Il s'agit de l'histoire d'un couple, Amer et Marie, qui a quitté Paris et rejoint la terre natale d'Amer, la Kabylie.

 

 

XV.

 

Nous disons qu'il existe deux catégories d'amis : ceux d'abord qui se tiennent par les épaules, puis s'écartent insensiblement l'un de l'autre jusqu'au moment où ils ne se touchent plus que le bout des doigts ; alors, ils se lâchent tout à fait et se tournent le dos. Ceux, ensuite, qui commencent par se toucher les doigts, puis se tiennent de mieux en mieux jusqu'à s'embrasser tout à fait ; alors, ils ne se lâchent plus et restent inséparables. Ce sont les plus rares naturellement. Et on ne parle d'eux que comme d'une catégorie idéale, et seulement chaque fois que deux amitiés fatiguées viennent à rompre.

 

Quoi qu'il en soit, grâce à Ramdane et surtout à sa fille Chabha, l'oncle et le neveu devinrent des amis, de ceux qui s'agrippent résolument par l'épaule. L'attitude de Slimane resta néanmoins réticente, comme il fallait s'y attendre. On pouvait mettre son manque d'enthousiasme sur le compte de la timidité ou de son mauvais caractère, d'un complexe d'infériorité ou d'un égoïsme de bête têtue et stupide, même d'une intuition diabolique. Mais, en tout cas, on admit qu'il ne fallait plus faire attention à ses façons car Chabha s'ingénia à le faire paraître à son avantage.

Chabha s'est mis dans la tête, une fois pour toutes, qu'elle doit conquérir les Parisiens. Il aurait été difficile de la décourager. Il aurait fallu repousser toutes ses avances, ne pas être touché de ses attentions délicates, de son amabilité exempte de calculs, de son dévouement pour tout dire.

Chabha est une jeune femme de l'âge d'Amer, une aînée pour Marie mais ne le paraissant guère. Elle n'a jamais enfanté, ni souffert outre mesure, quoiqu'elle ait vécu la rude existence des villageoises de chez nous. Elle est fille unique de Ramdane et d'ima Smina qui continuent à la protéger, après l'avoir gâtée comme on gâte les garçons. À vingt-huit ans elle a encore son allure de jeune fille bien plantée, admirablement proportionnée, avec un teint mat et satiné, un corps souple et chaud, un visage éveillé, qu'animent de grands yeux noirs, une bouche expressive aux lèvres fraîches qui sourient tout le temps ou qui savent faire la moue avec la grâce exquise d'un enfant qu'on contrarie.

Elle n'eut aucune difficulté à se faire aimer. Elle commença par Kamouma qu'elle appela nana, tout court.

- Nana, tu vas tout de suite laisser en paix ces jeunes gens.

- Oh !

- Oui, tu viendras chez nous. Tu n'as pas peur de moi, j'espère ?

- Toi, ma fille, tu es plus difficile qu'on ne croit.

- C'est ce qu'on va voir. Vous n'avez pas assez de place, ici. Tu prendras notre petite chambre qui est toujours vide. Tu viendras tous les soirs y dormir. Ce n'est pas bien loin. Ton fils te conduira au besoin, ou bien ce sera ton cousin.

- Oh ! Celui-là, il ne m'a jamais aimée.

- Tant mieux, ce sera pour le contrarier. Vous, les Aït-Hamouche, vous avez tous la tête dure. Vous vous cognerez, et moi je serai là pour rire.

- Bien, bien. Je demanderai à mon fils. Tu sais, jusqu'ici je ne les ai pas gênés là, dans ma soupente. Je tombe endormie chaque soir comme une souche. Et je ne m'occupe pas d'eux. Ils parlent à leur aise. Je n'y comprends rien. Pour le reste...

Achou ! dit Madame, mise en éveil par le " comprends rien " qu'elle comprenait justement.

- Celle-là ! Je m'en vais lui expliquer, moi, dit Chabha. Voilà Madame : nana Kamouma, couchée maison Chabha.

- Ah oui ! Aujourd'hui ?

- Hein ?

- Combien de jours ? Achhal ?

Et Madame montre ses doigts.

- Toujours, Madame, toujours.

Chabha, en riant, saisit Madame par la main et l'entraîna vers le lit. Puis la mimique acheva l'explication.

- Toi, là. Amer, là. Deux. Comme deux doigts bien unis. Et un clignement d'œil significatif. Moi, nana… Elle entraîna Kamouma, faisant mine de sortir.

- C'est bon ? dit Chabha, ilha?

- Oui, ilha, dit Madame.

- C'est cela. On te le laisse, ton gros bêta. D'ailleurs tu le mérites bien. N'est-ce pas, nana, qu'elle est belle, ta bru ?

- Je ne dis pas non. Et pourtant tu connais mon cœur ? Mais que faire ?

- Ne te plains pas. Le reste est affaire de Dieu. Tu vois bien que j'attends, moi aussi, j'attends. Le bien est entre Ses Mains. Il ne faut pas désespérer. Amer aura sa part.

- Comment ? dit de nouveau Madame.

- Oh ! Ça n'est pas facile de t'expliquer, cette fois, dit Chabha. Essaie de comprendre. Tu vois ? Moi rien ici, dit-elle en montrant son ventre. Toi aussi, rien. Tu comprends ? Rien à bercer, comme ceci. Mais il y a quelqu'un là-haut. Oui ?

- Oui, Chabha, je comprends.

