Louis BERTRAND (1866-1941) a donné, c'était bien le moins, son nom à une cité scolaire meusoise (celle de Briey - pays de sa mère). Dès sa sortie de l'E. N. S., il obtint un poste au lycée d’Aix-en-Provence (il y réussit l'Agrégation de Lettres classiques en fin d'année, en juin 1889), qu'il quitta pour celui de Bourg-en-Bresse (où il demeura deux années), puis fut affecté à divers établissements d’Alger (où il séjourna de 1891 à 1900, et où il obtint un doctorat ès Lettres en 1897). Athlète conscient de sa force et de sa supériorité intellectuelle, et portant beau, il eut plus que du mal à se couler dans le moule du fonctionnaire, des horaires et des programmes : n'interdit-il un jour l'accès de sa classe à son Proviseur, au prétexte que celui-ci ne portait pas la tenue d'apparat exigée par un vieux règlement ? L'Inspecteur général dépêché pour le mettre au pas eut aussi son compte... Déplacé en 1901 au Lycée de Montpellier, à cause d'une désinvolture qui le suivit toute sa brève carrière, il démissionna bientôt pour se consacrer à la littérature. Il fut élu à l’Académie française en 1925 (succédant à un autre Lorrain, Maurice Barrès). Il laisse une œuvre abondante, totalement oubliée aujourd'hui.

Cet extrait, je le dédie aux anciens de ce "petit Lycée tout neuf et de troisième ou de quatrième catégorie", n'est-ce pas Philippe Seguin ? Et en particulier à toi, Pierre-Marie M. ! En rappelant l'émouvant souvenir de notre cher Proviseur, L. Vardème, et de ses inestimables Surgés, MM. Gros et Quin. Et puis d'Antonin Fabre, et de tant d'autres professeurs ! Sans oublier notre cher coiffeur, Monsieur Cazalet !

 

 

Agnosco veteris vestigia flammmae

 

C'était pendant la dernière semaine de septembre 1888. Autant que je me rappelle, j'avais dû prendre à la gare de Lyon un express qui partait de Paris vers deux heures de l'après-midi pour arriver à Marseille le lendemain, vers six ou sept heures du matin. Je sortais de Normale. J'avais vingt-deux ans. Récemment nommé professeur de seconde au lycée d'Aix-en-Provence, j'allais rejoindre mon poste. Une vie nouvelle commençait pour moi. Je n'étais plus un élève, j'étais mon maître, ou je pouvais en avoir l'illusion... Vingt-deux ans ! Un avenir qui n'avait rien de désespéré ! Et Marseille, la Provence, le soleil méditerranéen, la mer à l'horizon ! Le lendemain à l'aube, je descendrais de wagon devant des paysages tout neufs pour mes yeux, dans un pays dont j'avais longtemps rêvé, et qui ne pouvait être que merveilleux !... J'aurais dû être enchanté et, avec mon habituel tempérament, fou de joie ! Et pourtant j'étais triste, inquiet, mécontent de moi et des autres […]. Je considérais piteusement ce compartiment de troisième classe qui allait être mon gîte pendant toute une nuit, ma pauvre valise en peau de truie juchée sur la planche aux bagages avec une mince couverture roulée dans une courroie. Je jetais un regard timide et secrètement offensé vers les individus vulgaires et bruyants qui m'entouraient. Et j'avoue que j'étais humilié de cet entourage, de ce pauvre équipage qui était le mien. Cela me paraissait presque comme une déchéance [...]. Certes, ce n'était pas le dénuement complet ! J'étais sûr que, tout de même, on ne mourrait pas de faim ! Ce qui m'inquiétait et me mortifiait, c'était ce gagne-pain dérisoire que m'offrait l'Université : deux cent vingt francs et quelques centimes par mois pour nourrir et entretenir trois et bientôt quatre personnes ! Et surtout - car ma vanité l'emportait sur tout le reste - ce qui m'humiliait, c'était cette chaire de Seconde au lycée d'Aix-en-Provence ! J'avais escompté beaucoup mieux. Depuis plusieurs années, je me préparais pour l'École d'Athènes. Je devais passer trois ans en Grèce et en Asie Mineure. Je verrais Rome, l'Italie, Constantinople, Jérusalem, enfin tout l'Orient. Et, pendant de longs mois, j'avais vécu dans la fièvre et les éblouissements des grands voyages. J'étais l'hôte des rapides, des paquebots, des hôtels cosmopolites. Par avance, je goûtais l'ivresse de débarquer dans des ports inconnus, de me promener dans de grandes villes exotiques, où chaque pas est une découverte !... Et puis rien de tout cela ! Pour apaiser ma fringale d'exotisme, de grands spectacles merveilleux, Aix-en-Provence ! Une sous-préfecture des Bouches-du-Rhône ! Un petit lycée tout neuf et de troisième ou quatrième catégorie ! ... Mais c'était bien ma faute et c'est ce qui achevait de me navrer ! J'avais eu la sottise de me faire refuser à l'agrégation, ce qui m'interdisait toute ambition athénienne, - et cela par dilettantisme, pour m'être épris d'un des auteurs du programme, auquel j'avais tout sacrifié, au lieu de piocher sagement et méthodiquement mon examen, comme les camarades. Alors de quoi me plaignais-je ? Je n'avais que ce que je méritais !

