu'on n'a même plus le désir de la revoir parce qu'avant de se plaire avec elle il faudrait la faire souffrir, tantôt si douce que la douceur qu'on lui prête on lui en fait un mérite et on en tire une raison d'espérer. Mais la souffrance qui s'était renouvelée en moi eut beau finir par s'apaiser, je ne voulus plus retourner que rarement chez Mme Swann. C'est d'abord que chez ceux qui aiment et sont abandonnés, le sentiment d'attente - même d'attente inavouée - dans lequel ils vivent se transforme de lui-même, et bien qu'en apparence identique, fait succéder à un premier état, un second extrêmement identique, fait succéder á un premier état, un second exactement contraire. Le premier était la suite, le reflet des incidents douloureux qui nous avaient bouleversés. L'attente de ce qui pourrait se produire est mêlée d'effroi, d'autant plus que nous désirons à ce moment-là, si rien de nouveau ne nous vient du côté de celle que nous aimons, agir nous-même, et nous ne savons trop quel sera le succès d'une démarche après laquelle il ne sera peut-être plus possible d'en entamer d'autre. Mais bientôt, sans que nous nous en rendions compte, notre attente qui continue est déterminée, nous l'avons vu, non plus par le souvenir du passé que nous avons subi, mais par l'espérance d'un avenir imaginaire. Dès lors, elle est presque agréable. Puis la première en durant un peu, nous a habitués à vivre dans l'expectative. La souffrance que nous avons éprouvée durant nos derniers rendez-vous, survit encore en nous, mais déjà ensommeillée. Nous ne sommes pas trop pressés de la renouveler, d'autant plus que nous ne voyons pas bien ce que nous demanderions maintenant. La possession d'un peu plus de la femme que nous aimons ne ferait que nous rendre plus nécessaire ce que nous ne possédons pas, et qui resterait malgré tout, nos besoins naissant de nos satisfactions, quelque chose d'irréductible.

Enfin une dernière raison s'ajouta plus tard à celle-ci pour me faire cesser complètement mes visites à Mme Swann. Cette raison, plus tardive, n'était pas que j'eusse encore oublié Gilberte, mais de tâcher de l'oublier plus vite. Sans doute, depuis que ma grande souffrance était finie, mes visites chez Mme Swann étaient redevenues pour ce qui me restait de tristesse, le calmant et la distraction qui m'avaient été si précieux au début. Mais la raison de l'efficacité du premier faisait aussi l'inconvénient de la seconde, à savoir qu'à ces visites le souvenir de Gilberte était intimement mêlé. La distraction ne m'eût été utile que si elle eût mis en lutte avec un sentiment que la présence de Gilberte n'alimentait plus, des pensées, des intérêts, des passions où Gilberte ne fût entrée pour rien. Ces états de conscience auxquels l'être qu'on aime reste étranger occupent alors une place qui, si petite qu'elle soit d'abord est autant de retranché à l'amour qui occupait l'âme tout entière. Il faut chercher à nourrir, à faire croître ces pensées, cependant que décline le sentiment qui n'est plus qu'un souvenir, de façon que les éléments nouveaux introduits dans l'esprit, lui disputent, lui arrachent une part de plus en plus grande de l'âme, et finalement la lui dérobent toute. Je me rendais compte que c'était la seule manière de tuer un amour et j'étais encore assez jeune, assez courageux pour entreprendre de le faire, pour assumer la plus cruelle des douleurs qui naît de la certitude, que, quelque temps qu'on doive y mettre, on réussira. La raison que je donnais maintenant dans mes lettres à Gilberte, de mon refus de la voir, c'était une allusion à quelque mystérieux malentendu, parfaitement fictif, qu'il y aurait eu entre elle et moi et sur lequel j'avais espéré d'abord que Gilberte me demanderait des explications. Mais, en fait, même dans les relations les plus insignifiantes de la vie, un éclaircissement n'est sollicité par un correspondant qui sait qu'une phrase obscure, mensongère, incriminatrice, est