Bernard Grasset (1881-1955) fut ce jeune dénicheur de talents dont les Éditions nouvelles publièrent les deux "Goncourt" de 1911 et 1912.
En 1913, il prend le risque de donner sa chance à un manuscrit refusé par ses confrères (et que Gide avait trouvé imbuvable) : Du côté de chez Swann. Suivit, en 1919, du même auteur, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, qui reçut le Prix Goncourt...
C'est assez dire que Grasset est particulièrement habilité à parler de Proust, quand bien même de bons esprits, souvent résistants de la onzième heure (ou reconvertis super-résistants comme Sartre), ont tout fait pour l'éliminer de la scène littéraire. Il y a ce soupçon de collaboration durant les années sombres, dont le non-lieu n'a pas effacé l'infamie. Et ce d'autant plus qu'il va s'agir, ici, de la préface écrite par Grasset comme introduction au livre de son ami Henri Massis, Le drame de Marcel Proust...
Henri Massis ! La belle affaire ! Longtemps vichyste convaincu, qui obtint la francisque... comme un certain François Mitterrand...
Laissons donc ces querelles délétères, et goûtons la complexe profondeur de l'analyse de Grasset !

 

"Le témoignage que l'écrivain peut, à la minute suprême, se rendre à soi-même qu'il n'aurait su mieux faire, ni autre chose, contient d'ailleurs une moralité plus haute : le sentiment qu'il ne pouvait laisser aux autres davantage, ni mieux. Un tel sentiment part du souci de ne pas léguer une œuvre mensongère : il se rattache à ce besoin de servir, inséparable du besoin de créer. Pour Marcel Proust, servir, c'était laisser le plus sincère des témoignages humains"

B. Gr.

 

C'est un grand honneur que tu me fais, mon cher Henri Massis, en m'invitant à te donner ici la réplique (1). Tu sais que d'abord je me suis récusé, pour imparfaite connaissance de l'œuvre qui t'a inspiré. Je t'ai même avoué que quand Swann me fut apporté - il y a quelque vingt ans - je ressentis un tel trouble en abordant l'ouvrage, que proprement je ne pus poursuivre ma lecture. Fut-ce que Proust entrait dans ma vie à un moment trop tourmenté ? Fut-ce mon transport trop subit dans un monde que j'étais porté à fuir par quelque sentiment de défense ? Fut-ce tout simplement que, n'étant pas encore engagé moi-même dans l'écriture, je n'avais pas alors d'emploi à cette souffrance qui vient de trop émouvantes parentés ? Toujours est-il que la grandeur de l'ouvrage me saisit, sans qu'il me fût possible d'y pénétrer, et qu'ainsi je devins l'éditeur de l'œuvre, qui est peut-être la plus importante de ce temps, pour ainsi dire avant de la connaître. Mais tu me demandes moins, n'est-ce pas, de donner, près du tien, mon sentiment sur l'œuvre de Proust, que de faire écho à ta pensée, en un domaine qui déborde, et de beaucoup, une création romanesque particulière et même tout genre. À cela je suis prêt.

