Né en 1950 à Auvers-sur-Oise (cela vous rappelle-t-il quelque chose ?), de parents instituteurs, Philippe Delerm a passé son enfance dans des "maisons d'écoles". Il est professeur de Lettres dans l'Eure. A beaucoup écrit et publié dix livres avant de connaître, avec La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, un succès étonnant en 1997. "J'ai toujours rêvé d'écrire des petits textes, des petites touches impressionnistes [...] pour évoquer le plaisir à petite dose", dit-il. C'est bien le cas, au long de ce petit opuscule de 94 pages, qu'il faut savourer à petites gorgées, mais toutes narines ouvertes (Ah ! l'odeur des pommes séchant dans un grenier !)

 

 

C'est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu'un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir...

Mais la première gorgée ! Gorgée ? Ça commence bien avant la gorge. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l'écume, puis lentement sur le palais bonheur tamisé d'amertume. Comme elle semble longue, la première gorgée ! On la boit tout de suite, avec une avidité faussement instinctive. En fait, tout est écrit : la quantité, ce ni trop ni trop peu qui fait l'amorce idéale ; le bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut ; la sensation trompeuse d'un plaisir qui s'ouvre à l'infini... En même temps, on sait déjà. Tout le meilleur est pris. On repose son verre, et on l'éloigne même un peu sur le petit carré buvardeux. On savoure la couleur, faux miel, soleil froid. Par tout un rituel de sagesse et d'attente, on voudrait maîtriser le miracle qui vient à la fois de se produire et de s'échapper. On lit avec satisfaction sur la paroi du verre le nom précis de la bière que l'on avait commandée. Mais contenant et contenu peuvent s'interroger, se répondre en abîme, rien ne se multipliera plus. On aimerait garder le secret de l'or pur, et l'enfermer dans des formules. Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l'alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie. C'est un bonheur amer : on boit pour oublier la première gorgée.

 

 

Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Gallimard, 1997, pp. 31-32

 

 


 

 

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