mise à dessein pour qu'il proteste, et qui est trop heureux de sentir par là qu'il possède, - et de garder - la maîtrise et l'initiative des opérations. À plus forte raison en est-il de même dans des relations plus tendres, où l'amour a tant d'éloquence, l'indifférence si peu de curiosité. Gilberte n'ayant pas mis en doute ni cherché à connaître ce malentendu, il devint pour moi quelque chose de réel auquel je me référais dans chaque lettre. Et il y a dans ces situations prises à faux, dans l'affectation de la froideur, un sortilège qui vous y fait persévérer. À force d'écrire : «Depuis que nos cœurs sont désunis. pour que Gilberte me répondit : «Mais ils ne le sont pas, expliquons-nous», j'avais fini par me persuader qu'ils l'étaient. En répétant toujours : «La vie a pu changer pour nous, elle n'effacera pas le sentiment que nous eûmes», par désir de m'entendre dire enfin : «Mais il n'y a rien de changé, ce sentiment est plus fort que jamais», je vivais avec l'idée que la vie avait changé en effet, que nous garderions le souvenir du sentiment qui n'était plus, comme certains nerveux pour avoir simulé une maladie finissent par rester toujours malades. Maintenant chaque fois que j'avais à écrire à Gilberte, je me reportais à ce changement imaginé et dont l'existence désormais tacitement reconnue par le silence qu'elle gardait à ce sujet dans ses réponses, subsisterait entre nous. Puis Gilberte cessa de s'en tenir à la prétérition. Elle-même adopta mon point de vue ; et, comme dans les toasts officiels, où le chef d'État qui est reçu reprend peu à peu les mêmes expressions dont vient d'user le chef d'État qui le reçoit, chaque fois que j'écrivais à Gilberte : «La vie a pu nous séparer, le souvenir du temps où nous nous connûmes durera. elle ne manqua pas de répondre : «La vie a pu nous séparer, elle ne pourra nous faire oublier les bonnes heures qui nous seront toujours chères. (nous aurions été bien embarrassé de dire pourquoi «la vie. nous avait séparés, quel changement s'était produit). Je ne souffrais plus trop. Pourtant un jour où je lui disais dans une lettre que j'avais appris la mort de notre vieille marchande de sucre d'orge des Champs-Élysées, comme je venais d'écrire ces mots : «J'ai pensé que cela vous a fait de la peine, en moi cela a remué bien des souvenirs», je ne pus m'empêcher de fondre en larmes en voyant que je parlais au passé, et comme s'il s'agissait d'un mort déjà presque oublié, de cet amour auquel malgré moi je n'avais jamais cessé de penser comme étant vivant, pouvant du moins renaître. Rien de plus tendre que cette correspondance entre amis qui ne voulaient plus se voir. Les lettres de Gilberte avaient la délicatesse de celles que j'écrivais aux indifférents et me donnaient les mêmes marques apparentes d'affection si douces pour moi à recevoir d'elle.

D'ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit moins de peine. Et comme elle me devenait moins chère, mes souvenirs douloureux n'avaient plus assez de force pour détruire dans leur retour incessant la formation du plaisir que j'avais à penser à Florence, à Venise. Je regrettais à ces moments-là d'avoir renoncé à entrer dans la diplomatie et de m'être fait une existence sédentaire, pour ne pas m'éloigner d'une jeune fille que je ne verrais plus et que j'avais déjà presque oubliée. On construit sa vie pour une personne et quand enfin on peut l'y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt pour vous et on vit prisonnier, dans ce qui n'était destiné qu'à elle. Si Venise semblait à mes parents bien lointain et bien fiévreux pour moi, il était du moins facile d'aller sans fatigue s'installer à Balbec. Mais pour cela il eût fallu quitter Paris, renoncer à ces visites, grâce auxquelles, si rares qu'elles fussent, j'entendais quelquefois Mme Swann me parler de sa fille. Je commençais du reste à y trouver tel ou tel plaisir où Gilberte n'était pour rien.

Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de glace et des giboulées de la Semaine Sainte, comme Mme Swann trouvait qu'on gelait chez elle, il m'arrivait souvent de la voir recevant dans des fourrures, ses mains et ses épaules frileuses disparaissant sous le blanc et brillant tapis d'un immense manchon plat et d'un collet, tous deux d'hermine, qu'elle n'avait pas quittés en rentrant et qui avaient l'air des derniers carrés des neiges de l'hiver plus persistants que les autres et que la chaleur du feu ni le progrès de la saison n'avaient réussi à fondre. Et la vérité totale de ces semaines glaciales mais déjà fleurissantes était suggérée pour moi dans ce salon, où bientôt je n'irais plus, par d'autres blancheurs plus enivrantes, celles par exemple, des «boules de neige» assemblant au sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires des préraphaélites, leurs globes parcellés mais unis, blancs comme des anges annonciateurs et qu'entourait une odeur de citron. Car la châtelaine de Tansonville savait qu'avril, même glacé, n'est pas dépourvu de fleurs, que l'hiver, le printemps, l'été, ne sont pas séparés par des cloisons aussi hermétiques que tend à le croire le boulevardier qui jusqu'aux premières chaleurs s'imagine le monde comme renfermant seulement des maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se contentât des envois que lui faisait son jardinier de Combray, et que par l'intermédiaire de sa fleuriste «attitrée» elle ne comblât pas les lacunes d'une insuffisante évocation à l'aide d'emprunts faits à la précocité méditerranéenne, je suis loin de le prétendre et je ne m'en souciais pas. Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne, qu'à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann, les boules de neige (qui n'avaient peut-être dans la pensée de la maîtresse de la maison d'autre but que de faire, sur les conseils de Bergotte, «symphonie en blanc majeur» avec son ameublement et sa toilette) me rappelassent que l'Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l'on était plus sage, et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d'autres espèces dont j'ignorais les noms et qui m'avait fait rester tant de fois en arrêt dans mes promenades de Combray, rendissent le salon de Mme Swann aussi virginal, aussi candidement fleuri sans aucune feuille, aussi surchargé d'odeurs authentiques, que le petit raidillon de Tansonville.

Mais c'était encore trop que celui-ci me fût rappelé. Son souvenir risquait d'entretenir le peu qui subsistait de mon amour pour Gilberte. Aussi, bien que je ne souffrisse plus du tout durant ces visites à Mme Swann, je les espaçai encore et cherchai à la voir le moins possible. Tout au plus, comme je continuais à ne pas quitter Paris, me concédai-je certaines promenades avec elle. Les beaux jours étaient enfin revenus, et la chaleur. Comme je savais qu'avant le déjeuner Mme Swann sortait pendant une heure et allait faire quelques pas avenue du Bois, près de l'Étoile, et de l'endroit qu'on appelait alors, à cause des gens qui venaient regarder les riches qu'ils ne connaissaient que de nom, le «Club des Pannés» - j'obtins de mes parents que le dimanche, - car je n'étais pas libre en semaine à cette heure-là, - je pourrais ne déjeuner que bien après eux, à une heure un quart, et aller faire un tour auparavant. Je n'y manquai jamais pendant ce mois de mai, Gilberte étant allée à la campagne chez des amies. J'arrivais à l'Arc-de-Triomphe vers midi. Je faisais le guet à l'entrée de l'avenue, ne perdant pas des yeux le coin de la petite rue par où Mme Swann qui n'avait que quelques mètres à franchir, venait de chez elle. Comme c'était déjà l'heure où beaucoup de promeneurs rentraient déjeuner, ceux qui restaient étaient peu nombreux et, pour la plus grande part, des gens élégants. Tout d'un coup, sur le sable de l'allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s'ouvrirait qu'à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d'elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d'une large ombrelle de la même nuance que l'effeuillaison des pétales de sa robe. Toute une suite l'environnait ; Swann, quatre ou cinq hommes de club qui étaient venus la voir le matin chez elle ou qu'elle avait rencontrés : et leur noire ou grise agglomération obéissante, exécutant les mouvements presque mécaniques d'un cadre inerte autour d'Odette, donnait l'air à cette femme qui seule avait de l'intensité dans les yeux, de regarder devant elle, d'entre tous ces hommes, comme d'une fenêtre dont elle se fût approchée, et la faisait surgir, frêle, sans crainte, dans la nudité de ses tendres couleurs, comme l'apparition d'un être d'une espèce différente, d'une race inconnue, et d'une puissance presque