Toutefois, pour essayer de reprendre courage, pour m'abstraire de mon entourage et me prouver à moi-même que j'étais, malgré tout, d'un autre monde que mes voisins, je tirai de mon portefeuille ma récente nomination et je m'abîmai dans la contemplation de cette importante feuille à en-tête ministérielle. Je m'affermis, une fois de plus, dans la désolante conviction que j'étais nommé, "à titre provisoire", chargé de cours de seconde au Lycée d'Aix. Et, pour couronner le tout, on m'enjoignait de rallier mon poste, dans le plus bref délai... Ce "plus bref délai" me fit l'effet d'un coup de férule, ou d'un coup de trique administrative. Cela me rappelait cruellement que j'étais un fonctionnaire, que je n'étais pas du tout mon maître, comme je me plaisais à le croire. Le document ministériel le disait sans ménagement : "ce fonctionnaire est invité à rejoindre son poste dans le plus bref délai" ! Invitation sans aménité ! J'entrevoyais déjà l'horreur d'être un fonctionnaire, l'esclavage qu'il me fallait bien accepter pour assurer ma pauvre vie et dont j'ai tout de suite cherché à m'affranchir, bien qu'à de certains moments j'aie fini par l'accepter sans trop rechigner et même par le trouver très supportable... Quoi qu'il en soit, mon instinct y était contraire. Mon premier mouvement avait été de fuir dès que je le pourrais. Je l'avoue franchement, je n'étais entré dans l'Université, qu'avec l'intention d'en sortir au plus vite. À mes yeux, c'était seulement le vivre et le couvert assurés, en attendant la liberté, que la littérature ou le journalisme ne manquerait pas de me donner. Pour y arriver, Athènes me paraissait un bon moyen. Ma vie là-bas ne serait qu'une succession d'enchantements ! Ruines et paysages ! Méditations sur l'Acropole, chevauchées à travers le Péloponnèse ! Et, après cela, Stamboul ! Les Échelles du Levant !... Ah ! ces Échelles, quelle fascination elles exerçaient sur moi ! Je les voyais toutes lumineuses et perdues dans des gloires célestes comme l'Échelle même de Jacob !... Et, au lieu de ces splendeurs, de tout cet exotisme à la Loti (car l'exotisme, en ce temps-là, faisait déraisonner jusqu'à la critique), je tombais en Aix, - Aix-en-Provence, sous-préfecture des Bouches-du-Rhône !... Cette vieille capitale provençale, j'ignorais tout de son glorieux passé, de ses beautés monumentales, de ses paysages, de son charme délicat !... Aix ! Ce nom un peu aigre sonnait désagréablement à mes oreilles ! Sa silhouette graphique elle-même, que je considérais pour la centième fois sur ma feuille de nomination, n'avait rien de flatteur pour mes yeux. Aix ! Une majuscule pointue, et rien derrière ! Ce mot m'était déplaisant à lire ! Et, pour comble de désenchantement, j'avais feuilleté avant de partir un vieux manuel de géographie et j'y avais lu ceci : "Aix, dix-huit mille habitants. Archevêché, cour d'appel, faculté des lettres et de droit. Siège d'une Académie. Commerce d'amandes et d'huile d'olive...". Foin de l'huile d'olive et des amandes aixoises ! Je n'avais aucun goût pour ces denrées, et ce que je voyais de plus clair, à travers cet étalage de titres ecclésiastiques, parlementaires et universitaires, c'est que tout cela déguisait un affreux trou de province, une vieille petite ville moribonde ! D'avance, j'en avais l'âme transie […].