C'est ainsi que Chabha s'habitua à venir à peu près chaque jour rendre visite à Kamouma et à Madame. Kamouma, méfiante au début, finit par admettre que la femme de son cousin n'avait pas de malice, qu'elle voulait tout simplement faire oublier le passé. Elle consentit sans difficultés à revoir la maison paternelle et à appeler son cousin " mon frère Slimane ". Mais elle persistait à penser que ce dernier avait le cœur mauvais et pouvait ruminer un coup en traître, se servant au besoin de l'empressement hypocrite de Chabha. Dans sa vieille tête qui avait tant enregistré de choses peu banales, tout cela restait possible et tandis que son niais de fils se laissait vivre, elle veillait, elle !

Le temps passa. Madame apprenait à s'expliquer de mieux en mieux. Les relations avec les Aït-Hamouche devenaient plus intimes. Chabha parlait familièrement à Amer qu'elle appelait " notre Amer ". Il y avait très souvent des échanges de bons couscous et parfois, on allait prendre le repas, en commun, chez l'un ou chez l'autre. Ramdane était toujours invité, ima Smina retrouva Kamouma et elles bavardaient souvent ensemble. Il faut dire aussi que Slimane, s'il restait toujours sur sa réserve dans ses relations avec Amer, se prit d'affection pour Madame. Une affection un peu refoulée, il est vrai, mais que tous les autres devinaient car il ponctuait chacune de ses attentions timides et gauches de sourires entendus, un peu moqueurs.

On peut sans doute voir dans ce rapprochement inattendu l'appel intuitif du sang, si l'on admet, comme Amer, que Marie est la nièce de Slimane. En vérité, c'est que Slimane, maintenant, savait toute l'histoire. Ramdane avait eu déjà plusieurs conversations avec Amer. Un beau jour il apprit que Marie était la petite d'Yvonne, l'enfant qu'il avait, combien de fois, prise dans ses bras noirs et noueux de fellah-mineur, lorsqu'il était en France. Certes, elle avait changé au point d'être méconnaissable à ses yeux affaiblis. Mais il faillit en suffoquer d'émotion.

- C'est vraiment miraculeux, ce que tu m'apprends, Amer !

- Oui, notre rencontre fut un miracle. Depuis ce jour, j'ai compris que mon oncle me pardonnait.

- Mais tu n'avais pas à cacher cela ! Voilà qui va simplifier les choses !

- Elle ne porte pas le nom de son vrai père. Et puis Yvonne, tu sais...

- Ah je n'ai qu'à la regarder, maintenant. Il y a un air de famille. Je l'ai vue l'autre jour dans la gandoura de Chabha : elle a l'allure de ta mère quand elle était jeune.

- N'exagérons rien. D'ailleurs, inutile de s'appesantir là-dessus. Mais nous ne tenons pas à ce qu'elle passe pour une Kabyle. Nous ne le voulons ni elle, ni moi. Je préfère que tu nous gardes le secret. C'est promis, n'est-ce pas, dada Ramdane ?

- D'accord, puisque tu le désires. Je ne vois pas pourquoi... Et Slimane, peut-il savoir, lui ?

- Je préfère qu'il l'ignore.

- Bon, bon ! Cela me fait plaisir, tout de même. Si cette voix du sang existe vraiment, il l'aimera bien Slimane. Considère à quel point vos deux maisons sont mêlées. Les desseins de Dieu sont impénétrables, nous ne pouvons que nous incliner devant celui qui nous guide. Maintenant, je n'ai plus peur pour vous. Le sang de Rabah revient dans celui de sa fille. Oui, il revient dans notre terre. La terre et le sang ! Deux éléments essentiels dans la destinée de chacun. Et nous sommes des jouets insignifiants entre les mains du Tout-Puissant.

À voir l'importance que le vieux attachait à cette révélation, Amer comprit que Slimane serait vite mis au courant mais que le lien de parenté ne serait jamais proclamé ouvertement. Il jugea que ce serait mieux ainsi parce que l'ombrageux Slimane était capable de comprendre tout de travers. Il n'irait pas raconter partout que l'assassin de son frère avait pris comme épouse la fille de la victime. Ce serait désormais un secret commun pour les deux familles. Un lien supplémentaire. Non, Slimane n'était pas homme à crier sur les toits que Madame était sa nièce.

Dans le fond de son cœur, Slimane pardonna beaucoup à Amer, dès le moment où il apprit l'existence de ce nouveau lien. Il lui pardonna pour avoir retrouvé et recueilli cet héritage du sang et il se mit à aimer secrètement Marie. Non certes qu'il eût honte de la reconnaître publiquement pour parente mais il craignait lui-même de ne pas se faire prendre au sérieux par une telle femme qui était si différente des autres !

- Qu'elle reste ce qu'elle est, beau-père, dit-elle à Ramdane. Je n'ai que faire d'une nièce pareille.

- Oui, c'est ta nièce, il n'y a pas de doute. Mais tu fais bien de l'ignorer. De cette façon, tu ne réponds de rien. Ses actes ne te regardent pas et, aux yeux des gens, tu ne lui dois rien. Une nièce, on s'en occupe.

- Je compte bien m'en occuper, moi aussi. C'est la fille de mon frère, après tout. Cela me regarde aussi.

- Et l'héritage, alors ?

- Je te dis que c'est ma fille. Je n'ai pas d'enfant, moi. Si je ne veux pas qu'on le sache, ce n'est pas pour me dérober. Je n'ai pas besoin de conseils. Seulement, il n'y a que toi qui le sache. Si ma belle-mère et ma femme l'apprennent, le secret ne sera plus gardé. À ce moment-là, je la reconnaîtrai ouvertement et je donnerai à Madame tout ce que les kanouns me permettent de céder. Ce sera autant de moins pour ta fille.

