Lire Jeanne est un double bonheur. D'abord parce que l'helléniste Jacqueline de Romilly manie notre langue avec une rare élégance (et pour cause). Et puis parce que l'auteur a voulu que ce texte restât secret jusqu'à l'heure de sa disparition (elle nous a quittés en décembre 2010 - et ce texte a été rédigé après la mort de "Jeanne", en 1976). La pudeur liée à l'élégance…
Jeanne nous raconte donc, avec une infinie discrétion, la tendresse un peu tardive d'une fille comblée de succès scolaires et universitaires pour une mère, très jeune veuve qui a tout sacrifié pour l'avenir radieux de sa fille, en particulier ses propres dispositions littéraires, et même sa vie sentimentale. Cependant, un épisode n'est pas passé sous silence, c'est l'irruption dans la vie de Jeanne - et par conséquent, de son adolescente de fille - d'un jeune chef d'orchestre alors inconnu, mais promis à une éclatante carrière : Charles Munch.
Un bonheur rare, en effet, que cette lecture, qu'il convient - évidemment - de poursuivre dans le texte intégral…

 

1934 : Jeanne a donc quarante-huit ans, l'âge qui normalement, pour une femme, est celui du déclin. Or voici que soudain les joies, les réussites, le renouveau sentimental, tout surgit ensemble et s'épanouit comme pour un printemps.
1934 : du côté de mon éducation, elle peut se sentir délivrée et fière d'elle. Je suis depuis un an à l'École normale de la rue d'Ulm. J'y réussis bien. Je me suis trouvé une orientation et un maître, en la personne de Paul Mazon. Dois-je dire, cependant, que je me les suis trouvés ? L'année d'avant, Jeanne a découvert sur les quais une belle édition de Thucydide, en sept volumes, reliés en parchemin. Elle a pensé que cela me ferait plaisir et qu'il serait bon pour moi de lire un peu de grec pendant les vacances (c'est une édition bilingue, grecque et latine). Cela m'a fait plaisir. J'ai lu un peu de grec pendant les vacances. Et j'ai ainsi appris à connaître Thucydide, sur l'œuvre duquel je ne cesserai plus de travailler pendant un demi-siècle. Sans doute, j'aurais pu lire cet auteur sans l'apprécier particulièrement : dans ce cas, tout aurait été dit. Il n'empêche que, derrière ce choix fondamental qui a orienté toute ma vie, il y a un cadeau de Jeanne, une attention réfléchie, une pensée d'elle.
Et puis je me suis plus ou moins fiancée, avec un garçon connu en classe, gentil avec moi, gentil avec elle, dont les parents sont riches et m'ouvrent les bras. Elle sent que de ce côté-là aussi tout ira bien. Tout aurait pu aller bien.
1934 : voici un nouveau livre d'elle qui paraît, chez Plon, cette fois. Il a d'abord été publié en feuilleton dans Le Temps. Et voici, après dix ans de demi-succès et d'encouragements, enfin un vrai succès, éclatant.
C'est si bien un nouveau départ que plusieurs critiques parlent, à tort, du "premier roman de Jeanne Maxime-David". Après tant de livres publiés, chez des éditeurs divers, il y avait, j'imagine, de quoi être dérouté : ces critiques, dont certains étaient des hommes éminents (René Lalou, entre autres), n'ont évidemment pas entendu parler des livres antérieurs. Un article déclare même que ce roman "donne une idée de ce que peut réaliser la génération qui monte" ; et il parle de "la maturité précoce d'un talent déjà affirmé". À près de cinquante ans, quand on n'a pas cessé d'écrire, de telles phrases doivent sembler amères. Mais elles donnent aussi l'impression d'un nouveau départ.
Cette fois, il faut l'avouer, Jeanne s'est engagée, à fond. Amélie est un roman qui se passe dans une ferme isolée, entre gens qui parlent peu, et chez qui la rudesse des manières semble renforcer l'âpreté des passions : il y a une mort violente, un très grand amour, une complicité involontaire, et, pour finir, un meurtre délibéré, un meurtre par amour, par sacrifice, par aveuglement.