Sans doute, ce soir d'octobre, dans le train qui m'emportait vers la Provence, j'avais le pressentiment des contrariétés qui m'attendaient, qui allaient entraver la marche de mon destin, et, en somme, d'un échec pire que celui dont j'avais conscience en ces instants pénibles, - d'une étape sans gloire et d'un effort en partie perdu. Aussi ne pouvais-je surmonter ma tristesse : l'approche de je ne savais quoi de lourd et d'hostile pesait sur moi. Cela fit que je ne pris aucun plaisir aux spectacles qui passaient devant mes yeux pour la première fois. J'eus à peine un regard distrait pour Dijon, dont le seul profil, aperçu de la portière du wagon, aurait dû m'émerveiller. Et puis je succombais à la fatigue. Vers Chalon, je finis par m'endormir d'un mauvais sommeil...

Tout à coup, en pleine nuit, je fus réveillé par un vacarme de ferrailles, des cliquetis de chaînes et des heurts de tampons. Dans les ténèbres, une voix désespérée criait :

- Lyon-Perrache !... Lyon-Perrache!

J'ouvris les yeux et, dans la stupeur du sursaut, dans l'air vif de minuit qui me faisait frissonner sous ma couverture, je perçus, tout près de moi, une conversation entre deux individus, dont l'un était devenu mon voisin, tandis que l'autre, qui l'avait accompagné à la gare, était perché sur le marchepied du wagon. Ils causaient bruyamment avec la belle goujaterie des gens qui ne savent pas se gêner et qui, à l'hôtel comme en chemin de fer, n'éprouvent aucun scrupule à réveiller le monde. C'étaient probablement deux commis-voyageurs. Celui qui partait allait s'embarquer à Marseille, le lendemain même, pour le Pirée. Celui qui était sur le marchepied lui faisait toutes espèces de recommandations. Enfin il lui dit :

- Quand vous serez à Athènes, si vous voyez le père Platon, faites-lui bien mes compliments !

Athènes ! le père Platon !... Ces mots proférés dans les ténèbres par une voix inconnue et qui répondaient, par je ne savais quelle coïncidence mystérieuse, à mes préoccupations intimes, ces simples mots produisirent en moi un singulier effet. J'entendais bien que ce père Platon devait être quelque marchand d'étoffes, client des fabriques lyonnaises. Qu'importe ! il s'appelait Platon ! Et il habitait Athènes ! Et ce goujat de commis-voyageur qui était mon voisin, irait à Athènes et verrait le père Platon ! Avait-il de la chance !... Ce rappel de tout ce que j'avais rêvé, ce rappel brutal sur le quai d'une gare, dans les ténèbres, entre minuit et une heure du matin, ce petit incident remua toutes mes rancœurs et toutes mes nostalgies, raviva toutes mes blessures...

Accablé par le sentiment de mon infortune, j'eus beaucoup de peine à me rendormir […].