- Et pour toi, dit Ramdane. Garde tes menaces et ta mauvaise humeur. Je regrette d'avoir parlé alors que j'ai promis le silence à Amer.

- Je suis heureux de savoir, moi, et je t'en remercie. C'est toi qui me pousse à dire des vérités. Eh bien, j'en parlerai à ma femme. Seule ima Smina m'inquiète. Elle est trop bavarde pour taire quelque chose.

- Là, tu as raison. Je ne lui dis jamais rien, moi non plus. Mais pour ma fille, c'est différent !

Depuis cette révélation, Slimane changea un peu d'attitude. Un changement à peine sensible. Chabha vit bien qu'il était moins tourmenté, qu'il acceptait sans trop rechigner le rapprochement entre les deux familles. En même temps il devenait moins communicatif avec elle et se taisait dès qu'il s'agissait d'Amer ou de Marie comme s'il était à bout d'arguments. Il sentait peut-être que Chabha l'abandonnait, passait dans le camp adverse. La jeune femme n'eut pas à approfondir tout cela, l'essentiel étant de ne pas contrarier ouvertement son mari. C'est ainsi qu'une sourde hostilité s'installa entre eux, qu'ils refusaient d'avouer parce qu'elle prit l'aspect d'une certaine lassitude.

À vrai dire, s'ils étaient aussi las l'un que l'autre, les époux étaient habitués à vivre ensemble sans rien rechercher au delà de cette existence commune. Ils avaient fini par admettre que c'était dans leur destin d'être unis. On ne peut parler ni d'entente ni de désaccord, ni d'amour ou de bonheur. Ils étaient ensemble, c'est tout. Et voilà qu'au moment où Slimane pouvait se croire dispensé d'aimer, il recommençait à voir cette inexplicable moue boudeuse que savait si bien réussir la bouche humide de sa femme et qui lui plaisait tant lorsque Chabha la faisait pour se défendre contre les cousins. Mais à présent, c'était contre lui qu'elle la faisait et il la détestait chaque fois davantage. Il n'y comprenait rien et ne disait rien, se contentant de bouder, de son côté. Et puis, il voulait lui faire sentir qu'il était contrarié, tout en se donnant l'air d'un homme que rien ne peut ébranler. Chabha devinait bien le jeu mais elle faisait semblant de ne pas comprendre. C'était pour l'exaspérer davantage. Parfois, ils avaient de petits accès de franchise : un regard, un hochement de tête, un mot lâché par mégarde dévoilait le fond de leurs pensées, puis tout se dissimulait derrière un rideau qu'ils tiraient précipitamment entre eux. En somme, l'un et l'autre en étaient arrivés à avoir un sentiment étrange qui refusait le compromis, une petite boule pleine de rancœur comme un kyste dans une chair saine. Une tumeur qu'il faudra se résoudre à extirper un jour de peur qu'elle n'empoisonne le corps ou qu'il faut feindre d'oublier en attendant le pire.

Cette tumeur (Chabha s'en aperçoit à présent), elle l'a toujours eue. Dès le mariage. Ce mari, on le lui a imposé ! Dans ses rêves de jeune fille nubile, elle avait désiré autre chose que Slimane. C'était une fleur pleine de sève un peu âcre, pas trop éclatante mais parfumée à donner l'ivresse. Elle-même était ivre de jeunesse et de désir... Et ce fut Slimane qui se présenta. Slimane avait trente ans, alors ! Elle en avait quinze ! C'était un bon parti pour le père Ramdane et la mère Smina : une grande maison, un passé enviable, un homme qui allait mettre tout de suite un foyer à la disposition de leur fille, car il n'avait ni mère, ni sœurs. Il fut accepté les bras ouverts. Et Chabha fut persuadée qu'elle avait de la chance. Elle oublia ses rêves naïfs, prit sur-le-champ des allures de femme raisonnable, de maîtresse de maison et s'estima comblée. Seule une petite partie d'elle-même refusa ce bonheur facile peut-être une doublure intérieure, ténue et sans poids, peut-être une boule au milieu du cœur. La plupart du temps, elle n'y pense pas et ne sent rien. Mais parfois aussi, elle étouffe. En réalité, que peut-elle dire à Slimane ? C'est vrai que depuis quelque temps cela lui arrive souvent. Mais elle n'y comprend rien elle-même. De la fatigue peut-être, après tout.

Pourtant, elle n'a rien de précis à reprocher à son mari. Que n'a-t-il fait pour elle ? Slimane n'était que fellah. Il n'était jamais allé en France car ses parents n'osèrent pas le lui conseiller après le mauvais départ de l'allié. Slimane n'avait pas fréquenté l'école non plus : il était trop âgé lorsqu'elle fut construite. Néanmoins, ayant vécu tout le temps au village à voir se succéder les générations, il avait acquis beaucoup d'assurance et sa timidité initiale passait maintenant pour de l'arrogance. Finalement, il n'avait réussi qu'à se faite détester et à détester tout le monde. On lui prêtait un mauvais cœur. Ce cœur était vierge. Sans s'en douter Chabha le conquit avec ses façons de gamine espiègle et ils passèrent ainsi dix années paisibles. Il y eut sans doute de la passion du côté de Slimane. Mais il avait tellement l'habitude de refouler ses désirs que Chabha s'arrangea pour ne pas trop comprendre, c'est-à-dire pour réprimer les élans impulsifs qu'il ébauchait parfois. Tandis qu'elle se croyait raisonnable et se piquait de sagesse, elle exaspérait au contraire le malheureux qui se détournait d'elle avec colère, devenait plus timide que jamais, ne tardait pas à se croire coupable puis revenait à Chabha plus calme ou plus docile. C'est ainsi qu'ils soumirent jusqu'à leurs caresses à des règles restrictives issues uniquement de la petite tête raisonneuse de Chabha qui croyait naïvement qu'une fille et un homme de bonne famille ne doivent pas dépasser certaines limites. Il suffit de dire, pour en donner une idée, que lorsque l'un se changeait, en présence de l'autre, il fallait l'obscurité de la nuit ou bien que le spectateur tournât le dos...