Dans mon court essai sur Rilke et la vie créatrice, je laissais prévoir qu'une nouvelle occasion me serait offerte de m'expliquer sur les deux sens du mot "œuvre", l'un étroitement littéraire : l'ensemble des créations d'un artiste, - l'autre, tout près du sens où l'entendent les mystiques : cet emploi de la vie sur lequel l'homme est jugé. Je songeais alors, tu le sais, à ce commentaire où je m'engage. Certains ne manqueront pas, crois-moi, de te faire le reproche d'avoir, dans tes pages sur Proust, si pleines de substance, détourné au profit de l'idée morale l'œuvre qui semble la plus étrangère à toute préoccupation morale. On ira peut-être jusqu'à dire qu'en toi l'éditeur de Pascal a gêné le critique. Je pense, tout à l'inverse, que tes lumières sur Proust viennent précisément de tes propres questions sur la vie. - Au vrai, le mot "œuvre" et ses mystères dominent tous les hauts esprits. L'œuvre : ce qu'il importe de faire, d'avoir à son compte, et surtout de pouvoir laisser, - l'acceptation par l'être de l'abandon de son œuvre, de sa remise en de certaines mains étant inséparable du faire. L'œuvre, c'est à la fois contentement et devoir, satisfaction et sacrifice. C'est pour chacun tout l'achèvement possible, toute la perfection qu'il peut atteindre, le meilleur usage de soi-même. C'est, par un autre aspect, son moyen particulier de persévérer dans l'être, de durer, - toute l'explication de l'homme tenant en ceci qu'il ne peut accepter de finir. Là, je crois que, pour si peu que le sentiment religieux nous inspire, nous ne pouvons manquer d'envisager de la vie l'emploi dont tout homme est comptable envers Celui qui l'a fait. Et, chez ceux qui sont nés pour donner forme, un tel sentiment entre naturellement en concurrence avec l'emploi créateur de leurs dons. Comme tu as eu raison, mon cher Massis, de rechercher en Proust les traces de cette lutte ! Elle n'implique pas en effet, selon moi, une foi très affirmée, ni très impérieuse, mais seulement la traversée de l'esprit par l'idée religieuse et la comparaison des deux façons de faire œuvre, qu'elle entraîne. Il suffit, pour que naisse une lutte pathétique de cette comparaison, que l'homme ait le sentiment profond du temps si court qui lui est réservé pour construire, du don entier de l'être qu'exige toute œuvre, du choix nécessaire qui en découle et, dominant tout, de la réponse que chacun doit apporter à l'auguste question de ce qui importe.

Je reconnais que cela semble une gageure de rechercher Dieu dans Proust. Rien d'ailleurs en lui des tourments d'un Pascal. Pas de tragique dilemme. Pas même de question franchement posée par l'homme à soi-même. Partant, pas de choix volontaire. Si, à une certaine heure, et combien tardive, il sembla faire un choix, c'est que la vie avait décidé pour lui. Sa religion, ou, mieux, le sentiment, en lui, de "l'autre œuvre à faire" est sans contours; c'est une sorte de remords sous-jacent, la nostalgie d'une perfection hors d'atteinte. Mais ce n'en fut pas moins un sentiment assez fort pour l'arrêter longtemps sur le chemin de la poursuite qui devait l'illustrer. Tu as bien su nous faire apparaître que le cas personnel de Proust tient en ceci qu'il se perdit d'abord dans la recherche d'une "humanité irréprochable", qu'il s'usa proprement "dans un combat pour se réformer, pour se rendre meilleur, pour tenter de valoir et de mériter". Tu relèves avec bonheur les traces de cette lutte dans son premier recueil : les Plaisirs et les Jours. Proust, en ce temps où il s'avouait encore, devait d'ailleurs à peine se rendre compte de la vraie bataille qui se livrait en lui, tant les choses étaient souterraines. Il se croyait tout entier engagé dans une lutte désespérée contre le Malin, alors que le pressait déjà le démon auquel nous devons son œuvre. Le Malin, c'était pour lui l'inspirateur de ses mauvais désirs, celui qui enchaînait son vouloir, qui l'éloignait sans cesse de cet idéal de pureté, pour ainsi dire féminin, qu'il confondait alors avec la perfection. Au risque d'abord de surprendre, je dirai que Proust ne se préoccupa, presque jusqu'à la veille d'enfanter son monde, que d'être un enfant parfaitement "sage", dans le sens où l'entendent les mères.