Cependant ma première impression fut des plus favorable. Je voulais, d'ailleurs, qu'elle le fût. Il m'était intolérable de penser que la ville où désormais j'allais vivre était un lieu médiocre. Je m'excitais à la bienveillance et même à l'admiration. Et, tout de suite, j'avoue que je fus très frappé par le grand style du paysage aixois, cette campagne aux molles inflexions et aux nobles feuillages italiques, la couleur chaude des terrains et des fabriques, et, aux arrière-plans, les masses architecturales de Sainte-Victoire. Je trouvais même au viaduc de Roquefavour je ne sais quoi d'antique ou de classique qui m'évoquait tout un coin de la campagne romaine, un paysage de Poussin ou de Claude Lorrain.
Mais il faut bien que je l'avoue aussi ; à cette époque-là, j'étais aussi mal préparé que possible pour goûter le charme archaïque d'une vieille ville parlementaire comme Aix-en-Provence. Presque toutes ses beautés datent du dix-septième et du dix-huitième siècles. Or, cet art-là était à peu fermé aux générations qui florissaient vers 1890. On méprisait en bloc tout ce qui n'était pas l'Antiquité grecque ou le gothique. L'histoire de l'art finissait après la Renaissance. Enfin le Midi provençal ou languedocien, le Midi français n'était guère qu'un prétexte à plaisanterie. Parlez-nous des pays exotiques ! Nous donnions furieusement dans l'exotisme. Nous étions Orientaux et même Extrême-Orientaux avec Loti. Et ainsi je ne pouvais rien comprendre à Aix-en-Provence. Je n'en pouvais rien sentir […].

Sur le terre-plein de la gare, stationnaient deux ou trois pataches, destinées au service des hôtels et dont l'aspect sordide acheva de décourager mes vélléités administratives. Quel était le meilleur hôtel de la ville ? J'avais négligé de me renseigner sur ce point. Et puis le triste état de ma bourse m'obligeait à être modeste. Je finis par jeter mon dévolu sur l'Hôtel du Nord, dont l'omnibus tout battant neuf, à l'extérieur décent mais sans faste, m'inspirait de la confiance... Et fouette, cocher ! Nous voilà roulant sous les platanes d'une avenue sans maisons ou presque, qui s'appelait alors, si j'ai bonne mémoire, l'avenue Victor-Hugo.

Tout de suite, nous arrivâmes à une grande place, aux maisons rares, elle aussi, et qui avait plutôt l'air d'un terrain vague. Au centre, un grand bassin avec son jet d'eau, ses vasques superposées, le tout d'une belle banalité administrative. De nouveau, j'eus l'impression d'une mesquinerie faiseuse d'embarras. Cela me chagrinait pour Aix et surtout pour moi. Ma vanité, non pas seulement mon grand désir de beauté et de magnificence, était intéressée à ce que ma nouvelle résidence fût belle et magnifique. Jamais prélat, faisant son entrée dans sa ville épiscopale, ne fut plus pénétré que moi de la solennité, de la gravité de la circonstance, ni plus soucieux de décorum. En présence d'Aix, j'étais comme les mères de mon temps devant une grande fille dégingandée et nigaude : "Allons, voyons ! Tiens-toi droite !" Je trouvais vraiment que Aix ne se tenait pas assez droite pour mon goût, qu'elle manquait de tenue et d'apparat, ou plutôt qu'elle était à la fois arriérée, rustique et pompeuse.

Et pourtant le Cours, avec ses platanes centenaires, sa double rangée de vieux hôtels aristocratiques, a certainement grand air. J'ai su par la suite qu'il avait beaucoup plus grand air encore au XVIIIe siècle, avant les bouleversements et les dégradations d'une génération utilitaire et insoucieuse de l'esthétique. Au lieu de descendre platement vers le jet d'eau et son terre plein, il dominait la campagne : il aboutissait à une terrasse surmontée de balustres et d'où l'on découvrait, comme à Versailles, une profonde perspective encadrée de bouquets d'arbres. On a fait pis. On a essayé de moderniser ces vieux hôtels, dont on a éventré les rez-de-chaussée pour y installer des cafés, des cercles et de vagues négoces. De la patache qui m'emmenait à l'hôtel, je contemplais avec tristesse ces profanations. Sur la chaussée, le long du trottoir, des cabriolets campagnards stationnaient, les brancards en l'air, et une file de diligences crottées et poudreuses, parmi lesquelles éclatait, rubiconde et bariolée comme une maritorne villageoise, la diligence de Cucuron ! ... Cucuron fut pour moi le coup de grâce. Je ne daignai plus rien voir, ni les cariatides des vieux logis, ni les charmantes fontaines du Cours avec leurs urnes moussues, ni, tout au bout de l'avenue, la statue troubadouresque du Roi René, avec son inscription latine d'un si beau style ! Je descendis devant l'hôtel en proie à une grande mélancolie. […].

