Sans doute Charles Bukowski (1920-1994), auteur américain, est-il surtout connu en France pour le scandale qu'il a créé durant la célèbre émission littéraire de Bernard Pivot, "Apostrophes". Figurant le 22 septembre 1978 au nombre des invités - aux côtés de Catherine Paysan et de François Cavanna - "Buk" se saoula en effet la gueule en direct, proféra des énormités, sortit même une lame, avant de se faire expulser sans ménagement par le service de sécurité. On raconte qu'il vomit et se pissa dessus, mais ça, je ne l'ai personnellement pas vu ! Quoi qu'il en soit, cet auteur ayant fréquenté les bas-fonds s'exprime surtout, dans un langage souvent débraillé, sur ses multiples expériences - le titre originel de l'ouvrage dont on trouvera ici un court extrait en dit assez là-dessus ! Mais justement, de cet ouvrage, j'extrais un passage qui n'est pas dégueu, d'une part, et qui n'est pas sans exprimer une certaine vérité. Aux lecteurs de se forger leur propre opinion...

 

LA POLITIQUE EST L'ART D'ENCULER LES MOUCHES

 

Mon cher Bukowski,

 

Pourquoi n'écrivez-vous jamais sur la politique ou les grandes affaires internationales ?

 

M.K.

 

 

 

Cher M. K.,

 

Et pourquoi, hein ? Quoi de neuf ? Tout le monde sait que les carottes sont cuites.

 

Notre fou à lier s'assied tranquillement pendant qu'on regarde les poils d'un tapis et qu'on se demande comment la merde a commencé, le jour où ils ont fait sauter le trolley rempli d'imbéciles, avec ses posters de Popeye collés sur la carrosserie.

 

Voilà ce qui compte : le rêve s'est envolé, et quand le rêve s'en va, tout se débine. Le reste : des jeux à la con pour les généraux et les trafiquants. À propos, j'apprends qu'un nouveau bombardier farci de bombes H est tombé du ciel, en mer, CETTE fois, du côté de l'Islande. Les troufions ne font pas gaffe à leurs oiseaux de papier PRÉVUS pour me protéger. Le Département d'État dit que les bombes sont "désarmées", ça veut dire quoi? Je lis qu'une des bombes (perdues) s'est ouverte et qu'elle a répandu sa merde radioactive dans tous les coins, alors qu'elle est PRÉVUE pour me protéger, ALORS que je n'ai pas demandé qu'on me protège. La différence entre une démocratie et une dictature, c'est qu'en démocratie tu votes avant d'obéir aux ordres. Dans une dictature, tu ne perds pas ton temps à voter.

 

Revenons à la pluie de bombes H - la même chose est déjà arrivée au large de l'Espagne (nous sommes partout, pour me protéger). Encore perdues, les jolies petites bombes. Si ma mémoire est bonne, il leur a fallu trois mois pour repêcher la dernière. Pour nous, ça a duré trois semaines, mais pas loin de trois ans pour les habitants du petit port. La dernière bombe, la petite salope, s'était planquée bien profond sur la crête d'une dune sous-marine. Chaque fois qu'ils essayaient de la ferrer, tout doucement, elle se laissait rouler sur le flanc de la dune. Au même moment, dans le petit port, les braves gens s'agitaient dans leur lit en se demandant s'ils allaient cramer, avec les compliments de la bannière étoilée. Bien sûr, le Département d'État a publié un communiqué précisant qu'il n'y avait pas de fusible dans le détonateur, mais déjà les riches s'étaient tirés et les marins américains et les habitants avaient l'air nerveux (après tout, si ces machins ne peuvent pas exploser, pourquoi les balader dans le ciel ? Ils pourraient aussi bien transporter des salamis de deux tonnes. Fusible signifie "étincelle" ou "gâchette", et l'étincelle peut venir de partout ; "gâchette" signifie "choc" ou tout ce qui peut déclencher une mise à feu. Aujourd'hui la terminologie militaire dit "désarmée", ce qui sonne plus sûr mais n'arrange rien). Ils ont fini par accrocher la bombe mais, à ce qu'on raconte, la chose avait l'air têtue. Puis, après quelques tempêtes sous-marines, notre charmante petite a roulé de plus en plus bas sur le flanc de sa colline. La mer est très profonde, beaucoup plus profonde qu'une tête de politicien.

 

On a fini par mettre au point un équipement spécial pour agripper le cul de la bombe et on l'a tirée de l'eau. Palomares. Oui, ça se passait à Palomares, et vous connaissez la suite ?

 

La marine américaine a organisé un concert public dans le square de la ville pour célébrer la remontée de la bombe - que d'efforts pour un bidule si inoffensif ! Oui, les marins ont joué et les Espagnols écoutaient et ils ont tous joui en même temps, un grand soulagement sexuel et spirituel. Ce qu'est devenue la bombe, je n'en sais rien et personne (sauf l'élite) ne le sait, mais l'orchestre ne mollissait pas. Au même moment, 1000 tonnes de croûte terrestre espagnole et radioactive étaient expédiées à Aiken (Caroline du Sud) dans des containers scellés. Je parie qu'on trouve des loyers pas chers à Aiken.

 

Et aujourd'hui nos bombes font la planche et le plongeon, gelées et "désarmées" du côté de l'Islande.

