Je ne sais plus où j'ai lu que Paul Ricœur avait recommandé la lecture de cet ouvrage à ses amis. Paul Ricœur ! Ce grand esprit, certes, n'est pas la moitié d'un con, et son œuvre, qui ne doit strictement rien au Tout le monde en parle, de Thierry Ardisson (s'il en était autrement, je suis sûr que Ricœur en mourrait de honte), restera comme une réflexion majeure de ce siècle (ou du précédent, si vous préférez). Certes, la Philosophie de la Volonté est un peu ardue pour le commun des mortels, mais son essai sur Freud (De l'interprétation) est quelque chose de fulgurant. Et je n'ai garde d'oublier son beau "Rélexion faite". Bon, ça m'éloigne, apparemment, de mon sujet.
Donc, j'ai lu quelque part que Ricœur avait recommandé ce livre à ses amis. Honte à moi (et à vous, si vous vous trouviez dans le même cas) ! Je n'avais jamais entendu parler de Paul-André Lesort ! Comme quoi, on ne sait pas tout. Et, ça ne me console qu'à demi, un détour dans la nouvelle (et bien chère) édition du célèbre Lagarde & Michard, me convainc que les vénérés Maîtres ne le connaissaient pas davantage (en tous cas, ils passent son nom sous silence).
Alors, Les reins et les cœurs ne trompent pas le lecteur, dès le titre : la référence biblique sera activée à plusieurs reprises, dans ce roman un peu particulier composé d'introspections successives, au cours desquelles on découvre, progressivement, les nombreux fils reliant un groupe d'individus entre eux avec, au centre, une famille très-catholique, façon rigoriste - et de multiples craquements que je vous laisse découvrir.
Certes, on avait connu jadis Les Enfants de Sanchez (NRF, Paris, 1964), sorte de séries de confessions au magnétophone effectuées par le sociologue Oscar Lewis (peu de temps avant sa disparition, d'ailleurs), à l'intérieur d'une famille mexicaine, si ma mémoire est bonne. Ici, c'est un peu ce genre d'approche, à ceci près, naturellement, qu'il s'agit d'une fiction.
À la veille d'un nouveau conflit mondial, que certains pressentent, deux familles imbriquées (et diversement engagées) réagissent entre elles et auprès de leurs connaissances : les uns flirtent avec l'extrême-droite, les autres affirment des idées progressistes ; les uns, la plupart, sont chrétiens, d'autres, plus rares, sont athées. Et cela compose un monde attachant, dépeint à petites touches dans un style fort alerte, dont une des caractéristiques est qu'il est truffé de comparaisons, lesquelles (pour la plupart très heureuses) fusent à chaque ligne, ou presque. Et puis, quelques clins d'œil, comme ce rappel du fameux escalier de Combourg (et du père qui terrorisait René et Lucile) : "Tous nos souvenirs d'enfance sont liés à cette obscurité de l'escalier, le soir, à cette lumière tremblotante qui crée des ombres terrifiantes sur les murs. On s'arrêtait parce qu'une marche avait craqué, on suspendait sa respiration, et on n'osait plus repartir".
Je vous souhaite de ne pas repartir, avant un certain temps, de cet ouvrage méconnu !

 

 

"Pas plus qu'il n' y a de chances de voir le corps de Gilbert... mais seulement ce complet gris sombre [...], il n'y a de chances de voir jamais l'âme de Gilbert, qui est pourtant son être moral authentique, mais seulement ce revêtement de préjugés, cette carapace d'opinions, ce ceinturage de manies. Hélas !" (Paul-André Lesort, Les reins et les cœurs, chap. V)

"Mets un terme à la malice des méchants,
Et affermis le juste,
Toi qui sondes les cœurs et les reins,
Dieu juste !
" (Psaumes, 7:10)

"Le SEIGNEUR sonde le juste,
il voit les cœurs et les reins
". (Jérémie, 20:12)

"Toutes les Églises connaîtront que je suis celui qui sonde les reins et les cœurs, et je vous rendrai à chacun selon vos œuvres" (Apocalypse, 2:23)

 

 

Les arbres du Luxembourg agitent leurs feuillages où jouent toutes les teintes, du jaune clair au vert tendre, du vert sombre au brun cuivré, ici par taches juxtaposées et fourmillantes, là par grandes masses homogènes. Les ombres sont longues déjà. Cinq heures cinq. Michel Estienne a du retard.