Ce sujet - que Jeanne adapta plus tard pour la radio et tenta (naturellement !) de faire passer à la scène - avait de la force. Je n'arrive cependant pas bien à saisir en quoi il convenait à Jeanne. La campagne, le silence, la passion, le meurtre, rien de tout cela ne lui ressemblait. Mais peut-être était-ce justement le fait de la vraie création que de s'attacher à des êtres et à une histoire qui n'étaient plus du tout elle. Et peut-être cette force un peu sauvage compensait-elle, justement, l'élégance qu'elle-même laissait paraître. Jeanne avait suivi, je l'ai dit, les procès des assises. Elle avait aussi réuni toutes sortes de comptes rendus de procès criminels célèbres. La dame mince aux jolies robes savait donc bien que la vie a d'autres aspects ; et ces aspects la fascinaient.
Toujours est-il que ce roman, d'un genre nouveau pour elle, fut salué avec enthousiasme par la critique. Un seul compte rendu est sévère, et parle de roman raté. Quelque chose, en effet, pouvait gêner : on était surpris de voir un roman campagnard ne faire aucun usage du parler campagnard. Jeanne était bien loin de vouloir le faire intervenir, à supposer qu'elle l'ait pu : pour elle la campagne était seulement un monde à l'écart, ignorant les conventions et les compromis : c'était un lieu un peu fictif et clos, comme le monde de la tragédie.
En tout cas, cela ne gêna pas les autres critiques. Quel concert de louanges ! et quelles signatures ! J'ai cité René Lalou. Mais il y eut des critiques de Ramon Fernandez, de Robert Brasillach, de Marcel Arland, de Gabriel Marcel, d'Albert Thibaudet. Tout ce que la littérature comptait de plus brillant saluait le talent de Jeanne. Les uns parlaient du Goncourt ; d'autres se plaignaient qu'elle n'ait pas eu la place qu'elle méritait. L'article de Gabriel Marcel ne compte pas moins de cinq pages et demie. Il écrit entre autres : "Je ne saurais dire à quel point cette espèce de dialectique psychologique impitoyable me paraît forte et étreignante. Il est bien rare de trouver un récit de cette qualité-là". Ramon Fernandez a le même sentiment : "C'est un roman serré, sérieux, sobre, efficace. Et il y a dans Amélie un art de l'attente dramatique qu'on ne trouve pas communément aujourd'hui" (une fois de plus, par conséquent, on reconnaissait que le talent de Jeanne était celui d'un auteur de théâtre...). Robert Brasillach, lui, parle d'un récit "violent et sobre" ; et Albert Thibaudet déclare : "Les actions et les sentiments sont enchaînés avec une patience et une lucidité impeccables". Il dit aussi que c'est "un vrai roman par une vraie romancière".
J'ai relu ces critiques ces jours-ci, avec presque un peu d'incrédulité. À l'époque de ma jeunesse, je voyais surtout mes propres succès de bonne élève : je ne mesurais pas ce que celui de Jeanne avait de fulgurant ; je ne comprenais pas qu'enfin, pour elle, une vraie carrière d'écrivain avait commencé. Elle avait changé de niveau, de catégorie, passant des débutants aux écrivains à part entière. Et j'ajouterai que ces avis de lettrés éminents n'étaient point isolés ou ésotériques. La presse publia des dessins représentant Jeanne, voire des caricatures. Elle aurait pu, disaient-ils, avoir le prix Goncourt : elle l'aurait un jour. Elle avait quelque chose à dire, et savait le dire.