Aussi bien sa mère à lui, tant qu'elle vécut, fut-elle toute l'audience qu'il rechercha ; les applaudissements ou, plus simplement, l'approbation de sa mère, toute la récompense qu'il lui fallait. Jusqu'au bout où il fut privé d'elle - et qui décida de son destin - il ne vécut que d'elle et d'on ne sait quelle attente. À cette lumière tout s'éclaire des apparentes contradictions de sa vie, du long silence qui devait suivre ses premières tentatives d'écrivain, de ce tragique débat intérieur qui ne prit fin que par le don qu'il fit, si tard, de sa personne à son œuvre, comme s'il ne s'était qu'alors reconnu le droit de disposer de lui-même, - de l'anxiété enfin qu'il y apporta, conscient d'un retard qu'il mettait à sa charge. C'est même à l'existence de sa mère, ou plutôt à une certaine idée qu'il se fit, tant qu'elle vécut, de ce qu'il lui devait, que se rattache directement ce que j'appelle "son sentiment de l'autre œuvre à faire", bien moins dirigé vers la Toute Puissance devant, sa vie finie, lui demander compte de ses actes, que vers cette puissance terrestre dont l'homme, tout le long de son enfance, se sent tributaire, à l'exclusion de toute autre. Les passages que tu cites, mon cher Massis, des premières œuvres de Proust, et de sa correspondance d'adolescent, suffisent à nous éclairer sur le caractère enfantin de sa religion ; je veux dire sur l'étroit rattachement de ce sentiment à celui, si fort, qui gouverna sa vie entière. De cette intime union de son culte filial et de ses préoccupations morales, Proust nous en fait lui-même l'aveu dans un passage que tu relèves. "Il me semblait, écrit-il, à vingt ans, que je faisais pleurer l'âme de ma mère, l'âme de mon ange gardien, l'âme de Dieu". Je me plais à voir dans cette précieuse phrase tout à la fois la gradation et la genèse de sa "crainte", ce mot pris dans le sens où l'on dit "la crainte de Dieu", sentiment qui, par un autre aspect, est dévotion et amour. Le seul mot "ange gardien" nous fixe sur la nature de cette crainte, tout emmêlée à la loi de la mère. L'ange gardien, attentif à ce que chacun fait de bien et de mal, n'est-il pas en effet le recours naturel des mères religieuses, quand elles redoutent que leur enfant ne s'écarte du droit chemin ? Cet intermédiaire personnel et familier entre l'homme et Dieu, n'est-ce pas, pour ainsi dire, tout le surnaturel de l'enfance ? Plus simplement encore ce personnage n'apparaît-il pas au regard simple de l'enfant comme le remplaçant de la mère, l'emportant même sur elle en ceci que la pensée ne saurait lui échapper ? Chez un Proust, que troubla si tôt son monde intérieur, l'ange gardien ne devait-il pas personnifier la défense de livrer ce monde, c'est-à-dire de créer ? Pour lui création, c'était avant tout confession, aveu de toutes les pensées, même les plus audacieuses, même les plus coupables aux yeux d'un enfant. Et l'art - il dut vite le pressentir - c'est jouissance de l'aveu et besoin de faire partager cette jouissance. La faute parée. Donc péché. Comment, ayant si longtemps fait tenir la perfection dans un certain idéal de sagesse, dont sa mère était à la fois l'inspiratrice, le modèle et le but, aurait-il pu céder sans résistance au démon de l'œuvre qui le pressait ?