Oui, c'était un ménage raisonnable. Voilà pourquoi ni l'un, ni l'autre n'était pleinement satisfait. Chabha avait le soupçon d'autre chose mais elle cachait jalousement son trouble. Lorsqu'elle écoutait des voisines parler sans honte de certains jeux qu'elles disaient attrayants, elle en éprouvait un dégoût sincère. Mais elle entendait cela en plein jour, comme une parenthèse insolite au milieu des conversations sensées. Quand, la nuit, elle se prenait à rêver sur sa couche, à côté de Slimane endormi, elle voyait les choses de façon différente. Elle enviait l'audace de ces femmes.

Slimane savait, lui. Mais il en savait peut-être trop. Il s'était marié bien tard. C'était un vieux garçon plein d'expériences peu avouables. Dans ses colères, il regrettait un peu tout cela jusqu'à désirer une de ces femmes faciles prêtes à tout. Mais, une fois calmé, pour rien au monde il n'eût voulu que Chabha se transformât et il était heureux de ses allures de fille pudique Alors, il l'aimait de tout son égoïsme et se contentait de caresses avares.

Sur le terrain de la vie ordinaire, ils s'entendaient fort bien. Elle lui obéissait sans difficultés, savait se rendre à ses raisons, reconnaissait son expérience. Elle prenait toujours son parti, ce qui réconfortait beaucoup Slimane. Chacun était sûr de l'attachement de l'autre : ils vivaient sans méfiance.

S'il en avait été autrement, ils ne seraient pas demeurés ensemble après dix ans d'attente. Car ils passaient leur vie à attendre Leur rêve fut d'avoir beaucoup d'enfants, surtout de garçons. Lorsqu'au début de leur mariage, quelqu'un souhaitait à l'un ou l'autre les sept garçons (sept est le chiffre habituel de ce genre de souhait), le souhait était accueilli avec un sourire épanoui : c'était bien visé. Ils commencèrent à s'inquiéter dès la fin de la première année. Était-ce un sort ou une malédiction ?

Il fallut s'entourer de précautions se faire pardonner par ses proches jusque-là oubliés, rendre visite aux morts, distribuer des mets sur leurs tombes pour solliciter leur bienveillance, aller voir les koubas réputées, y laisser des offrandes, en promettre de plus importantes. Chacun de ces rites s'exécutait avec la plus grande humilité. Pendant tout le mois, Slimane faisait sa prière, Chabha se purifiait soir et matin, les jeux de l'amour se déroulaient avec autant de vigueur que d'espoir (dans l'obscurité, bien entendu). Le matin du vingt-neuvième jour, la jeune femme sentait immanquablement une coulée tiède entre ses cuisses. Elle courait derrière le pignon où se trouvait la petite hutte en roseaux et relevait sa gandoura pour contempler sa honte : sa déconvenue se traduisait par un flot d'insultes qui s'adressaient à n'importe qui ou n'importe quoi : la poule qui grattait la rigole, le pot ébréché qu'elle avait heurté par mégarde, un battant de porte qui ne voulait pas rester ouvert. Slimane devinait tout de suite. Il se levait sans un mot. Puis s'en allait au café.

[…]

 

 

XXVII

 

La nouvelle s'était répandue avec rapidité. On courait vers la carrière, le village entier était frappé de stupeur. Une centaine d'hommes et d'enfants se tenaient serrés au bord du cirque et suivaient attentivement des yeux ceux qui étaient descendus et qui s'activaient au déblaiement. D'autres survenaient sans cesse, le visage anxieux ou enfiévré. Certains audacieux essayaient de franchir le cercle pour descendre mais les autres les repoussaient, scandalisés.

Il y avait une dizaine d'hommes à l'intérieur de la carrière l'amin, Lamara le mineur, Hocine des Aït-Larbi, deux des Aït-Hamouche et quelques autres qui étaient arrivés les premiers. Ils travaillaient tous en chemise et en pantalon ; les burnous, les gandouras ou les vestes étaient jetés en désordre sur les pierres. Ils avaient les pieds, les mains et les visages souillés de terre mouillée. Les blessés étaient placés côte à côte, on continuait à déplacer de gros moellons ou à jeter machinalement une pelletée de terre sans utilité, d'un endroit vers un autre, pour ne pas rester à ne rien faire.

- Bon, bon, cria l'amin, occupons-nous des hommes.

Hocine était assis à côté d'Amer et lui tenait la tête sur les genoux. Il pleurait en se penchant sur son cousin. D'en haut, on l'interpellait, on s'impatientait, on voulait descendre. Les Aït-Hamouche se pressaient autour de leur blessé.

- Faites apporter les claies ! ordonna l'amin aux assistants.

Deux jeunes gens se détachèrent du groupe et coururent vers le village. Alors on s'occupa de sortir les blessés de la carrière. On les remonta tout doucement et on les coucha, toujours l'un près de l'autre, en attendant les claies. Les gens firent cercle autour des deux malheureux. Un peu à l'écart, un petit groupe entourait Lamara qui parlait et les gens allaient de Lamara aux blessés et des blessés à Lamara.