J'insiste peut-être trop. Mais j'ai grand-peine à ne pas insister davantage. Ce n'est pas seulement que je veuille ainsi compenser mon indifférence d'alors : il est trop tard, à présent. C'est plutôt que je n'ai jamais compris aussi bien qu'aujourd'hui que ces critiques, dans leurs prédictions optimistes, avaient pleinement raison. Ils ne pouvaient pas prévoir ce qui allait arriver, pour imposer à leurs prévisions un apparent démenti. Il était clair que Jeanne devait connaître une grande réussite. Et elle était elle-même bien fondée à avoir confiance. Elle allait reprendre la plume allègrement. Elle ferait encore mieux..,
Pendant que les critiques arrivaient, avec leurs promesses (elles arrivèrent pendant plus de six mois), nous nous épanouissions toutes les deux. Pour l'été à venir, un beau projet de croisière en Grèce prenait corps. Le jeune homme que je devais épouser serait du voyage, et sa sœur, et d'autres amis...
Nous pensions que cette croisière serait un plaisir. Mais nous n'imaginions guère que Jeanne y verrait surgir, d'escale en escale, les premiers signes de ce qui allait être, dans sa vie, la tendresse la plus ardente dont j'aie été témoin.
Ces signes, c'étaient des lettres ou des cartes, qui lui arrivaient par des voies compliquées, aux bons soins d'un nommé Athanassoulas, et qui étaient rayonnantes de poésie, d'imagination, d'affection. Leur auteur était un musicien qui devait, comme chef d'orchestre, devenir l"idole de Paris et dont j'aime mieux laisser deviner le nom que le dire.
Ces lettres, elle me les montrait. Elles étaient brèves, sensibles, ravissantes, inspirées. Elles ne demandaient rien, n'offraient rien, ne racontaient rien : elles évoquaient des bateaux blancs qui s'en iraient sur la mer, très loin, vers des pays de rêve ; elles contenaient un mot pour rire, un air de nostalgie, un romantisme enrobé de pudeur. Bref, c'étaient des lettres comme personne d'autre que lui n'aurait pu en écrire, et comme il est rarement donné d'en recevoir. J'étais assez adulte pour le sentir, tout comme Jeanne elle-même. De plus c'étaient des lettres parfaitement inattendues, de quelqu'un qu'elle connaissait à peine un mois plus tôt, mais dont il était clair qu'il n'aimait ni écrire ni se livrer à des combinaisons compliquées, comme devait l'être la poursuite d'un bateau en Grèce par l'intermédiaire de M. Athanassoulas ; aussi leur arrivée avait-elle déjà quelque chose de saisissant et de singulièrement émouvant.
Que s'était-il passé ? Simplement que la première partie de nos vacances s'était déroulée dans le Limousin, chez l'amie d'enfance de Jeanne, devenue depuis peu l'épouse de ce musicien.
Bon ! Voilà les faits ! Allons-nous crier au scandale ? En apparence il le faudrait ; et certains n'y ont pas manqué : c'était à prévoir. Pourtant ils avaient tort.
Quoi ? une femme qui séduit le mari de son amie !... Je n'ai, quant à moi, aucune raison d'être indulgente pour ce genre de conduite. Mais je n'ai non plus aucune patience pour ceux qui appliquent à l'histoire dont je parle ce schéma tout fait, avec lequel elle n'a rien à voir.
Il faut m'en croire sur parole. Car, si j'étais en peine, dans le début de ce récit, de n'en pas savoir assez, je suis ici gênée d'en savoir trop, et d'être encombrée de secrets qui ne sont pas les miens.
Je dirai seulement que le ménage dont il s'agissait souffrait dès le départ de conditions fausses, génératrices de contraintes et de malentendus.
Jeanne était au courant. Elle s'attendait à trouver un homme assez à part, peut-être un peu lâche : elle ne s'attendait pas à trouver un homme à ce point désarmé, mal à l'aise, et comme pris au piège. Elle vit et comprit ce qu'il en était. Elle tenta de rétablir un peu d'harmonie : il en fut ébloui de reconnaissance, comme un enfant en difficulté que l'on aiderait au lieu de le gronder.
D'où les lettres vers la Grèce... Lettres bien innocentes ! Je les ai lues dès le moment où elles arrivaient ; et chacun aurait pu les lire. En plus, elles révélaient un cœur si vulnérable, tant de rêve et tant d'inadaptation qu'il eût été impossible de les mal accueillir.