Mais tout cela n'était rien : le plus affreux, c'étaient les humains avec qui j'allais vivre... Je n'exagère pas en disant qu'à vingt-deux ans je n'avais aucune idée des humains. J'étais une espèce de moine, ou de séminariste laïque, qui n'a jamais mis le pied dans le monde. Pour moi n'existaient que les bouquins et, à l'arrière-plan, l'odieuse nécessité des examens. Mes camarades, c'étaient des concurrents qu'il s'agissait de distancer ; mes professeurs, des robinets à l'onde avare ou généreuse, dont je prenais ou laissais, selon ma convenance. Avec mes habitudes d'isolement et de rencognement, je ne tenais aucun compte des autres. Je croyais qu'il me suffisait d'aller de l'avant, de me développer en suivant ma ligne et en essayant de bien faire et que, si l'on ne me savait pas précisément gré de chercher mon salut par des voies personnelles, on ne pouvait pas m'en vouloir de cela... On eut tôt fait de me détromper.

Dès mon arrivée, j'avais rendu visite à mon proviseur. Je pensais que mon extrême jeunesse, ma franchise, mes façons d'adolescent bien élevé et aussi mon évidente, quoique maladroite, bonne volonté, que tout cela me vaudrait un peu d'indulgence, sinon de sympathie, de la part de mes chefs. Tout de suite j'eus l'impression que cela précisément déplaisait. Mon proviseur me jugeait trop jeune, sans expérience, incapable de diriger une classe, et il était convaincu d'avance que le souci de l'agrégation allait me détourner de mes devoirs professionnels. Mon Dieu ! Ce n'était que trop vrai. Mais c'était aussi une raison de plus pour venir à mon secours, me tendre la perche, me diriger et me conseiller doucement, sans en avoir l'air. Je sais bien que j'étais très ombrageux et sans doute plein de prétentions. Mais je me connais aussi : avec un mot cordial, une poignée de main affectueuse, enfin le moindre témoignage de bienveillance, on eût fait de moi tout ce qu'on eût voulu. Au lieu de cela, je sentis instantanément une hostilité préconçue. Et le fond de cette hostilité, c'est que j'étais normalien et que lui, mon proviseur, ne l'était point : ce sont de ces choses qui, de mon temps, dans l'Université, ne se pardonnaient pas. Et c'est pourquoi il ne me fit la grâce d'aucun conseil. J'allais être en observation sous des yeux inamicaux et qui guettaient mes premiers manquements pour les noter avec allégresse. Le bonhomme avait l'air de se frotter les mains, en se disant dans sa barbe : "Ah ah, mon petit ami. Vous voilà jeté à l'eau. On va voir comment vous vous en tirez !..." Et je ne tardais pas à me convaincre que le cruel escomptait ma noyade. […]

Je dus passer aussi pour un insupportable "poseur", car, ne trouvant aucun agrément dans le commerce de mes collègues, je les évitais le plus possible. En général, c'étaient de très braves gens, mais avec qui je ne me sentais absolument rien de commun. Je n'y mettais aucun orgueil. Je m'efforçais même de me montrer extrêmement poli et prévenant. On ne me pardonnait pas ma politesse, pas plus qu'on ne me pardonnait ma tenue. J'étais pourtant mis très simplement. Ce qui me singularisait, c'était le port du haut-de-forme, dont j'avais pris l'habitude à l'école. Tous mes camarades portaient le "tuyau de poêle" ou, comme nous disions,

Abritaient de grands fronts sous de modestes tubes.