L'idéal de Proust enfant, puis adolescent, - idéal qui l'obséda durant toute sa vie et dont même, pourrait-on dire, son œuvre est sortie par contraste - est loin d'ailleurs de tenir dans cette pureté presque angélique dont sa mère lui semblait le vivant exemple. Le mot "enfant sage" ne répond ainsi qu'imparfaitement à ce qu'il exigea longtemps de lui-même. "Enfant-modèle" conviendrait mieux. Proust étendit en effet, dès son plus jeune âge, le bien-faire, le besoin d'exceller, à tous les domaines de l'esprit. Il saisissait alors toute occasion de témoigner de ses dons naturels, de ses vues personnelles sur les êtres et sur les choses, de son art de dire. Il a écrit adolescent plus qu'aucun autre adolescent. Il se répandait proprement et même, il faut bien le reconnaître, cherchait à briller dans les échanges qui semblaient le moins y prêter. Il cherchait aussi à se faire aimer par toutes les façons de son commerce, - le besoin d'être aimé ayant, je crois, tout le long de sa vie, dominé ses autres sentiments. Et, déjà dans le temps dont je parle, il n'ignorait pas que la gloire littéraire procure des satisfactions voisines de celles de l'amour. Mais comme il ne pouvait encore y prétendre, il se dépensait lui-même auprès de chacun, à la façon des écrivains dans leurs œuvres, en révélant ses dons. Il y ajoutait seulement, chaque fois, des cajoleries appropriées. Le contentement naturel qu'éprouve la mère au seul témoignage de la réussite de son enfant n'est, selon moi, pas étranger à une telle manière. Ce caractère particulier que revêt chez Proust la recherche de la perfection littéraire, sa poursuite du "prix d'excellence", pourrait-on dire, en toute occasion, vient directement de ses façons de fils, de ce sentiment qu'il se devait avant tout de bien faire pour le contentement de l'être à qui son excellence importait le plus. Pour ce qui est du seul point de vue moral, j'oserai avancer qu'il se pardonna tout à partir du jour où il n'eut plus, hélas ! de notes de conduite à présenter à sa mère.

D'une autre manière, l'on peut dire que Proust mit vingt ans à s'accepter. Et ainsi rattacher aux reproches qu'il se fit si longtemps à lui-même et à ses vains efforts pour changer sa nature, le retard pathétique dont il fallut bien qu'un jour il s'accommodât. S'accepter soi-même est la condition première de l'écriture. Nous ne tirons rien en effet que de nous-mêmes. Comment donc pourrions-nous faire œuvre dans le temps où nous sommes en lutte avec ce "propre" en quoi tient toute inspiration ? Ces "mauvais penchants" que Proust chercha à extirper de lui-même jusqu'au moment où il abandonna,  pour la tâche de créer, tout autre soin, ce "faux" que lui livra le monde au cours de médiocres échanges qu'il implorait jour après jour, - n'est-ce pas devenu la matière même de son œuvre romanesque ? - Certains n'ont vu dans son périple de vingt années qu'une patiente et minutieuse exploration de la société qu'il devait décrire. Selon moi le monde lui fut d'abord nécessaire pour se fuir. Bien loin d'en attendre une inspiration, il ne demanda longtemps au monde - ce mot entendu de la société qu'il fréquenta - que de recouvrir l'inspiration qu'il tenait de sa nature profonde, ou plutôt le trouble qui lui en venait ; d'apaiser, pourrait-on dire, les souffrances d'une douloureuse grossesse, dont il ne fut peut-être que très tard conscient. Rilke parle, dans ses Lettres à un jeune poète, de cette solitude, de cette "grande et intime solitude", dont il faut que le créateur s'accommode. II dit que "le poète connaît des heures qu'il échangerait volontiers contre un commerce quelconque, si banal et médiocre fût-il, contre l'apparence du moindre accord avec le premier venu, même le plus indigne". Et que ces heures sont précisément celles où l'œuvre s'élabore. Proust, lui, semble avoir d'abord cherché dans sa vie à ne pas trop souffrir. "J'avais asservi mon intelligence à mon repos, - écrit-il à la veille de renoncer à tout repos. - En défaisant ces chaînes, j'ai cru seulement délivrer un esclave, je me suis donné un maître que je n'ai pas la force physique de contenter et qui me tuerait si je ne lui résistais". Il devait bien pourtant lui céder. En Proust le besoin d'être apaisé n'en tint longtemps en échec cet autre besoin auquel nous devons son œuvre. Il fallut vingt ans pour que le malade cédât à l'écrivain. Il fallut proprement que Proust composât avec sa maladie, dans ses exigences les plus étranges, les plus contraires même, en apparence, à celles de son œuvre. Jusqu'au jour où, par quelque pressentiment de sa fin prochaine, il connut l'impérieux besoin de terminer quelque chose, de parfaire quelque chose, de laisser, et où il se claustra pour enfanter son monde, Proust fit des plus médiocres échanges, de ceux-là mêmes que Rilke condamne, la trame de sa vie. Aussi ne faut-il pas, selon moi, que ceux pour lesquels il semblait quotidiennement se dépenser - ces "utilités" qui se reconnaissent encore aujourd'hui à une certaine façon de dire "Marcel" - tirent la moindre fierté de leur apparente communion avec le poète. Proust en effet ne fit de l'or avec la matière que, jour après jour, ceux-là lui livrèrent, que dans la proportion même de la médiocrité qu'elle contenait. Ainsi la société, cet obstacle à son inspiration, qu'il semble lui-même avoir mis sur sa route pour moins souffrir, devint, au même titre que ses penchants, l'objet même de son œuvre, par la révolte qu'il en ressentit. Ses rapports avec le monde sont ainsi tout pareils à ses rapports avec lui-même, pour autant qu'il s'en prit à sa nature. Ici et là la même pitié l'inspira. La misère de l'homme et celle du monde sont ainsi les deux sources où s'alimenta son génie. Là, j'en conviens, Proust rejoint Pascal.