Et comment n'auraient-elles pas été innocentes ? De fait, cet homme à la vie compliquée, que ne cessaient de poursuivre les sollicitations féminines, n'y attachait que très peu de prix. Dans ses liaisons ou dans ses idylles, il était beaucoup plus souvent le gibier que le chasseur. Il se laissait prendre, par dégoût pour la discussion. Il était horriblement las de toutes les scènes - scènes de la séduction, scènes d'amour, scènes de jalousie... Il se dérobait comme il pouvait, ou bien ne se dérobait pas, pour simplifier. À force de simplifications de ce genre, sa vie était devenue terriblement embrouillée : et il contemplait les difficultés accumulées avec une consternation candide... J'ai parlé d'un enfant en difficulté : il fut toujours, auprès de Jeanne, comme un enfant apportant à sa mère l'ouvrage rempli de fautes et de confusions qu'il ne sait plus remettre en ordre ; il apportait sa vie à Jeanne avec la même désolation et la même confiance dans le Secours attendu. Il cherchait donc le contraire d'une liaison. Quant à Jeanne, qui n'avait jamais rien eu ni de l'aventurière ni de la grande amoureuse, elle n'allait pas commencer à l'âge qu'elle avait ! Elle fut une des rares à s'attacher à lui sans rien attendre de lui, et surtout pas des liens amoureux. Je suis, au reste, convaincue, que cela même contribua à le conquérir. Il l'aima de ne pas attendre des gestes d'amour; il l'aima de vouloir l'aider; il l'admira de le comprendre ; il s'émerveilla qu'elle sût s'exprimer ; il s'enchanta qu'elle fût indulgente. Et sa confiance fut romantique, heureuse, et pure.
Quiconque l'aurait vu avec elle, ou entendu, sans le connaître, en aurait jugé autrement. Car il se laissait aller aux sentiments du moment avec une spontanéité totale, sans jamais se soucier de la façon dont l'autre allait interpréter son attitude, ou des conséquences qui en résulteraient. Il lui était naturel de venir sonner à onze heures du soir, car il aimait vivre la nuit : il le faisait en toute candeur, ne pensant ni à l'avis des voisins, ni aux illusions qu'il risquait de faire naître. S'il était heureux - au cirque, par exemple ! - il se mettait à vous tutoyer, ou à vous serrer contre lui, transporté d'aise. Peu importait la personne, dans ces cas-là, pourvu qu'elle fût là ! De même il écrivait soudain des lettres où passait tout son cœur - comme au temps de la croisière - ou bien vous apportait sans raison, éperdu de fierté, un ravissant cadeau. Cela voulait dire seulement qu'il avait eu un moment de joie, un moment de sympathie. Il procédait ainsi avec moi, comme avec Jeanne. Il avait dû procéder ainsi très souvent, suscitant chez d'autres ces avances qui, ensuite, le consternaient... Seulement Jeanne était très intelligente. Elle jugeait ces façons émouvantes, trouvait que l'opinion des autres ne valait pas qu'on tentât d'y mettre bon ordre - tentative, au reste, promise à l'échec -, acceptait donc ses heures, ses goûts, comme une mère accepte les folies d'un grand fils en congé. Elle acceptait aussi qu'en revanche, quand il avait annoncé sa venue, il ne vînt pas. Surtout elle savait voir, dans ses moments les plus expansifs, un style à lui, non une passion ; et tolérante, amusée, elle savait y reconnaître ce par quoi il la touchait le plus, et qui était son innocence.
Tout cela, elle l'avait plus ou moins perçu dès le début. Elle savait si bien voir ! Et lui, dès qu'il ne se défendait pas, il était l'être le plus transparent du monde ; les émotions passaient en lui comme la musique ; elles ne s'organisaient pas plus en système que dans la musique ; mais, de même, elles ne se reflétaient pas moins fidèlement sur lui, ou moins spontanément.