Ils n'étaient pas morts. Mais personne ne pouvait se rendre compte de la gravité de leurs blessures. Amer avait la figure barbouillée de terre et un gros caillot sur la tempe. Il avait séjourné un moment sous un poids énorme ; il avait fallu l'extraire avec précaution. On avait déchiré sa gandoura et sa chemise pour examiner son corps. Aucune blessure apparente, mais sa poitrine était peut-être défoncée. Il avait reçu un gros bloc qui l'avait couché sur le dos, puis toute une avalanche de terre et de pierres l'avait enfoui. La plaie de la tempe était due à un projectile, sans doute. La mine lui avait éclaté à la face, à bout portant. Il était mouillé, souillé de terre, de sang, de sueur qui le rendaient affreux à voir. Il n'était pas mort, mais ses yeux étaient clos. Le sang ne coulait plus de sa plaie. Une écume rougeâtre lui sortait au coin des lèvres tandis qu'une narine était obstruée. Un vieux marabout lui murmurait la chehada, la bouche contre l'oreille, tout près du caillot noir. Les gens hésitaient à le toucher, ils craignaient de l'achever. Chacun hochait la tête en le regardant. Hocine, désespéré, essayait de lui ouvrir les yeux et se penchait sur son visage pour lui souffler dans la bouche.

Slimane semblait moins atteint. Aucune blessure apparente. On l'avait ramassé, lui, sur un tas de cailloux, au bord de la carrière. Sa chéchia était prise sous un bloc qui avait dû tomber sur sa tête. Il respirait plus fort qu'Amer, et ses yeux aussi étaient fermés. Quelqu'un lui tâta le sommet du crâne et constata qu'il était mou comme celui d'un nourrisson. Slimane émit un faible gémissement, entrouvrit un œil qui se referma aussitôt puis sa main s'anima d'un mouvement régulier de va-et-vient, le long de son corps. Une seule main se promenait ainsi. Celle qui se trouvait du côté où l'on venait de découvrit la fracture. On eût dit que celui qui l'avait touché avait déclenché un mécanisme : les doigts s'ouvraient tout à fait au bas de leur course, puis se crispaient, semblaient tirer le bras qui remontait vers la poitrine. Alors, le poing fermé se détendait en hésitant et projetait brusquement le membre vers la cuisse. On resta ahuri devant ce mouvement inexplicable. Lorsqu'on tentait de l'immobiliser, on sentait que toute la force que pouvait encore avoir le malheureux s'était concentrée dans ce bras. Et de crainte de le faire souffrir davantage, on décida de le laisser tranquille.

Lorsque les claies arrivèrent, on s'occupa d'abord de Slimane. On le plaça sur les roseaux, la tête sur le burnous. On lui passa un turban sur le ventre pour l'attacher à la claie ; un autre turban lui maintint les pieds ; ses mains furent laissées libres le long du corps. Mais son bras ne cessait de se mouvoir et lorsqu'on le souleva pour partir, ce bras avait l'air de donner aux porteurs le signal du départ et semblait vouloir régler leurs pas.

Pendant qu'on s'occupait de Slimane, seuls Hocine et le vieux cheikh étaient restés penchés sur Amer qui mourait. Le faible souffle qui lui sortait d'une seule narine diminuait, diminuait, sa poitrine s'affaissait, sa figure devenait jaune très rapidement. Hocine constata que ses mains étaient glacées. Pourtant au moment où il faisait cette constatation, il vit son cousin ouvrir largement les yeux. Le marabout se mit à réciter sa formule avec précipitation, comme s'il était sûr de ce qui allait se produire ; il était fasciné par ce regard de moribond. Les yeux restèrent ouverts quelques secondes, fixés sur un point mystérieux, très loin au delà du vain empressement des hommes. D'un seul coup ils se retournèrent, les pupilles se perdirent dans le fond des orbites et il ne resta entre les paupières ouvertes que deux globes blancs. En même temps les lèvres se gonflèrent et lâchèrent dans un imperceptible souffle, la dernière bouffée d'air qui forma au milieu de la bouche une dernière bulle teintée de rose. Le cheikh abaissa de deux doigts les paupières relevées et pendant qu'il appuyait fortement pour les tenir fermées, il répétait lentement sa formule : "Il n'y a de grand que Dieu. Mohamed est son Prophète".

On installa le cadavre sur la seconde claie et les deux cortèges se suivirent. C'étaient les plus forts qui transportèrent le mort. Ils se relayaient par groupes de quatre sous la claie. Ceux qui suivaient chantonnaient la mélopée lugubre que tout le monde connaît et qu'on ne peut entendre sans tressaillir. Le sang dégoulinait à travers les roseaux, du sang épais et noir qui s'était caillé sous les habits, dans le dos et qui avait trouvé enfin une issue pour s'échapper.

On arriva au village dans une confusion extrême. Il y avait foule dans les ruelles. Les femmes étaient venues à la rencontre des hommes, les enfants se faufilaient entre les jambes des grandes personnes. On psalmodiait, on criait, on donnait des ordres. Les femmes des Aït-Ha-mouche et des Aït-Larbi se lamentaient. Madame et Kamouma, Smina et Chabha attendaient chez elles. Le gros de la foule s'arrêta pourtant à la djema, se demandant s'il fallait suivre le mort ou le blessé. Lamara, les yeux encore dilatés par l'émotion, expliqua, une fois de plus, ce qui s'était produit :