C'est une formalité désagréable que cette visite à Nocheret. Papa cherche, en somme, tous les moyens pour lui rogner de cette liberté à laquelle il accède enfin après les années étouffantes du collège. Michel Estienne est-il complice de cette manœuvre, ou bien est-il sincère quand il dit que le patronage de Nocheret sera utile mais nullement gênant ? Il est difficile de le savoir, tant Michel est d'humeur susceptible. Parfois il semble vraiment un camarade, malgré la différence d'âge, par exemple à la Haute-Pierre, quand on reste près de lui le soir, sur la terrasse, allongé dans un transatlantique, la tête renversée, à regarder percer les premières étoiles ; alors on peut tout lui dire, il écoute, il comprend. D'autres fois, il n'est plus qu'un monsieur important, à l'air agacé, qui tient les jeunes à distance et même les roue sèchement. Quand il parlait avec grand-père des problèmes internationaux, il y avait souvent dans sa voix une sorte de sécheresse insolente, qu'il était stupéfiant de voir supportée par grand-père. Il prononçait avec une ironique solennité tous les mots chers à grand-père : Société des Nations, Europe fédérative, justice internationale ; à ces moments-là, quelque chose de méchant perçait non seulement dans sa voix mais dans son regard ; on aurait dit qu'il tenait enfermé en lui un chien cruel, toujours caché, et qui se déchaînait soudain dès qu'apparaissaient certains signes, comme ces chiens de garde qu'on entraîne à sauter sur tout individu qui porte un foulard autour du cou et une casquette sur la tête. Beaucoup de personnes se mettent en colère dans les discussions politiques, Eugène par exemple, mais Eugène a le caractère le plus irritable de la famille, il se fâche sur la politique, sur la religion, sur la littérature, sur les façons de faire de chacun ; hormis sa femme, dont il exige que l'on trouve tous les gestes et toutes les paroles admirables, il critique tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend. Chez Michel Estienne au contraire, ce qui est étonnant c'est cette pointe si vive et si rare d'acrimonie, dans un caractère si délicat le reste du temps, si indulgent, absolument dépourvu de vanité et d'égoïsme.

Il commence à faire frais. Des plis rapides et délicats parcourent l'eau du bassin, sur lequel des enfants poussent avec de longues gaules des bateaux qui filent, les voiles blanches inclinées.

"Excusez mon retard ", dit la voix de Michel.

Il est là, à côté du banc, en manteau bleu marine, avec un chapeau de feutre gris baissé sur les yeux. Il enlève un gant de peau de porc pour tendre la main. Que ce doit être agréable de s'habiller confortablement ! Quelque soin qu'on prenne de mettre chaque soir son pantalon sous son matelas pour en conserver le pli, on ne fait pas d'une étoffe usée une étoffe neuve. Le drap noir du pantalon, teint quinze jours auparavant, brille de nouveau sur les genoux ; les bas des jambes portent des effilochures. Il ne faudra pas oublier, chez Nocheret, de rentrer les pieds sous la chaise.

" J'espère que vous n'êtes pas trop intimidé, Marc ? demande Michel d'un ton légèrement ironique, en se mettant en marche.

- Non, non". Le prend-il pour un enfant ? Là se retrouve un autre point du caractère de Michel, auquel il n'a pas songé tout à l'heure : cette nuance d'ironie dont Michel croit nécessaire d'envelopper beaucoup de ses paroles. Souvent il semble dire : "Ne prenez pas trop au sérieux mes propos, je n'ai de toute chose qu'une vue partielle et provisoire". Il est alors assez agréable de l'écouter; cette réserve forme, tout à l'avantage de Miche!, un contraste saisissant avec le dogmatisme d'Eugène. D'autres fois, ce scepticisme paraît s'appliquer au moins autant à la personne de l'interlocuteur qu'à Michel lui-même ; il est alors assez pénible de parler avec un être qui semble n'accorder qu'un crédit limité à vos assertions, quelles qu'elles soient. De la façon dont il dit : "J'espère que vous n'êtes pas trop intimidé, Marc ?" le sens est : "Vous êtes sûrement très intimidé, comme vous ne l'avouerez certainement pas, faisons la convention que vous ne l'êtes pas".