"Toute grandeur, a écrit Ramuz, sort de quelque désespoir". Je penche à le croire. Certes, pour ce qui est de l'écriture, le désespoir ne suffit pas à donner naissance à une œuvre ayant du prix pour les autres. Si la souffrance en effet découvre des aspects de l'homme et des choses que le bonheur fondait dans sa lumière, - à un certain degré, elle prive de cette joie qu'il faut pour écrire, et qui fait le bonheur des écrits. Une sorte de Journal haché est la seule voie ouverte à une trop grande douleur. Il n'en reste pas moins que nombreux sont les artistes qui durent la découverte de leur vrai chemin à ceci proprement qu'à un certain moment de leur vie ils touchèrent un fond. Mais pour que leur désespoir devienne soudain créateur, il faut à tout le moins que la souffrance n'ait pas éteint en eux la joie de donner forme. Si cette joie leur reste entière, on peut même dire que le désespoir les y concentre, en les contraignant de renoncer à toute autre poursuite que celle de leur création, en leur barrant tous les autres chemins. Leurs vaines recherches antérieures purent s'étendre sur un long temps ; le don de leur personne à l'œuvre est d'un instant, comme il en va, dans toutes les vocations, de ce choix que fait l'homme quand il est soudain éclairé. La détermination de Proust de se consacrer uniquement à son œuvre se place au moment précis où proprement il désespéra de vivre. Que l'on ne doute pas que là il avait touché un fond ; que ce fut à toutes les façons de jouir de la vie que s'étendit son renoncement, à toutes les manières d'échanger avec les hommes et avec la nature elle-même, puisqu'aussi bien, à partir du moment où son choix fut fait, il n'y eut plus pour lui de jour ni de nuit, plus de saisons ; il n'y eut que cette chose abstraite : le temps qui lui était compté. L'aveu de ce pathétique et entier renoncement, Proust l'a pudiquement enclos dans le seul titre qu'il voulut pour son œuvre. Et l'on imagine de quel prix il dut le payer. Proust était né pour plaire, et il en avait le don. Il avait besoin qu'on l'aimât, et il savait se faire aimer. Sa vraie nature le portait moins, je crois, à rechercher la gloire littéraire que ces témoignages personnels, faits plus encore, pourrait-on dire, de gratitude que d'admiration, si près de ceux de l'amour. Pour qu'il se résolût à réserver à son œuvre des dons qui lui valaient chaque jour de tels bienfaits, pour qu'il consentît à les échanger contre cette jouissance abstraite et seulement escomptée qu'est la gloire littéraire, il fallut vraiment qu'il eût éprouvé qu'il ne lui restait plus qu'un chemin ouvert. Mais surtout que l'on ne rattache pas à sa seule maladie la véritable claustration à laquelle il se condamna lui-même ! Que l'on ne voie pas seulement dans ce soufre qui lui manquait, quand il se trouvait en contact avec des êtres qui n'étaient pas de ses familiers, le symptôme d'un malaise auquel les médecins ont donné un nom, à défaut d'y porter remède ! Un autre souffle, en lui, demandait sa voie. - Le langage a de ces rencontres. - Son angoisse ne tenait pas seulement à des causes physiques, elle était le témoignage physique d'une inspiration trop longtemps retenue ; elle lui venait d'un effroi qui l'habita jusqu'à son dernier souffle : la crainte de ne pouvoir achever son œuvre. Ce n'est pas là façon de dire, puisque Proust semble ne s'être permis de mourir qu'après l'avoir achevée.