guerrière, grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte. Souriante, heureuse du beau temps, du soleil qui n'incommodait pas encore, ayant l'air d'assurance et de calme du créateur qui a accompli son œuvre et ne se soucie plus du reste, certaine que sa toilette, - dussent des passants vulgaires ne pas l'apprécier, - était la plus élégante de toutes, elle la portait pour soi-même et pour ses amis, naturellement, sans attention exagérée, mais aussi sans détachement complet ; n'empêchant pas les petits nuds de son corsage et de sa jupe de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle n'ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de se livrer à leurs jeux, selon leur rythme propre, pourvu qu'ils suivissent sa marche, et même sur son ombrelle mauve que souvent elle tenait encore fermée quand elle arrivait, elle laissait tomber par moment comme sur un bouquet de violettes de Parme, son regard heureux et si doux que quand il ne s'attachait plus à ses amis mais à un objet inanimé, il avait l'air de sourire encore. Elle réservait ainsi, elle faisait occuper à sa toilette cet intervalle d'élégance dont les hommes à qui Mme Swann parlait le plus en camarades, respectaient l'espace et la nécessité, non sans une certaine déférence de profanes, un aveu de leur propre ignorance, et sur lequel ils reconnaissaient à leur amie comme à un malade sur les soins spéciaux qu'il doit prendre, ou comme à une mère sur l'éducation de ses enfants, compétence et juridiction. Non moins que par la cour qui l'entourait et ne semblait pas voir les passants, Mme Swann, à cause de l'heure tardive de son apparition, évoquait cet appartement où elle avait passé une matinée si longue et où il faudrait qu'elle rentrât bientôt déjeuner ; elle semblait en indiquer la proximité par la tranquillité flâneuse de sa promenade, pareille à celle qu'on fait à petits pas dans son jardin ; de cet appartement on aurait dit qu'elle portait encore autour d'elle l'ombre intérieure et fraîche. Mais, par tout cela même, sa vue ne me donnait que davantage la sensation du plein air et de la chaleur. D'autant plus que déjà persuadé qu'en vertu de la liturgie et des rites dans lesquels Mme Swann était profondément versée, sa toilette était unie à la saison et à l'heure par un lien nécessaire, unique, les fleurs de son inflexible chapeau de paille, les petits rubans de sa robe me semblaient naître du mois de mai plus naturellement encore que les fleurs des jardins et des bois ; et pour connaître le trouble nouveau de la saison, je ne levais pas les yeux plus haut que son ombrelle, ouverte et tendue comme un autre ciel plus proche, rond, clément, mobile et bleu. Car ces rites, s'ils étaient souverains, mettaient leur gloire, et par conséquent Mme Swann mettait la sienne à obéir avec condescendance, au matin, au printemps, au soleil, lesquels ne me semblaient pas assez flattés qu'une femme si élégante voulût bien ne pas les ignorer, et eût choisi à cause d'eux une robe d'une étoffe plus claire, plus légère, faisant penser, par son évasement au col et aux manches, à la moiteur du cou et des poignets, fît enfin pour eux tous les frais d'une grande dame qui s'étant gaîment abaissée à aller voir à la campagne des gens communs et que tout le monde, même le vulgaire, connaît, n'en a pas moins tenu à revêtir spécialement pour ce jour-là une toilette champêtre. Dès son arrivée, je saluais Mme Swann, elle m'arrêtait et me disait : «Good morning» en souriant. Nous faisions quelques pas. Et je comprenais que ces canons selon lesquels elle s'habillait, c'était pour elle-même qu'elle y obéissait, comme à une sagesse supérieure dont elle eût été la grande prêtresse : car s'il lui arrivait qu'ayant trop chaud, elle entr'ouvrît, ou même ôtât, tout à fait et me donnât à porter sa jaquette qu'elle avait cru garder fermée, je découvrais dans la chemisette mille détails d'exécution qui avaient eu grande chance de rester inaperçus comme ces parties d'orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses soins, bien qu'elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du public ; ou dans les manches de la jaquette pliée sur mon bras je voyais, je regardais longuement par plaisir ou par amabilité, quelque détail exquis, une bande d'une teinte délicieuse, une satinette mauve habituellement cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement travaillée que les parties extérieures, comme ces sculptures gothiques d'une cathédrale dissimulées au revers d'une balustrade à quatre-vingts pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du grand porche, mais que personne n'avait jamais vues avant qu'au hasard d'un voyage, un artiste n'eût obtenu de monter se promener en plein ciel, pour dominer toute la ville, entre les deux tours.