Nocheret est un esprit très brillant, dit Michel, mais, vous verrez, c'est un homme charmant, d'une courtoisie extrême, et tout à fait simple. Du moins je juge ainsi, le connaissant depuis longtemps".

Ces mots confirment l'impression précédente : Michel veut le rassurer.

Vous savez que Nocheret et moi, nous sommes camarades depuis des années, depuis… 1917, il y a donc seize ans maintenant. Oui, seize ans, c'est effrayant. J'avais votre âge et je faisais comme vous : je commençais ma licence en droit. Nous nous sommes trouvés, Nocheret et moi, sur le même banc, un jour par hasard, dans l'amphi de première année. Nous avons dû nous prêter un bouquin ou je ne sais quoi, nous nous sommes liés. Il arrivait d'Orléans où habitait son père, et logeait dans une petite chambre de la rue du Val-de-Grâce. Moi je logeais en haut de la rue Saint-Jacques. Nous nous sommes mis à travailler ensemble, l'un chez l'autre, le plus souvent chez moi, qui étais mieux chauffé pendant l'hiver. Licence, doctorat, et enfin l'agrégation d'économie politique. Nous avons été concurrents, admissibles ensemble, mais j'ai été distancé de loin ; il a été reçu second, moi collé, et de beaucoup. C'était en 1925".

Il se tait. Le silence va être gênant. "Vous ne vous êtes pas présenté de nouveau ?" Michel répond par un petit grognement ironique, puis il dit :

J'y avais pensé. Mais on m'a offert à ce moment-là une situation aux parfums Thétis. Comme je voulais me marier, j'ai accepté. J'avais un peu espéré continuer à travailler, reprendre l'agrégation. En fait… Puis mon père est mort. J'en suis resté là. Tout cela est assez compliqué. D'ailleurs c'est peu intéressant".

Dans le ton des dernières phrases, il y a de la contrainte ou de la gêne, une sorte d'irritation sourde. L'humeur de Michel a changé. Pourtant rien ne le marque sur son visage. Ce qui est frappant dans les traits de Michel, c'est le manque de relations entre l'impression générale qu'ils donnent, et le dessin particulier de chacun d'eux. Tout, pour l'instant, paraît lisse, uni, sans aucune de ces rides, aucun de ces plis, aucun de ces creux ou saillants, par lesquels d'ordinaire se résument les singularités d'un visage. Une belle tête, sans aucun doute ces mots-là viennent d'eux-mêmes à l'esprit dès qu'on le regarde. Un air de loyauté, de fierté, et en même temps de sérieux, de concentration attentive. Cela tient peut-être seulement à la ligne noire des sourcils, très droite, ou aux cils longs et fournis qui font ressortir l'éclat des yeux marron, presque dorés. Pour l'instant, Michel a l'air soucieux, lointain, et cependant ses coins de lèvres ne sont pas abaissés, son front n'est pas plissé, autant qu'il est possible de l'apercevoir sous le bord rabattu du feutre gris. Peut-être la mâchoire légèrement portée en avant et la ligne un peu dure des lèvres serrées, ou cette manière de porter la tête très droite, sont-elles pour quelque chose dans l'impression qu'il donne. Les deux frères cadets de Michel, l'abbé Jacques et Louis, ont ce même visage, cette même mâchoire un peu têtue, mais ni l'un ni l'autre n'a ce port de tête.