- O croyants, c'était écrit ! Vous reconnaîtrez tous la volonté divine. Nous voulions faire sauter le rocher à la cheddite. Amer n'était pas là. C'était mon travail. Je creuse ma mine à la barre, je la bourre de poudre : une triple dose. C'était le milieu du jour ! Les porteuses étaient allées déjeuner. Personne aux environs. Nous allumons et nous courons nous abriter, Slimane et moi, derrière le gros frêne. Ce fut tout. L'explosion ! Slimane se lève précipitamment. Je n'ai rien entendu, mais lui, il a cru avoir discerné un cri. Je le suis. Il vole à la carrière. Il y avait encore tant de fumée que je ne distinguai rien tout d'abord. Slimane était déjà à l'intérieur. J'arrive juste au bord pour voir se détacher un énorme moellon au-dessus de la tête du malheureux. Un coup du sort, mes amis ! On le dirait lâché par une main invisible, mais consciente, décidée, adroite. Il y eut un grand fracas et Slimane ne put même pas esquisser un geste. Lorsque tout se dissipa, je me mis à appeler à l'aide sans me douter qu'Amer était pris sous l'éboulement de pierres et de terre. Ce n'est qu'en descendant avec Hocine, le premier arrivé au secours, que nous voyons les pieds d'Amer remuer faiblement, Oh ! Mes frères, je n'oublierai jamais ces pieds maladroitement plantés comme des piquets tordus. Il n'y avait qu'eux. Tout le reste avait disparu. Et ils parlaient, je vous assure, je les entendais appeler, crier leur souffrance, s'accrocher à la vie. C'était l'âme d'Amer qui s'y réfugiait et ne voulait pas s'en aller. Sur le coup, j'oubliai Slimane qui était étendu, pas trop loin. Nous l'oubliâmes tous les deux. Il a fallu que les autres arrivent pour s'en occuper. Et je leur criai de venir m'aider pendant que j'arrachais la terre et les pierres, comme un fou. Quelle journée ! Mon Dieu ! Pourquoi faut-il que de pareilles catastrophes arrivent ?

- Comment se fait-il qu'il n'a pas entendu votre appel ? Vous avertissez bien pourtant, chaque fois que vous allumez les mèches ?

Lamara hésita une seconde. Puis il hocha la tête d'un air accablé.

- Mais oui, bien sûr. Attention à la mine ! Attention à la mine ! Hein ? Vous savez, n'est-ce pas ? Notre signal ! Les gosses se moquent de nous, quand nous passons, le soir attention à la mine ! Slimane se fâche quelquefois. Attention à la mine ! Et l'écho répète longuement... Voyez-vous, quand c'est écrit que pouvons-nous faire ?

A ce moment on vit arriver le père Ramdane, sortant de chez sa fille. Il était grave et impassible. Il ne voyait personne, mais il alla droit à Lamara et lui fit signe de l'accompagner. Ils s'engagèrent dans la ruelle des Aït-Hamouche. Devant le portail, Ramdane s'arrêta et regarda Lamara.

- Tu es le seul témoin, avec Dieu. Parle !

- Je parlerai, dada Ramdane. Tu m'as trouvé en train de parler. Mais à toi je dirai tout : j'arrivai le premier derrière le frêne. Slimane était sur mes talons, Je m'accroupis. Il était debout en face de moi et pouvait voir l'entrée du champ. Eh bien, voilà, il s'accroupit subitement, ses mains tremblaient. Et ce fut avec ces mains tremblantes qu'il me saisit la figure pour m'obliger à le regarder, il parlait abondamment, bredouillait, se répétait :

- Vite, regarde mon œil, une poussière, enlève-la, souffle dessus.

- Bon, doucement, lâche-moi, d'abord.

- Oh ! Regarde bien, ça pique. Une poussière. Enlève-la ! Souffle, souffle !

Ses mains, sur ses genoux, tremblaient toujours. Il était tout contre moi. Il parlait tout le temps. Plus question d'avertir, de crier " attention à la mine ".

- Regarde l'autre œil. Je me suis aveuglé. Regarde bien, Lamara.

Puis tout d'un coup l'explosion ! Il se lève d'un bond, me dit qu'il a entendu un appel et court sans plus se préoccuper de ses yeux.

- Donc, tu penses qu'il a vu Amer déboucher près de la carrière ?

- Oui, sur le sentier. Amer devait fatalement y entrer, nous chercher, voir le travail de la demi-journée...

- C'est ton avis. Rien ne prouve…

- En effet, il y avait ces poussières dans l'œil, dans les yeux, je veux dire. Tout cela était écrit, voilà mon avis.

- C'est le mien aussi.

- Maintenant, dada Ramdane, tout ce que je t'en dis, c'est entre nous, naturellement.

- Je pense que tes impressions, tu dois les garder. Ne cherche pas à pénétrer les desseins de Dieu. Notre jugement est si faible !

- Non, dada Ramdane, il n'est pas question de juger. Tu as une fille, toi. J'en ai trois. Le mal qu'on sème, ce sont les enfants qui le récoltent. L'un est mort, l'autre est entre les mains du Très-Haut. Ce n'est pas juste d'empoisonner l'existence des survivants…

Ramdane garda le silence, baissa les yeux et ils restèrent ainsi un petit moment. Puis le vieux poussa le portail et entra sans avoir invité Lamara à le suivre. Et Lamara soucieux revint à la djema.