Ce qui augmentait cette impression que Mme Swann se promenait dans l'avenue du Bois comme dans l'allée d'un jardin à elle, c'était - pour ces gens qui ignoraient ses habitudes de «footing» - qu'elle fût venue à pieds, sans voiture qui suivît, elle que dès le mois de mai, on avait l'habitude de voir passer avec l'attelage le plus soigné, la livrée la mieux tenue de Paris, mollement et majestueusement assise comme une déesse, dans le tiède plein air d'une immense victoria à huit ressorts. À pieds, Mme Swann avait l'air, surtout avec sa démarche que ralentissait la chaleur, d'avoir cédé à une curiosité, de commettre une élégante infraction aux règles du protocole, comme ces souverains qui sans consulter personne, accompagnés par l'admiration un peu scandalisée d'une suite qui n'ose formuler une critique, sortent de leur loge pendant un gala et visitent le foyer en se mêlant pendant quelques instants aux autres spectateurs. Ainsi, entre Mme Swann et la foule, celle-ci sentait ces barrières d'une certaine sorte de richesse, lesquelles lui semblent les plus infranchissables de toutes. Le faubourg Saint-Germain a bien aussi les siennes, mais moins parlantes aux yeux et à l'imagination des «pannés». Ceux-ci auprès d'une grande dame, plus simple, plus facile à confondre avec une petite bourgeoise, moins éloignée du peuple, n'éprouveront pas ce sentiment de leur inégalité, presque de leur indignité, qu'ils ont devant une Mme Swann. Sans doute, ces sortes de femmes ne sont pas elles-mêmes frappées comme eux du brillant appareil dont elles sont entourées, elles n'y font plus attention, mais c'est à force d'y être habituées, c'est-à-dire d'avoir fini par le trouver d'autant plus naturel, d'autant plus nécessaire, par juger les autres êtres selon qu'ils sont plus ou moins initiés à ces habitudes du luxe : de sorte que (la grandeur qu'elles laissent éclater en elles, qu'elles découvrent chez les autres, étant toute matérielle, facile à constater, longue à acquérir, difficile à compenser), si ces femmes mettent un passant au rang le plus bas, c'est de la même manière qu'elles lui sont apparues au plus haut, à savoir immédiatement, à première vue, sans appel. Peut-être cette classe sociale particulière qui comptait alors des femmes comme lady Israels mêlée à celles de l'aristocratie et Mme Swann qui devait les fréquenter un jour, cette classe intermédiaire, inférieure au faubourg Saint-Germain, puisqu'elle le courtisait, mais supérieure à ce qui n'est pas du faubourg Saint-Germain, et qui avait ceci de particulier que déjà dégagée du monde des riches, elle était la richesse encore, mais la richesse devenue ductile, obéissant à une destination, à une pensée artistiques, l'argent malléable, poétiquement ciselé et qui sait sourire, peut-être cette classe, du moins avec le même caractère et le même charme, n'existe-t-elle plus. D'ailleurs, les femmes qui en faisaient partie n'auraient plus aujourd'hui ce qui était la première condition de leur règne, puisque avec l'âge elles ont, presque toutes, perdu leur beauté. Or, autant que du faîte de sa noble richesse, c'était du comble glorieux de son été mûr et si savoureux encore, que Mme Swann, majestueuse, souriante et bonne, s'avançant dans l'avenue du Bois, voyait comme Hypatie, sous la lente marche de ses pieds, rouler les mondes. Des jeunes gens