L'escalier qu'ils montent est recouvert d'un beau tapis beige, épais et moelleux, retenu dans l'angle de chaque marche par des barres de cuivre jaune, de plus en plus étincelantes à mesure que l'on s'approche du palier, où brille une lampe sous un abat-jour de porcelaine en forme de tulipe. Les souliers marron de Michel, avec leurs semelles épaisses, se posent l'un après l'autre sur le tapis beige, d'un mouvement continu, plein d'assurance. C'est le pas de l'homme qui sait où il va, ce qu'il veut, et nul obstacle n'empêche de faire son chemin. Un homme dont l'apparent scepticisme n'est qu'un masque devant une volonté rigoureuse et presque pitoyable. C'est cela, sans doute, qui empêche qu'on puisse se sentir en pleine confiance avec Michel : il y a toujours en lui une certaine tension, un certain effort, qui gâchent son naturel.
Ils arrivent au palier, et Michel, en s'approchant de la porte, dit avec un petit sourire :
Nocheret aime un peu s'entendre parler. Ne l'interrompez pas".
Une bonne en tablier blanc ouvre la porte, et les fait entrer dans un petit salon où tout est si net et si rangé qu'il manque seulement au centre de la pièce une rampe de velours rouge pour qu'on se croie en visite dans un de ces musées où papa vous traîne le dimanche. Les meubles sont de styles XVI, semble-t-il, d'après leur analogie avec du salon de la Haute-Pierre. Par la fenêtre, à travers un grand rideau de tulle, on aperçoit la rue, les toits des automobiles qui glissent silencieusement, le va-et-vient des passants raccourcis ; de temps en temps un coup de klaxon ou un grincement de frein monte, assourdi.
Nocheret entre. C'est un homme grand, très mince, d'allure jeune.
"Bonjour Michel, dit-il. Ah ! voici donc le jeune étudiant dont tu m'as parlé. Je suis heureux, monsieur, de vous accueillir sous les auspices de mon vieil ami Michel Estienne, qui m'a dit le plus grand bien de vous. Je suis persuadé que je n'aurai qu'à ratifier son jugement".
Il a une voix nette et sonore, qui détache les mots comme autant de petits projectiles lancés avec précision vers le but qu'ils doivent atteindre.
"Asseyez-vous, je vous en prie".
Il désigne des fauteuils tapissés d'un tissu à bouquets roses, près de la fenêtre. En pleine lumière, il semble plus âgé que quand il est apparu sur le seuil de la pièce. Son front haut est barré de plis horizontaux et deux sillons partent des ailes du nez vers les commissures des lèvres. Derrière les lunettes, les yeux brillent entre des paupières aux bords rougis. Vu ainsi, il paraît de beaucoup l'aîné de Michel.
"Marc Lavallée, dit Michel, est en deuil de son grand-père. Il était le petit-fils de M. Eugène Drouet".
Nocheret s'incline cérémonieusement.
"Permettez-moi de vous exprimer mes sincères condoléances, cher monsieur. Je n'ai pas connu personnellement M. Drouet, mais j'avais la plus vive estime pour son talent. Certes ma pensée s'écartait de la sienne sur de nombreux points, mais on ne peut que rendre hommage à sa probité, à sa franchise, à son intelligence. Sa perte a été très vivement ressentie à la Faculté, où il comptait de nombreux amis. Mes collègues de droit international attachaient le plus grand prix à ses ouvrages… Je souhaite pour son petit-fils une carrière aussi laborieuse, aussi désintéressée".
Les avant-bras posés sur les genoux un peu écartés, les bouts des doigts joints, il articule ses phrases lentement, de sa belle voix nuancée, le regard alternativement fixé sur l'un et l'autre de ses auditeurs. Maintenant il se tait. Il redresse le buste, déjoint les mains, se rejette en arrière dans son fauteuil en tournant les yeux vers la fenêtre, croise les jambes. Son pantalon se relève un peu. Il a de splendides chaussettes de soie grise, et des souliers qui, certainement, n'ont jamais été ressemelés. Attention au bas du pantalon. Les pieds sous la chaise. Le regard de Nocheret revient, pénétrant.
"Dans quelle voie, monsieur, envisagez-vous de vous orienter ?"
Dans quelle voie ? "Je n'ai pas de projets précis, Monsieur. Je compte un peu… sur mes années de licence pour me…
Oui, quand on est jeune, il est difficile de dessiner avec précision les formes de son avenir. Beaucoup de jeunes gens éprouvent cet embarras. Avez-vous songé à l'agrégation ?
Je… non… pas encore tout au moins…" Pourquoi faudrait-il déjà savoir dans quel moule, dans quelle carapace on s'enfermera pour l'existence ? Dans quelle case et sous quelle étiquette on sera classé ?
"Les débouchés qu'en tout état de cause peut trouver un jeune homme qui a été à l'agrégation un candidat sérieux…"
La parfumerie comme Michel. Une auto, une femme, un enfant. Et c'est fini. Le menu de la journée est arrêté. Il n'y a plus qu'à le manger à petites bouchées et crever. Idées de vieux.
"… Former les jeunes générations qui seront les cadres du pays, dit Nocheret en relevant la tête, quelle grande et magnifique tâche !"