À la maison, les Aït-Hamouche entouraient leur blessé. Ils étaient tous là, hommes et femmes. Ils étaient chez eux et toléraient Ramdane. Slimane était couché au beau milieu de la pièce sur le grand tapis rouge. C'était une vieille Aït-Hamouche qui avait fait le lit. Elle avait pris d'autorité la natte, deux peaux de moutons, les meilleures couvertures, le tapis rouge, le grand oreiller. Elle avait disposé tout cela en prévision des visites qu'on allait recevoir, sans s'adresser une seule fois à Chabha. Elle ne s'était pas gênée pour grimper à la soupente, tâter, regarder, inventorier. Elle était chez elle. D'ailleurs toutes les autres faisaient les empressées autour de leur " pauvre Slimane " et délaissaient ostensiblement Chabha, effondrée dans un coin. Smina, de son côté, ne s'occupait que de sa fille mais elle ne perdait rien des allées et venues, et avait tout son sang-froid pour comprendre la manœuvre des ennemies. Elle les voyait s'emparer de la maison. Déjà ! Certes, c'était un affront pour sa fille, mais dans cet affront, il leur fallait toutes deux puiser le courage et la force. Le courage de supporter le coup du sort, la force de s'opposer aux intruses, de tenir tête. Et là, devant ce corps inanimé d'où la vie n'allait pas tarder à s'échapper, elle éprouva une joie secrète en songeant que la Providence avait, d'un coup de plume, assuré l'avenir de sa fille stérile. Ils pouvaient bien ignorer les deux femmes, les Aït-Hamouche, leur déception serait grande, leur colère impuissante lorsqu'ils verraient leur échapper la maison et la terre. Machinalement, elle attira sa fille contre sa poitrine molle et flétrie et se mit à la bercer tendrement. Elles étaient dans le coin le plus sombre. Et pourtant, on les vit bien et on les insulta encore.

- Notre pauvre enfant, dit une Aït-Hamouche, seul tu as vécu et seul tu mourras.

- Tais-toi, lui cria son mari. Nous sommes tous là, autour de lui. Il n'a besoin que de ses frères.

Chabha se redressa, ferma les yeux, les pressa de ses mains puis les ouvrit et regarda fièrement les cousins. Elle se leva, écarta les bras de sa mère qui voulait la retenir, se fit un passage entre tous, vint prendre place au chevet de son mari. Comme deux femmes se levaient pour sortir, les hommes, du regard, les obligèrent à se rasseoir et le plus vieux se retourna vers Ramdane qu'il eut l'air de découvrir parmi tous les autres.

- Je ne pense pas qu'il passe la nuit, dit-il. Il y aura deux enterrements demain.

- La volonté de Dieu sera faite.

Ce petit dialogue calma les autres. Ils comprirent qu'il allait falloir se supporter.

- Ramdane, lui dit-il encore, il nous reste, nous Aït-Hamouche, un devoir à remplir. Nous avons un blessé. Eux, ils ont un cadavre. C'est à nous de rendre visite aux Aït-Larbi. Mes frères, n'oubliez pas que Kamouma est notre sœur et son fils notre neveu. Nous irons le voir, malgré tout.

Il promena un regard sur les hommes, personne ne répondit. Mais ils avaient tous compris que la dernière réticence était une insulte supplémentaire à l'adresse de Ramdane.

- Amer est mort, répondit-il. Parlez à votre aise. Son oncle ne tardera pas à le suivre. Regardez-le.

Ils avalèrent l'insulte, à leur tour et se penchèrent sur le blessé. Son bras, maintenant, ne bougeait plus sous la couverture. Son corps s'affaissait de plus en plus et semblait gagner en longueur ce qu'il perdait en volume. Le visage prenait une teinte cireuse et nul souffle ne soulevait la poitrine. Ce fut dans cet état qu'ils décidèrent de l'abandonner.

- Dépêchons-nous dit le plus vieux. Nous irons tous là-bas. Hommes et femmes, Ramdane, tu voudras bien demeurer auprès de ton gendre, attendre notre retour. Ta fille doit venir, je pense. Les gens, à la djema, nous verront passer en famille. C'est très important.

Ramdane ne répondit pas. Il regarda sa fille qui se leva avec effort, s'éloigna de son mari et se dirigea vers la porte pour passer la première. Elle savait que son père voulait la garder. Mais une fois de plus elle releva le défi.

La maison de Kamouma était pleine de monde. Le défilé des visiteurs avait commencé dès l'arrivée du corps. Des gens venaient dire une parole de réconfort à Kamouma et à Madame, s'approchaient à tour de rôle du mort, se tenaient un moment sur le seuil puis cédaient leur place à d'autres. Il y avait aussi tous les cousins et toute la karouba. Certains étaient dans la cour. Ils recevaient, les premiers, les condoléances et prenaient chaque fois une mine grave. Ceux que le deuil touchait le moins s'empressaient de répondre avec les formules les mieux tournées comme pour prouver à tout le monde et à eux mêmes qu'ils étaient affectés. Mais on savait fort bien que seules les deux femmes étaient dignes de pitié et que le coup qui les frappait ne touchait pas les Aït-Larbi. Pourtant les plus raisonnables d'entre eux déploraient cette mort prématurée et songeaient que c'était une perte pour la famille. Cette idée fut exprimée à haute voix par Hocine qui n'avait pas honte de sangloter devant tous. Mais en ce qui concernait Hocine il y avait peut-être autre chose. Ses larmes étaient sans doute sincères, sa douleur était visible. Chaque fois qu'un groupe de grandes personnes survenait, les cousins ne manquaient pas d'attirer l'attention sur Hocine pour souligner à quel point les liens de famille étaient solides chez les Aït-Larbi.

Hemama se trouvait dans le lot des femmes qui se lamentaient et ses cris dominaient tous les autres. Chaque fois elle donnait le signal. Elle choisissait son moment pour crier, les autres suivaient. Elle guettait les entrées, puis quand un groupe important obstruait la porte, elle les assourdissait de son bruyant désespoir.