Elle alla trouver son amie, plaida, avec courage, pour tenter d'arriver à une meilleure compréhension. Mais déjà elle plaidait pour l'amour de lui : elle fut probablement heureuse d'échouer et de pouvoir dès lors se juger libre d'accorder une amitié très tendre qui ne demandait qu'à fleurir.
J'ai toujours dit qu'il y avait en Jeanne quelque chose d'irréductible : elle le montra alors. Car ce ne dut pas être un rôle agréable à tenir ; et elle savait qu'elle allait s'attirer beaucoup de complications. Quelqu'un qui n'est pas libre, qui vient vous voir aux heures les plus insensées, avec qui l'on ne peut jamais rien faire au grand jour, avec qui les projets sont exclus, cela risque de rendre la vie malaisée. C'était l'existence décrite dans Back Street, à cette réserve près que Back Street, au moins, concernait de jeunes amants... Les habitudes du personnage risquaient de rendre son affection coûteuse, soit en portant atteinte à la réputation de Jeanne, soit en irritant ceux qui tenaient à elle. Et cela ne manqua pas d'arriver. Au bout d'un certain temps celui que nous appelions Bob voulut empêcher Jeanne de continuer ces relations. Jeanne avait dit non à l'épouse : elle dit également non à Bob. Il lui était plus cher, sans aucun doute ; mais il avait en revanche moins de droits : après tout, s'il l'avait épousée, il n'y aurait eu ni vacances au Limousin, ni lettres aux bons soins de M. Athanassoulas, ni problème d'aucune sorte... En tout cas, après tant d'années, elle lui dit non, et l'affaire tourna au drame.
Je ne parlerai pas de ce drame ; il a fini par s'apaiser, plusieurs années après. Mais il avait été tout proche du mélodrame. Chaque péripétie m'en est présente à l'esprit. Jeanne dut en avoir de la peine, cela va sans dire. Mais, sur le moment, je crois bien que l'irritation domina encore la peine. Elle ne pouvait pas ne pas se sentir quelques torts, d'abord. Cependant elle se rebellait surtout de sentir que ce registre dramatique s'accordait aussi peu avec la tonalité unique des liens nouveaux qu'elle venait de former qu'avec le caractère incomplet des anciens. La fameuse famille fut même mêlée à l'affaire : cela aussi l'irrita. Bref, on se fit beaucoup de mal de part et d'autre.
Hélas, à quoi bon évoquer ces orages, et ces fautes des uns ou des autres ? Chacun en commit ; et chacun voulait bien faire. Mais l'affection ne surgit jamais dans nos vies sans y susciter mille heurts. Et j'ai peut-être tort d'en faire ici mention. Je voulais seulement faire comprendre à quel point il pouvait être impossible de fléchir Jeanne, quand une fois elle se sentait liée à quelqu'un, et quelle vaillance elle pouvait mettre à défendre ceux qui lui semblaient avoir besoin d'elle. Mais les grands mots qui l'agaçaient tant dans les drames d'alors, ne l'agaceraient pas moins dans mon récit. Elle ne les aimait pas. Et celui qui était l'occasion du conflit ne les aimait pas plus. Les mots, les ratiocinations, les explications, comme il les détestait ! J'imagine de quel gémissement désabusé il saluerait toutes ces phrases. Et je repense au jour où, plusieurs années après, il nous apporta un enregistrement d'une brève allocution qu'on lui avait demandé de prononcer à propos de la Symphonie fantastique de Berlioz ; le disque s'était enrayé et répétait inlassablement : "Ce chef-d’œuvre, ce chef-d'œuvre, ce chef-d'œuvre..." Et lui jubilait d'entendre cette caricature sans pitié de ses efforts de commentaire...
Je devrais donc me contenter de dire qu'il entra dans la vie de Jeanne et que ce fut pour nous comme un éblouissement. Je vis Jeanne admirer et chérir, de tout son cœur, quelqu'un qui la chérissait et l'admirait de même ; et je fus prise dans le rayonnement qu'il apportait avec lui : le brigand changea nos vies.
