On peut dire, sans trop de dénigrement ou de regret (c'est selon) que le "roman d'idées" de Joseph Malègue (1876-1940), Augustin ou le Maître est là, fait partie (comme par exemple Les reins et les cœurs, de Paul-André Lesort) de ces romans "cathos", je veux dire inspirés d'une spiritualité qui ne sied guère à notre époque - laquelle parlerait davantage à cet égard d'insupportables bondieuseries. Bref, il en faut pour tous les goûts, surtout quand le mauvais tient le haut du pavé (et des étranges lucarnes). Même s'il faut bien reconnaître que ce long texte (imprimé en deux tomes, publié en 1933) est parfois pesant à lire...
Ce roman "pascalien", comme on l'a parfois qualifié, narre le parcours relativement tourmenté (mais assez classique) d'un intellectuel, qui passe par une période d'incroyance pour revenir à la foi de son enfance au seuil de la mort.

 

 

I. Visite de l'Inspecteur…

 

[Élèves d'une classe préparatoire aux grandes écoles, des jeunes gens discutent à n'en plus finir sur la religion. Un jour, l'Inspecteur se pointe dans la classe.
Cet extrait est donné en guise de discret hommage au grand Jules - plus éloigné de l'immense majorité de nos concitoyens que le Pithécanthrope...]

 

[...] Sans qu'ils eussent besoin de changer de direction, les gros yeux bleus de Bruhl se déprenaient de tout point immédiat, s'accommodaient pour l'infini. Tous ses traits viraient au rêve. II partait pour ces longs voyages idéalistes, dont les gens des grandes affaires, à la seconde ou à la troisième génération, sentent parfois le vague et puissant attrait.

C'étaient de beaux jours ardents, chargés et pesants d'avenir. Augustin commençait des joies profondes et de formation lente qu'il n'avait jamais éprouvées encore. Tout s'y fondait : les discussions entre intelligences de son modèle, la même candeur posée sur diverses doctrines, le même café au lait, amer et lourd de pain ; au dortoir les mêmes lits minces, les étroites cuvettes où basculait parfois le traversin. Ne connaître que des buts généraux et désintéressés, savoir qu'il en existe d'autres, ignorer comment ils sont faits, participer au même travail et à la même jeunesse, sentir pousser chaque jour de quelques nouveaux centimètres les fortes racines de l'amitié… douces choses, qu'on voit mieux plus tard, d'un peu plus avant sur la route, et comme dans les tableaux de Carrière, à travers ces buées qui s'évaporent de la vie.

La leur prenait l'aspect d'un paysage uniforme et sans ombre, enivrant d'immensité, sans autre incident que son infinitude même et la joie des grands galops libres. Augustin ne se sentit jamais plus heureux. Une certaine assurance en ses forces et dans les intention de piété, de raison, un bonheur terrestre ennobli de participations éternelles, toutes les incertitudes ayant le visage de l'espérance : c'étaient de beaux jours.

II n'y manqua même pas cette espèce de fierté que donne la vue d'un grand homme.

Il vint dans les dernières semaines de mai, à une classe de grec du bon M. Poiret qu'on appelait le père Poiret. Un domestique entra porteur de deux chaises, suivi d'un vieux monsieur robuste et voûté, encore très vert, au visage vigoureux et bon.

- Ah ! dit M. Poiret en se levant, voici M. Lachelier.

C'était sa dernière année d'inspection générale, qu'il conduisait aussi bien en lettres pures qu'en philosophie. Le vieillard illustre et si simple s'assit sur l'une des chaises dont l'autre resta vide, tout seul, familièrement.

- Ah ! c'est Œdipe-Roi qu'on explique ? Eh bien mes enfants, continuez. Je serai content de l'entendre.

Tous les élèves le fixaient d'une curiosité passionnée qui ne se déguisait pas. Lui leur riait, comme un grand-père.

Le père Poiret le désignait des yeux :

- Donnez donc un texte M. l'Inspecteur, voyons !

- Oh ! dit le grand philosophe, avec une bonhomie paternelle, les vieilles gens de mon temps savent ça par cœur.

Comme Augustin, tout près de lui, tendait son livre :

- Vous aussi, lui dit-il, bienveillant et amusé, vous savez peut-être cela par cœur ?

C'était la fameuse strophe chantée par les vieillards thébains, où l'homme ne connaît d'autre bonheur que celui de se croire heureux.

- Au moins ce passage, fit Augustin rougissant [...]

 

 

[© Joseph Malègue, Augustin, ou le Maître est là, extrait du chapitre L'arbre de science, pp. 178-180I].

 

 

II. Agonie

 

[Victime d'une tuberculose avancée, le jeune et brillant professeur Augustin Métivier, qui a recouvré la foi de son enfance, s'apprête à quitter le monde des vivants. Sa sœur Christine est à ses côtés.
Note : Largilier est le patronyme d'un ancien condisciple de Khâgne, ayant intégré l'École normale un an avant Augustin].

 

[...] Des pas sonnaient, que les tapis trop minces assourdissaient mal, et des bruits de portes fermées. Des malades regagnaient leurs chambres et passaient en sifflant des airs. Le sanatorium, par degrés, retombait au silence. Elle se pencha sur son frère, l'embrassa et lui dit adieu pour la nuit.