Madame était assise sur la chaise, tournant le dos à la porte, la tête dans ses mains, tout près de la tête d'Amer et sanglotait tout doucement, sans arrêt. Elle était entièrement à sa douleur et ignorait l'assistance. On voyait bien qu'elle s'était détachée d'un seul coup de tout ce monde qui n'était plus rien pour elle, que nul ne pouvait l'arracher à ce corps inerte sur lequel elle posait un regard effaré chaque fois qu'elle levait les yeux. Alors elle secouait la tête nerveusement comme pour nier l'évidence, se pétrissait les mains et baissait les épaules pour sangloter de plus belle.

Kamouma tournait autour du lit dans le petit espace que lui laissaient les gens. Elle s'était subitement ratatinée, desséchée, tordue. Ses bras anguleux étaient passés sous la ceinture et s'enfonçaient dans son ventre creux. Elle était tout en arêtes, en lignes brisées. Il y avait dans sa démarche quelque chose de dérisoire et de sinistre à la fois qui empêchait d'inspirer la pitié. On la sentait toute pointue de colère et de révolte, on la sentait qui accusait Satan, Dieu et les hommes. On comprenait qu'elle ne pliait pas sous son malheur, qu'elle l'empoignait à bras le corps, qu'elle se mesurait avec lui.

Devant son fils mort, les Aït-Larbi la craignaient. Ils redoutaient un éclat, des paroles irréparables qui pouvaient compliquer les choses. Lorsqu'elle avait reçu le cadavre, elle s'était jetée, hargneuse, sur Hocine en larmes et lui avait crié sa haine devant tous.

- Tu es content, maintenant ! Tu me le rapportes sur une claie !..

Les gens avaient feint de ne rien comprendre et le cheikh lui avait parlé sévèrement.

- Crois-tu, mécréante, qu'il soit ton fils et non une créature de Dieu ? Il l'a voulu et te l'as repris. Incline- toi. Tu es trop vieille pour blasphémer. T'imagines-tu capable de changer le cours du destin par les petits calculs ? Pleure ton fils et soumets-toi car, peut-être alors, celui qui t'en prive t'apportera la consolation. Lui seul le peut !

Le vieux marabout la tenait par les bras et la secouait de toutes ses forces pendant qu'on plaçait le cadavre sur le lit. Il l'obligea à l'écouter. Il avait touché juste, à son insu. Elle fixa sur lui son regard de bête traquée puis elle détourna la tête. À partir de ce moment, elle ne cria plus. Ses calculs étaient déjoués. À qui s'en prendre maintenant ? Qui avait tué son fils ? Slimane ? Chabha ? Hocine et sa femme ? Elle-même aussi, avec cette stupide Smina ? Ou bien encore était-ce Amer qui était allé au-devant de la mort en hâtant par sa conduite l'échéance d'une inexorable dette ? Une dette qui aurait pu être oubliée ! Le marabout a raison, Dieu se moque de nos petits calculs. Il écrit, lui, il trace pour chacun son chemin.

Lorsque les Aït-Hamouche arrivèrent, ils furent reçus par les Aït-Larbi avec des marques de satisfaction non dissimulée. De part et d'autre on se trouva à l'aise, on se sentit uni par ce commun malheur qui, à la vérité, les effleurait à peine. Leurs regards semblaient se féliciter de sauver ainsi la face et de se tirer d'un mauvais pas sans qu'il restât entre eux l'ombre de la plus petite inimitié. Ils enterreront leurs morts qui seront vite oubliés, et chacun se sentira bien chez soi.

Les femmes des Aït-Hamouche mêlèrent leur concert à celui des Aït-Larbi. Les lamentations qui emplirent la maison atteignirent leur ampleur la plus grande. Mais Kamouma comprit que ces lamentations proclamaient en vérité leur accord.

La vue de Chabha arrivant en tête la troubla profondément. Elle la détestait comme une ennemie et la prenait en pitié. C'était la vivante image de sa douleur et de sa faute. La jeune femme avançait comme un automate et pourtant elles se virent bien toutes deux. Kamouma détourna la tête, Chabha eut une grimace douloureuse et se dirigea vers Madame. Kamouma contourna le lit pour la devancer. Les trois femmes se trouvèrent réunies au chevet d'Amer. Une vingtaine d'autres personnes se serraient autour d'elles, criant, gesticulant mais attentives à ce qui allait se passer. Les hommes étaient massés derrière et bouchaient la porte. Juste à ce moment, un jeune Aït-Hamouche cria que Slimane venait d'expirer. Chabha, l'épouvante dans les yeux, se pencha lentement vers le lit et s'effondra sans connaissance, contre les genoux de Madame. Il y eut une grande mêlée. Kamouma se redressa. Pour elle la nouvelle était bonne. Morts tous les deux ! Elle osa lever les yeux et regarder les Aït-Larbi qui étaient là, les Aït-Hamouche qui lui tournaient le dos pour s'en aller vers leur mort, tandis que Chabha était toujours à ses pieds, oubliée de tous. Soudain, Kamouma sentit que Madame lui prenait la main pour la placer sur son ventre. Alors elle tressaillit.

- Il a bougé ? lui murmura-telle.

- Oui, quand Chahha est entrée.

- Dieu soit loué, ma fille. Nous aurons un héritier.

Puis elle se baissa pour relever la jeune femme évanouie. Elle oublia un peu son fils, sa douleur et sa colère.

- Demain, songea-t-elle, lorsqu'ils 1e prendront, Madame jettera sur son mari sa ceinture de flanelle rouge. Et le monde saura que son sein n'est pas vide !

 

[© Mouloud Feraoun, La terre & le sang, Éditions du Seuil, 1953].

 

 


 

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