Nous l'appelions entre nous "le brigand" : souvenir d'un soir où il avait sonné très tard, rue des Bauches, et où j'avais sagement, avant d'ouvrir, demandé qui était là : il m'avait répondu, d'une voix basse sinistre : "C'est un brigand !" Le nom lui était resté. Il convenait au caractère désastreux de certains de ses actes, ainsi qu'à son romantisme incoercible. Il convenait aussi - par antiphrase, comme on dit - à l'homme de tous le plus doux et le plus généreux. Dans nos bouches, le mot se chargeait d'une grande tendresse.
Je dis "nous", quand je parle du brigand. Il y eut en effet ceci de remarquable que nous lui portions toutes les deux une affection semblable, que nous le comprenions de la même façon, et que j'ai toujours été reconnaissante à Jeanne d'avoir introduit dans nos vies cet être qui me paraissait d'une essence autre et supérieure. Je l'écris alors que j'approche du terme de ma vie, qui fut bien remplie, et en sachant que ses visites n'étaient pas pour moi ni ses sorties avec moi ; mais je l'écris sans hésiter : l'avoir connu comme nous le connaissions alors reste un des grands privilèges de ma vie et un des plus précieux souvenirs. On peut par là imaginer ce qu'il en était pour Jeanne.
Bien des années après, elle aimait insister sur ce qui lui semblait le trait unique de notre ami : c'était, à ses yeux, qu'il pouvait commettre les actes les plus répréhensibles, les plus imprudents, les plus fâcheux - il le prouva parfois -, mais qu'il n'y aurait jamais en lui la moindre parcelle de mal ou de vilenie, qu'il n'y aurait jamais rien de vulgaire, jamais rien d'opaque : il était lumière et spontanéité. Je dois dire que mon sentiment, à cet égard, correspondait exactement à celui de Jeanne, et qu'il m'inspirait une confiance accrue dans la vie et dans les êtres. Correspondait-il vraiment au caractère exceptionnel de l'homme et n'étais-je qu'objective ? Ou bien reflétait-il la qualité exceptionnelle de la compréhension que Jeanne avait de lui, et voyais-je notre ami par ses yeux à elle ? Je ne saurais le dire et ne tiens pas à le savoir. C'était sans doute un peu des deux à la fois.
Encore faut-il préciser qu'à l'époque dont je parle, aucun halo de gloire ne venait nous séduire. Il n'était pas encore célèbre. Je me souviens même d'avoir distribué humblement des invitations de concert à mes camarades de l'École normale, car il fallait à tout prix meubler un peu les salles... Quelques années plus tard, on le connaissait, on l'applaudissait, on l'adorait. Et quand je le voyais diriger, j'avais l'impression d'une vraie transfiguration : je le voyais jeune, passionné, superbe, et, comme dit Racine, "cœur traînant tous les cœurs après soi" ; je le voyais communiquer sa flamme à l'orchestre, au public. La musique déferlait, tonnait, pleurait, renaissait au bout de sa baguette ; il vivait tout, vivait le bonheur, la douleur, les reflétant sur son visage, les dansant presque ; et, dans l'ovation finale, des visages extasiés chaviraient d'enthousiasme... Et pourtant c'était notre brigand. On avait peine à le croire. On était fières.
Il travaillait souvent chez nous, le soir, sous l'œil de Jeanne. Il apportait ses partitions, ses crayons de couleur. Il lisait la musique, notait, se laissait porter par la phrase, s'arrêtait pour réfléchir. Il faisait parfois les mauvais élèves, s'interrompant et disant à Jeanne, sur un ton de fausse prière : "Cela suffit pour ce soir ? - Encore un peu !" répondait Jeanne, avec une non moins fausse sévérité. Enfin, quand il avait beaucoup travaillé, il allait à notre frigidaire chercher le petit quart de champagne qu'il savait lui être réservé.

 

© Jacqueline de Romilly, in Jeanne, Éditions de Fallois, 2011, 250 pages (extrait pp. 133-145).

 

 


 

 

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