Sur les derniers moments de Proust, nous manquons de témoignages. Ne penses-tu pas, mon cher Massis, qu'un récit fidèle de sa fin eût été d'un grand prix pour la question si haute qui nous préoccupe, et qui tient dans le mot "œuvre" ? Eut-il sa mort à lui ou celle de son personnage ? J'entends là par "personnage" non certes quelque attitude pour les autres, mais le rôle même auquel il sacrifia sa personne. On a bien dit que, près de mourir, il demanda à celle qui le veillait de lui remettre une feuille de manuscrit où était peinte l'agonie d'un de ses héros. Et on lui prête même alors ces paroles : "J'ai plusieurs retouches à y faire, maintenant que me voici presque au même point". Mais, pour si vraisemblable que soit ce mot pathétique, il n'a pas été contrôlé. Il ne suffirait pas d'ailleurs à nous éclairer sur le sentiment véritable qu'eut Proust de l'emploi de sa vie, à l'heure où tout l'attachement de l'homme à sa personne se concentre sur cette unique question et où il lui est difficile de se mentir à lui-même. Des retouches à "la mort de Bergotte", je sais bien que, par un aspect, c'est la mort elle-même offerte à l'œuvre en holocauste ; mais, par un autre aspect, c'est encore du temps espéré. L'ultime pensée d'un homme qui se détache ne peut être celle-là ; elle ne peut pas répondre à du "faire", quelque héroïque que soit ce faire, mais au jugement par l'homme de tout son faire, de son œuvre : je veux dire de l'emploi total de sa vie. La dernière parole d'un homme, si elle est consciente, ne peut être qu'un cri pour qu'on le retienne, ou, tout à l'inverse, l'abandon en de certaines mains et de ce qu'il put faire, et de lui-même. Proust eut près de lui à ses derniers moments un cœur simple, sa servante, - le seul être peut-être qui, après la mort de sa mère, pouvait répondre à cette "communion dans le simple et dans le fidèle", dont parle Rilke, "unique adoucissement, dit le poète, mais toujours offert, à la solitude des créateurs". Cet être aurait pu peut-être nous dire si Proust, embrassant d'un dernier regard l'œuvre qu'il nous a laissée, eut vraiment le sentiment du temps retrouvé, ou si, au contraire, il se sentit lui-même étranger au bienfait de cette œuvre et comme dépossédé par elle, non point seulement dans le moment où il lui en fallait faire l'abandon, mais tout au long de sa vie. Pour ma part, je penche à croire qu'il fut à son dernier moment traversé par quelque révolte, venue du sacrifice trop entier et trop cruel auquel il fut contraint par sa vocation. Il est vrai que son amertume a pu être alors adoucie par le sentiment qu'il n'aurait pu mieux faire, ni autre chose. C'eût été là un embrassement de sa vie débordant, et de beaucoup, son œuvre écrite, mais la contenant. Un tel embrassement paraît conforme à la nature profonde de Proust, tout imprégnée de ce sentiment que l'homme est impuissant à réaliser un autre destin que celui qu'il porte. Toujours est-il qu'il ne put mourir que sincèrement. Reprenant un mot de Rilke (on me pardonnera mes emprunts fréquents à ce poète : je sors d'un long commerce avec lui), je pense que Proust eut sa "vraie mort", c'est-à-dire qu'en lui l'écrivain, au moment où son œuvre se fixait pour la durée, eut le sentiment de la totale conformité de cette œuvre avec lui-même. Car, selon moi, l'importance que Rilke attache, dans la courbe du destin créateur, à ce moment précis de la mort tient en ceci qu'il apporte, dans un éclair, à l'écrivain la mesure de la sincérité de son œuvre.