J'usais à Aix mes vieux chapeaux de la rue d'Ulm. Enfin, vanité scandaleuse chez un si petit fonctionnaire, j'avais un "pardessus de fourrure". Ils appelaient ainsi un simple paletot en gros drap verdâtre que j'avais acheté à la Belle Jardinière sur mon premier argent, gagné à donner de chétives leçons. Ma mère, toujours affolée pour moi à l'idée d'une bronchite possible, y avait cousu de ses mains, en guise de collet, la peau de je ne sais plus quelle bête très peu somptueuse. Et c'est ce qu'ils appelaient mon "pardessus de fourrure". Ce pardessus m'attira bien des sarcasmes, mais aussi beaucoup de considération de la part de mes élèves.

Tous ces menus faits ramassés, colportés et commentés par des bouches hostiles ou malveillantes, me valurent un accueil assez frais, lorsque j'allai présenter mes devoirs à mon recteur.

L'hôtel où étaient installés alors les bureaux de l'Académie est un vieux logis qui a encore assez bonne mine. Mais l'Université en avait fait quelque chose de sordide et de sinistre. J'y fus reçu par un petit bonhomme grassouillet qui avait l'air d'une grenouille juchée sur un tabouret. Ce fut bref et tout à fait dépourvu de cordialité. Ce personnage me dit en substance : "II faudra vous occuper de vos élèves ! Vous n'êtes pas ici pour parader et pour faire de la fantaisie... pour sculpter votre statue intérieure (je ne sais où il avait pêché cette expression ambitieuse qui, somme toute, ne manquait pas de justesse). Et n'oubliez pas que vous êtes un fonctionnaire ! Les fonctionnaires doivent servir la République, qui les paie !" Là-dessus, l'insolente petite grenouille me mit à la porte.

J'étais furieux. J'aurais voulu dire mille sottises à ce malotru. Mais mon indignation n'éclata que dans l'escalier. […]

Chose surprenante, c'est dans ce métier, embrassé sans ferveur, que je trouvai mes premières compensations ! Tout de suite, je m'entendis très bien avec mes élèves et, contrairement au pronostic de mon supérieur, je sus très bien tenir ma classe. Rien n'est tel que d'être jeune. Étant très près de ces adolescents, je sus leur parler un langage qui était le leur. D'abord, comme je me le répétais cyniquement, je ne voulais pas m'embêter ! Je ne voulais pas m'assommer moi-même à faire une classe assommante. J'entendais m'intéresser à ce que je disais et aussi tirer un profit de mon enseignement, apprendre moi-même quelque chose. En réalité, j'étais le meilleur élève de ma classe. Avec une pareille pédagogie, j'avais le sentiment d'intéresser tout mon auditoire, jusqu'aux derniers des cancres. Je les émouvais par mes lectures. Je leur donnais le goût des belles choses. Tout ce petit monde vibrait, était en effervescence. Ceux qui avaient tant soit peu le sens littéraire me témoignaient autant de sympathie que d'enthousiasme. J'étais fort populaire… Mais les bêtes à concours, les figurants du tableau d'honneur et ceux qui, sur de petits carnets, supputaient leurs points pour le prix d'excellence, tous ces pharisiens m'en voulaient secrètement, d'abord de mésestimer leur besogne de piocheurs et de fouisseurs, et ensuite de négliger scandaleusement la lettre des programmes et la stricte préparation des examens…

L'administration, qui me guettait, prêtait l'oreille à ces doléances sournoises. On aurait dit que je m'appliquais à lui fournir des armes contre moi. N'avais-je pas eu l'audace, ou l'inconscience - je ne sais plus comment ni à propos de quoi - de prononcer en pleine classe le nom alors maudit de Zola !... En ces temps-là, Zola n'était pas l'ami des universitaires. Incontinent, je fus mouchardé par les pharisiens, ou trahi involontairement par l'enthousiasme naïf de mes fidèles. Dans les huit jours, je reçus un blâme sévère. L'atmosphère de suspicion et de malveillance devenait de plus en plus épaisse autour de moi […].

 

© Louis Bertrand, in Au bruit des fontaines d'Aix-en-Provence, Émile Hazan & Cie, Paris, 1929 (texte en partie publié dans Le Monde du 8 septembre 1988, p. 27).

 

 


 


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