Il se lève, traverse le salon et tourne le commutateur, puis vient se rasseoir. La lumière du plafonnier lui inonde le crâne, et des bandes de peau blanche se mettent à briller à travers la carapace mince et lisse des cheveux noirs. Nocheret est à moitié chauve, d'une calvitie savamment dissimulée par un jeu de longues mèches ramenées d'un côté de la tête. Voilà qui complète à merveille le personnage. La caricature n'en sera pas difficile. Sur les murs de la chambre des garçons les silhouettes des professeurs de la Faculté vont bientôt s'ajouter à celles des professeurs de Saint-Martin. Pour la figure de Nocheret, l'essentiel est moins dans les plis de la bouche et du front que dans le modèle même de la tête : le front haut, dénudé - le nez long, qu'il suffira d'allonger encore un peu pour obtenir une frappante ressemblance -, la minuscule boule à l'extrémité du nez, ce qui met dans cet ensemble grave un soupçon de burlesque - la pomme d'Adam, saillant sur le cou comme une hernie sur un pneu de bicyclette -, les grandes oreilles un peu décollées dont on fera des oreilles d'éléphant. Nocheret est comme tout le monde une ébauche de caricature, une ébauche très poussée, à laquelle il ne manque que peu de traits pour donner aux autres tout leur sens. Un seul homme jusqu'ici s'est révélé aussi capable de ressembler à sa propre caricature : c'est Trouvé, le vieux professeur de latin du collège ; le plus malhabile des élèves de seconde pouvait en faire un portrait frappant, en trois coups de crayon sur un coin de buvard. Une barbiche en balai de chiottes, un nez en coquille d'escargot, une bouche en fente de tirelire, des yeux de grenouille, des cheveux en brosse plate comme un paillasson, et le tout monté sur un petit corps onduleux de serpent ; c'est un dessin à la portée de n'importe qui. On peut donner à tous les hommes une note de zéro à vingt, selon la prise qu'ils offrent à la caricature. Trouvé, avait dix-neuf, Nocheret mérite bien dix-sept ou dix-huit. A l'autre bout de l'échelle, un type comme Michel, au contraire, vaut au plus un ou deux. A quoi tient son pouvoir d'échapper ainsi à l'analyse, de glisser des yeux comme les anguilles glissent des mains ?
Pour le moment, renversé dans son fauteuil, pianotant d'une main sur son genou, le regard distrait, il semble n'écouter nullement son ami Nocheret. Celui-ci parle des cours entre lesquels l'étudiant de première année doit choisir.
En économie politique, dit-il, il m'est difficile de vous conseiller puisque je serais à la fois juge et partie. J'aurais grand plaisir à vous compter parmi mes auditeurs et à pouvoir continuer à vous conseiller, mais vous êtes entièrement libre. Mon collègue Monsieur Lamiral est un vétéran des études économiques, et si certains prétendent, avec un peu d'exagération peut-être, que son cours ne tient pas assez compte des théories les plus récentes ou des expériences étrangères tout à fait contemporaines, il n'en reste pas moins d'une grande solidité et de la plus haute tenue".
Sa phrase ressemble à sa voix, sa voix à son geste, son geste à son visage, son visage à tout son corps : tout en lui est long, précis, grave, et légèrement grotesque. Mais pour saisir cela il faut un coup d'œil qui n'est pas donné à tout le monde. C'est ce qui fait la différence entre les gribouillis des copains sur leur coin de buvard, et la caricature de Trouvé qu'il a mise au-dessus de son lit. Peut-on gagner sa vie comme caricaturiste pour les journaux ? Si c'était possible il serait bien bête de faire son droit. Même papa admire ses dessins. Une bonne caricature, c'est beaucoup plus de l'art qu'un portrait. Lui, quand il réussit, il atteint la vérité des gens et pas seulement leur apparence. Eugène a beau le trouver prétentieux et se mettre en colère.
"Pour ma part, dit Nocheret en levant avec réserve ses longues mains à mi-hauteur de sa poitrine, je crois d'un intérêt capital d'aborder les faits économiques avec des méthodes radicalement neuves. J'estime que depuis la grande époque de 1830-1860 la nature même des processus de production et de distribution est devenue trop complexe pour qu'on puisse désormais l'analyser par des procédés empiriques qui ont fait leur temps. Les physiciens d'aujourd'hui ne peuvent plus se contenter de la loupe, ni même du microscope ordinaire. Il leur faut maintenant le cyclotron de Lawrence ou le compteur d'ions de Gegermuler. Faute de ces instruments nous n'aurions aujourd'hui aucune idée de la constitution de l'atome. Il en est de même pour l'examen de la structure économique. Je suis persuadé que rien ne sera fait, non seulement dans l'ordre de la connaissance désintéressée, mais même dans l'ordre de l'action sur les phénomènes, tant qu'on n'aura pas renouvelé les méthodes d'analyse".
Ses yeux brillent derrière ses lunettes. Il est visiblement heureux de son petit déballage d'érudition scientifique. Il a parlé en regardant Michel, mais il lance soudain de côté un rapide regard satisfait, pour juger sans doute de l'impression produite par sa tirade. Le mouvement de la prunelle fait apparaître entre les paupières le blanc de son globe oculaire. Il a l'air d'un merlan pas très frais.