Tu livrais récemment à nos méditations, mon cher Massis, cette parole d'un contemporain : "Aucune action n'est soustraite au jugement moral". Ainsi de l'écriture. Mais comme l'objet de l'art est l'art lui-même, ce n'est que dans le besoin où l'œuvre d'art prend naissance que l'on peut juger sa moralité. Cette moralité est d'ailleurs indépendante du caractère de la création et de son occasion. Elle tient dans l'exacte conformité de l'œuvre au besoin créateur. Pour autrement dire, je pense que la sincérité de l'œuvre, telle que la mort en apporte à son auteur la mesure, est, du point de vue de l'art, toute la moralité de l'écriture. Le témoignage que l'écrivain peut, à la minute suprême, se rendre à soi-même qu'il n'aurait su mieux faire, ni autre chose, contient d'ailleurs une moralité plus haute : le sentiment qu'il ne pouvait laisser aux autres davantage, ni mieux. Un tel sentiment part du souci de ne pas léguer une œuvre mensongère : il se rattache à ce besoin de servir, inséparable du besoin de créer. Pour Marcel Proust, servir, c'était laisser le plus sincère des témoignages humains. Tu l'écris avec force : "Si terrible que fût son expérience, Marcel Proust entendait qu'elle servît". Il est vrai que tu ajoutes : "Il entendait qu'on sût dans quel enfer il avait perdu sa vie, n'ayant pas eu l'énergie d'en sortir et n'ayant pu que s'évader dans cette sorte de paradis imaginaire que l'art lui révéla au terme de ses souffrances, et dont il fit un remplacement de la réalité". - Je ne te suivrai pas, mon cher Massis, jusqu'à cet extrême, tenant à laisser pour le moins en suspens la réponse que Proust put faire, à la minute suprême, à cette pathétique question de l'emploi de sa vie qui ne dut pas manquer de l'agiter. Non que je mette en doute que par un aspect, il considérât sa vie comme un échec et qu'ainsi l'œuvre eût tôt fait de lui apparaître comme l'unique moyen de vivre qui lui restât ; mais je me refuse à croire que ce fût exclusivement un idéal pascalien qui disputa si longtemps son cœur aux exigences de l'œuvre. Plus humainement je pense que sa création est sortie d'un certain sentiment qu'il eut de son impuissance à vivre. Proust, c'est le grand débat du jouir et du faire. Il se claustra pour créer, le jour où, proprement, il renonça à jouir. - Je sais bien qu'on trouve, à la fois dans ses écrits et dans sa correspondance, des accents qui pourraient donner à croire qu'un idéal religieux le mena jusqu'au jour où il se donna tout entier à son œuvre, et qu'il ne se résolut à poursuivre la perfection littéraire que par désespoir d'en atteindre une autre. Mais je ne crois pas qu'il faille nous laisser prendre à ces mots-là. Il suffit en effet que l'homme soit engagé dans une œuvre qui dépasse sa personne, pour que son langage ait parfois un tour religieux et rencontre celui-là même de la mystique, en tout ce qui touche les exigences de l'œuvre, le don entier de l'être qu'elle réclame, les renoncements qu'elle entraîne et aussi le jugement qui l'attend. Cette phrase si pathétique de Proust que tu cites : "Ce chagrin calme, grâce auquel je me sentirai plus beau pour paraître devant Dieu", n'est pas tournée seulement vers l'appréciation de l'œuvre par Dieu. Elle a aussi, selon moi, un sens littéraire ou, mieux, tout humain, que nous n'avons pas le droit d'écarter. Elle trahit ce "cœur gros" d'un enfant, entraîné vers autre chose que cette vie de tous les jours, qui le retient, faite d'échanges bienfaisants, de diversité, de tout ce qu'il est bon de prendre ou de donner, au hasard des rencontres. Cet enfant-là, né pour cueillir, Proust, en un certain sens, le resta jusqu'à son dernier souffle. Mais comme il se savait créateur d'un monde, ne faut-il pas voir dans ce "paraître devant Dieu" l'évocation par lui-même de la Postérité qui devait le juger ?