qui passaient la regardaient anxieusement, incertains si leurs vagues relations avec elle (d'autant plus qu'ayant à peine été présentés une fois à Swann ils craignaient qu'il ne les reconnût pas), étaient suffisantes pour qu'ils se permissent de la saluer. Et ce n'était qu'en tremblant devant les conséquences, qu'ils s'y décidaient, se demandant si leur geste audacieusement provocateur et sacrilège, attentant à l'inviolable suprématie d'une caste, n'allait pas déchaîner des catastrophes ou faire descendre le châtiment d'un dieu. Il déclenchait seulement, comme un mouvement d'horlogerie, la gesticulation de petits personnages salueurs qui n'étaient autres que l'entourage d'Odette, à commencer par Swann, lequel soulevait son tube doublé de cuir vert, avec une grâce souriante, apprise dans le faubourg Saint-Germain, mais à laquelle ne s'alliait plus l'indifférence qu'il aurait eue autrefois. Elle était remplacée (comme s'il était dans une certaine mesure pénétré des préjugés d'Odette), à la fois par l'ennui d'avoir à répondre à quelqu'un d'assez mal habillé, et par la satisfaction que sa femme connût tant de monde, sentiment mixte qu'il traduisait en disant aux amis élégants qui l'accompagnaient : «Encore un ! Ma parole, je me demande où Odette va chercher tous ces gens-là !» Cependant, ayant répondu par un signe de tête au passant alarmé déjà hors de vue, mais dont le cœur battait encore, Mme Swann se tournait vers moi : «Alors, me disait-elle, c'est fini ? Vous ne viendrez plus jamais voir Gilberte ? Je suis contente d'être exceptée et que vous ne me «dropiez» pas tout à fait. J'aime vous voir, mais j'aimais aussi l'influence que vous aviez sur ma fille. Je crois qu'elle le regrette beaucoup aussi. Enfin, je ne veux pas vous tyranniser parce que vous n'auriez qu'à ne plus vouloir me voir non plus ! «Odette, Sagan qui vous dit bonjour», faisait remarquer Swann à sa femme. Et, en effet, le prince faisant comme dans une apothéose de théâtre, de cirque, ou dans un tableau ancien, faire front à son cheval dans une magnifique apothéose, adressait à Odette un grand salut théâtral et comme allégorique où s'amplifiait toute la chevaleresque courtoisie du grand seigneur inclinant son respect devant la Femme, fût-elle incarnée en une femme que sa mère ou sa sur ne pourraient pas fréquenter. D'ailleurs à tout moment, reconnue au fond de la transparence liquide et du vernis lumineux de l'ombre que versait sur elle son ombrelle, Mme Swann était saluée par les derniers cavaliers attardés, comme cinématographiés au galop sur l'ensoleillement blanc de l'avenue, hommes de cercle dont les noms, célèbres pour le public, - Antoine de Castellane, Adalbert de Montmorency et tant d'autres - étaient pour Mme Swann des noms familiers d'amis. Et, comme la durée moyenne de la vie, - la longévité relative, - est beaucoup plus grande pour les souvenirs des sensations poétiques que pour ceux des souffrances du cœur, depuis si longtemps que se sont évanouis les chagrins que j'avais alors à cause de Gilberte, il leur a survécu le plaisir que j'éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de cadran solaire les minutes qu'il y a entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le reflet d'un berceau de glycines.

 

 

[Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, I, Autour de Mme Swann]