Leurs yeux jaunes en avant comme des cornes d'escargots, les autos glissent et s'entrecroisent. Les lampadaires blanchissent par endroits le tissu sale du crépuscule. Michel dit :
"J'espérais un peu que Nocheret nous offrirait une tasse de thé. Vous devez avoir faim. A votre âge on a encore l'habitude de goûter. Allons prendre quelque chose. Tenez, descendons jusqu'au d'Harcourt, cela me rappellera de vieux souvenirs".
Voici donc le quartier où il va vivre. Filles et garçons en bandes, libres. Et les cafés, où on entre quand on veut et boit ce qu'on veut, et où on peut pendant des heures discuter. Oui, mais avec quel argent ?
"Je regrette d'autant plus que Nocheret ne nous ait pas offert le thé, dit Michel, que cela nous aurait sans doute procuré le plaisir de voir Mme Nocheret. C'est une femme absolument charmante".
Il a déjà tout à l'heure appliqué le même qualificatif à Nocheret. Il y a en Michel un excès dans l'effort de bienveillance, qui finit par enlever tout relief à son appréciation des êtres. Si on le croyait, tout le monde serait bon, intelligent, charmant. Regardez Michel, dit maman, c'est un garçon remarquable, il ne se croit pas obligé pour cela de dénigrer qui que ce soit ; il sait voir le bien dans chacun. Mais Michel paraît moins voir le bien dans chacun que le créer de toutes pièces, ce qui est, le plus souvent, exaspérant.
"J'ai beaucoup d'amitié pour elle, dit-il, tenez, elle ressemble un peu à votre sœur Geneviève, c'est le même genre de caractère, actif, décidé, original".
On voit bien que Geneviève n'est pas sa sœur à lui. Il déchanterait vite.
"Ils sont mariés depuis trois ans, et nos ménages se voient souvent. Nous avons même parfois passé les vacances ensemble dans le Midi. J'avais déserté Banville, qui pourtant m'est si cher, aussi cher qu'à vous peut-être, quoique je n'y aie pas cet enracinement familial qui donne pour vous tant de valeur à la Haute-Pierre".
Tant de valeur ! Une vieille baraque sans lumière, dont les murs suintent, où les fouines courent dans le toit, où le vent passe sous les portes. Et à deux kilomètres de la plage. Il en parle à son aise, lui qui vient loger dans une villa toute neuve, où il n'a qu'à appuyer sur un bouton pour illuminer son escalier. Il est comme grand-père, qui trouvait la lumière des lampes à pétrole et des bougeoirs plus poétique que celle des ampoules, plus dans le style comme il disait.
On entre au d'Harcourt. Lumière, jazz, banquettes de cuir, brouhaha, tiédeur, mouvement. Quelle différence avec les bistrots de village, où, au cours d'une promenade, papa régalait tous les enfants d'un verre de bière ou de limonade gazeuse ! Ici tout est brillant, moderne, à la fois accueillant et mystérieux. Michel avance entre les tables avec une aisance d'habitué. Il s'assoit. Pour se mettre à côté de lui il faut frôler une dame élégante qui a une mouche sur la joue. Comme elle est parfumée !