Le vrai est qu'en Proust, comme tu l'observes, "les deux besoins d'éternité se confondent". - Je voudrais ajouter : les deux besoins de perfection. Ainsi peuvent s'unir les préoccupations, en apparence si distinctes, qui répondent à chacune des deux façons de faire œuvre. Là on peut le citer lui-même. Dans une lettre, toute d'amicale sincérité, il écrit, vers la fin de sa vie, au prince Antoine Bibesco : "Tâche de rester comme tu es, revivifiant perpétuellement tes actes et tes paroles d'une pensée créatrice, ne laissant aucune place à la convention, car ce qu'on croit un simple ridicule mondain ou une simple méchanceté est la mort de l'esprit. Mais continue à vivre ainsi, sincèrement, irrespectueusement, spontanément, et je te le dis non dans le sens religieux, mais dans celui d'immortalité littéraire". Et Proust ajoute cette citation : "Fais cela et tu vivras. Et si tu ne le fais pas tu mourras. Tu mourras (quelle que soit la signification de mourir), totalement et irrévocablement". - D'ailleurs, dans un pathétique raccourci, que tu relèves, Proust semble nous défendre de faire en lui une part trop large au croyant. "Et de nos noces avec la mort, écrit-il, qui sait si pourra naître notre consciente immortalité !" Aussi bien, n'est-ce pas tant de religion qu'il faut parler à son propos que de mystique, ce mot entendu de ce surnaturel où il retrancha si tôt, qui prit diverses formes, tout au moins eut diverses apparences, mais qui se ramène, selon moi, tout uniment aux empiétements progressifs en lui de la fonction créatrice. Il n'en reste pas moins que sa vie et son œuvre nous conduisent vers les plus hautes questions. Le prix de ton essai, mon cher Massis, tient en ceci que tu as franchement posé, en ce qui le concerne, la question morale, que tu as su nous faire apparaître que son œuvre était toute traversée de l'inquiétude de l'au-delà et qu'ainsi ne voir en lui qu'un artiste, ce serait méconnaître la grandeur morale de ce qu'il nous a laissé. D'ailleurs, à être observée du seul point de vue de la réussite littéraire, l'œuvre de Proust perdrait tout le pathétique qu'elle tient du tardif besoin de laisser d'un humain, et de sa fébrile poursuite de la perfection, dans l'angoisse du temps mesuré.

 

Note

 

(1) Ce texte a paru, sous le titre "Lettre à Henri Massis sur les deux façons de faire œuvre" comme préface à l'ouvrage de ce dernier : Le drame de Marcel Proust [Bernard Grasset, 1937, 194 pages]. 

 

© Bernard Grasset, in Les chemins de l'écriture, Grasset, 1942.

 

 


 

 

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