 

Alors que faire quand vous avez branché les gens sur ce genre de conneries ? Facile, vous les branchez sur autre chose. Les gens ne pensent qu'à une chose à la fois. Par exemple, les titres du 23 janvier 1968: UN B 52 REMPLI DE BOMBES H S'ÉCRASE AU LARGE DU GROENLAND. LES DANOIS SONT FURIEUX. Les Danois sont furieux ? Putain de ma mère !

 

De toute façon, sans prévenir, le 24 janvier : LES NORD-CORÉENS ARRAISONNENT UN NAVIRE U.S.

 

Hé les gars, le patriotisme est de retour ! Pourquoi, bande de débiles ? Je croyais que CETTE guerre-là était terminée ! Ha, ha, je vois - les ROUGES ! Les fantoches coréens !

 

Sous la photo d'Associated Press on peut lire un truc du genre : "Le navire-espion U.S. Pueblo, autrefois cargo militaire, transformé depuis en navire-espion camouflé, équipé d'une antenne télescopique et d'appareils océanographiques, a été emmené au port de Wonsan sur la côte nord-coréenne".

 

Putains de rouges, toujours à faire chier !

 

Je REMARQUE que les bombes H en perdition ont reculé en page 3 : "Des radiations détectées sur le lieu de l'accident. On craint la fragmentation d'une bombe".

 

On nous dit que le Président a été réveillé entre deux heures et deux heures et demie du matin, et qu'on l'a averti de l'arraisonnement du Pueblo.

 

Je suppose que le Président est retourné dormir.

 

Les Américains disent que le Pueblo croisait dans les eaux internationales ; les Coréens disent qu'il était dans leurs eaux territoriales. L'un des deux pays ment.

 

Alors on se pose des questions : à quoi sert un bateau-espion dans les eaux internationales ? À quoi sert un imperméable quand il fait soleil ?

 

Plus on se rapproche, mieux les instruments captent.

 

Titre du 26 janvier 1968 : Les ÉTATS-UNIS RAPPELLENT 14 700 RÉSERVISTES DE L'ARMÉE DE L'AIR.

 

Les bombes H d'Islande ont complètement disparu : il ne s'est jamais rien passé de ce côté-là.

 

Pendant ce temps :

 

- Le sénateur John C. Stennis (démocrate, Missouri) déclare que la décision du président Johnson (le rappel des réservistes) est "nécessaire et justifiée", et il ajoute : "J'espère qu'il n'hésitera pas à mobiliser les réservistes de l'armée de terre".

 

- Le leader de la minorité, Richard B. Russell (démocrate, Géorgie) :"En dernière analyse, le pays doit obtenir la restitution du navire et de son équipage. Après tout, de grandes guerres ont éclaté à cause d'incidents bien moins graves".

 

- Le président du Congrès, John W. McCormack (démocrate, Massachussetts) :"Le peuple américain doit prendre conscience que le communisme a encore pour but de dominer le monde. On l'oublie trop".

 

Adolf Hitler, s'il traînait dans le coin, s'amuserait beaucoup.

 

Que dire de la politique et des grandes affaires internationales ? La crise de Berlin, la crise de Cuba, les avions-espions, les navires-espions, le Vietnam, la Corée, les bombes H perdues, les émeutes dans les villes américaines, la famine en Inde, les purges en Chine rouge ? Y a-t-il des bons et des mauvais ? Des qui mentent et des qui ne mentent pas ? Des bons et des mauvais gouvernements ? Non, il n'y a rien que des mauvais et des très mauvais gouvernements. Et le grand éclair bleu de chaleur qui nous déchirera une nuit où nous serons en train de baiser, de chier, de lire des bédés ou de coller des images dans un album de chocolat ? La mort subite ne date pas d'hier, la mort subite de masse non plus. Nous avons juste affiné le procédé. Des siècles de savoir, de culture et d'expériences, des librairies bien grasses et croulant sous les bouquins ; des tableaux qui se vendent des millions ; la médecine qui transplante le cœur ; impossible de reconnaître un fou d'un homme normal dans les rues, et voilà nos vies entre les pattes d'une bande de crétins. Les bombes ne tomberont peut-être pas ; les bombes tomberont peut-être. P'têt ben qu'oui, p'têt ben qu'non...

 

Maintenant oubliez-moi, chers lecteurs, je retourne aux putes, aux bourrins et au scotch, pendant qu'il est encore temps. Si j'y risque autant ma peau, il me paraît moins grave de causer sa propre mort que celle des autres, qu'on nous sert enrobée de baratin sur la Liberté, la Démocratie et l'Humanité, et tout un tas de merdes.

 

Première levée : 12 h 30. Premier verre : tout de suite. Les putes seront toujours là, Clara, Penny, Alice, Jo...

 

P'têt ben qu'oui, p'têt ben qu'non...




 

© Charles Bukowski, in Contes de la folie ordinaire, Grasset – Le Sagittaire, 1977 (l'extrait figure aux pp. 147-152)

 

[titre originel : Erections, ejaculations, exhibitions and general tales of ordinary madness et The most beautiful woman in town]

 

===> Sur l'incident Bukowski à Apostrophes : http://charlesbukowski.free.fr/Bukowski_Apostrophes_BP.html

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

[En 1981, Marco Ferreri (le sulfureux auteur de "La grande Bouffe") a tourné "Conte de la folie ordinaire", d'après l’œuvre de Bukowski - dont l'atmosphère, à mon sens, est particulièrement bien rendue. Ceux qui regarderont la "version française" auront la surprise d'entendre la voix chaude de Michel Piccoli prenant la place de l'écrivain poète et ivrogne.]