Pourvu qu'elle ne le regarde pas ! Mais elle lève les yeux. Est-ce la gentillesse de son regard, toute crainte de rougir s'évanouit. Après tout, il n'est plus un collégien. Pourquoi rougirait-il quand une femme le regarde ? Michel commande deux portos. "J'ai l'impression ce soir, grâce à vous, de commencer nouvelle vie. C'est tout de même quelque chose d'en avoir fini avec cette espèce de captivité du collège.Je crois que je travaillerai beaucoup mieux, vous savez.
Oui, dit Michel, j'ai éprouvé autrefois les mêmes sentiments, et ici même, je crois bien". Il sourit d'un petit sourire qu'il a voulu sans doute indulgent et compréhensif, mais où il y a beaucoup de supériorité humiliante.
Se trouver dégarrotté de tous les liens de l'enfance, que d'un seul coup le bachot dénoue, c'est étrange… Et encore vous êtes Parisien, ou quasi. Mais imaginez ce que c'était pour le garçon qui arrivait de Chartres, ce trou de province, avec la découverte des concerts, des théâtres. Quel éblouissement ! Seul, à cent kilomètres de mes parents, avec une petite chambre de la rue Saint-Jacques, la chambre classique d'étudiant, sous les toits, comme dans un film".
Il se tait et boit son porto. Un homme à collier de barbe blonde s'approche, serre la main de la jeune femme à la mouche et s'assoit près d'elle, puis lui parle avec une sorte de demi-rire à bouche fermée. Que peut-il lui dire ? Il semble ironique et spirituel. La jeune femme rit et hausse les épaules. Michel dit :
"Dieu me préserve de vous faire jamais de la morale, Marc, mais si je pouvais vous aider à éviter quelques-unes des conneries que j'ai faites à votre âge…"
Ce mot est étonnant de la part de Michel. Plus étonnant encore serait que son passé justifiât cette phrase. Mais il n'en est rien. Michel croit ainsi souvent se faire plus humain, plus proche, en feignant de se trouver un être indigne. Ses petits accès de confession publique, comme dit Gilbert Drouet, qui ne l'aime pas. Il est probable que cette accusation rétrospective va servir d'introduction au chapitre des conseils à la jeunesse. Papa et Eugène, l'ont déjà amplement abordé. Si Michel se met de la partie, auprès de qui se sentir en paix ? Il n'y a plus qu'à laisser passer sans mot dire la douche pédagogique.
Michel émet son petit grognement et dit :
"Mais l'expérience de personne ne sert jamais à personne. Pas même probablement à celui qui la fait".
Le collier de barbe se penche tout à coup et parle à l'oreille de la femme, qui éclate de rire et se met la main sur la bouche. Quelque chose de clair bouge dans l'ombre sous la table. C'est la main de l'homme qui est là, posée sur la jupe de la femme, en haut de la cuisse, et qui fait un geste comme s'il la griffait.
Ça y est, il rougit, il rougit. Qu'il doit avoir l'air bête ! Pourvu que Michel ne le voie pas! Mais Michel, regard fixé sur l'homme au collier de barbe, a un petit sourire au coin des lèvres.

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[Extrait de © Paul-André Lesort, Les reins et les cœurs, Plon, 1946 (journée du dimanche 29 octobre 1933, Marc Lavallée)].

 

 


 

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