Le lendemain, beaucoup plus calme, il lui parut mieux. Il accepta le thé et la crème qu'on lui servit, avec deux gâteaux secs. La visite médicale fut faite par le médecin distingué et doux qu'elle avait vu la veille et non plus par son assistant. Christine assista à la prise de température, à l'auscultation. Celle-ci fut si légère qu'elle ressemblait à un effleurement, à une marque de sympathie qu'il eût donnée avec son oreille, faute de le pouvoir autrement.

- Vous ne souffrez pas ?

-Nullement. Cracher me fatigue.

Christine avait en effet remarqué que sa toux remuait une sorte de colle graillonnante dans sa poitrine encombrée. Elle voulut porter le crachoir à ses lèvres, sans remarquer le signe de dénégation du médecin.

Non, fit Augustin, avec son habituel souci de précision, émouvant à ces minutes. Ce n'est pas le crachoir, c'est l'acte de cracher qui m'épuise.

Il désira que Christine lui lût la Messe de Saint Étienne, premier martyr, ne pouvant la lire lui-même comme il avait fait pour celle de Noël.

- Cela ne te fatiguera pas ?

- Au contraire.

Puis avec un sourire de détente :

- Largilier m'a expliqué que les Saints portaient leur douleur à bras tendu... Un peu d'optimisme thérapeutique ?...

Christine sourit, puisqu'il semblait le désirer. La Messe finie, il la pria de prendre un papier jaune dans le tiroir de son armoire.

- Si tu veux le garder en souvenir de moi, tu me feras plaisir.

Elle déplia et lut :

"Faculté des lettres de Lyon". Et sur les blancs de l'en-tête : "de Préfailles (mademoiselle), Anne-Élisabeth-Marie-Armelle".

Elle fut longue à comprendre comment ce papier se trouvait là, puis sentit naître sur son visage à elle, un autre triste demi-sourire, lent à s'éteindre.

- Écoute, fit-il.

Elle s'approcha, pour ne pas l'obliger à parler avec trop de peine.

- Prends tous ceux de mes livres que tu désireras.

Christine avait admiré combien sa bibliothèque était déjà riche. Elle occupait deux pièces de son petit appartement de Lyon.

- Lui envoyer les autres pour son École risquerait de la troubler ? Largilier décidera.

Il parlait avec ces sifflements et graillons embarrassés qu'elle avait remarqués. C'était à peine une respiration. Il semblait s'efforcer d'avaler de l'air à petites gorgées, comme avait fait leur mère ; ce symptôme s'aggravait même depuis la veille.

Cependant, il s'expliquait, avec une netteté épuisée :

- Hier le choc était trop fort. Aujourd'hui je supporte. Cette musique de Liszt, nous l'avons aimée ensemble, nous devions l'entendre de nouveau tous les deux. Une heure avant qu'on me donnât le panier des roses.

Christine se rappelait dates et coïncidences, revoyait le départ de son frère, le soir du dîner. Mais aucune image ne lui revenait de cette corbeille de roses. Elle cherchait en vain, déplaçant de féroces souvenirs.

Comme toute l'amertume de cette recherche se montrait sur son visage, elle surprit la grande pitié de son regard à lui, fixé sur elle. Ils comprirent tous deux.

Quelques cuillerées de consommé furent acceptées au repas de midi. Mais l'obligation de lever la tête fatigua le malade. On lui glissa un autre oreiller. Il resta ainsi une heure environ. Christine pensa qu'il aurait plaisir à revoir le paysage qu'il aimait. Les colossales épaisseurs calcaires édifiaient dans le ciel de hauts autels d'une noblesse angélique. La Dent du Midi, le Chamossaire, les Diablerets, sans le plus petit nuage au- dessus des crêtes, sans le moindre coton pendu à leur flanc, disposaient leurs blancs fixes contre un azur aux puretés incroyables, dépassant celles de l'été.

Christine mit sa tête au niveau de celle de son frère.

- Inutile, fit-il, quand il eut compris ce qu'elle voulait.

Une demi-heure après, elle dut s'approcher encore :

- J'ai tout.., je pouvais mourir brutalement... loin de toi... C'est beaucoup de miséricorde...

- Arrête-toi, dit doucement Christine.

Mais il termina, néanmoins, avec une sorte de sourire :

- ... On dira aussi : "euphorie in extremis...".

Vers quatre heures, Christine, assise à toucher son lit, vit qu'il la cherchait. Elle se déplaça pour qu'il n'eût pas à tourner la tête. Il la maintenait sous son regard, plein d'épuisement, de possession de soi et de paix.

Elle eut l'intuition qu'il désirait une union de prières, peut-être celle des agonisants. Mais, sans doute, il se lasserait à les suivre. Elle entreprit le chapelet.

Il maintint sur sa sœur ce même sourire sans effort, qui persista, bien qu'il fermât les yeux.

De douces petites inconsciences commençaient de l'engloutir, dont il remontait pour retrouver une pensée liquide, lumineuse, un peu vide, sur un immanœuvrable corps de plomb. Il aurait peut-être remué les doigts, s'il l'eût voulu très fort.

Des "Je vous salue Marie, pleine de grâce", d'une matité limpide, ceux de Christine, en appelant d'autres, ceux d'autrefois (sur des routes, dans des bois montants). Sa mère, très jeune, comme dans le temps de ces Ave Maria, dit : "Quand je serai morte, je comprendrai". Le passé, le présent, fusionnaient. Il n'y avait plus de durée. Bien sûr, s'il l'eût voulu très fort, il aurait aussi séparé ces moments qui s'agglutinaient.

Il respirait à petites bouchées, sorties d'une poitrine dense, indolore, hors d'usage.

Une courte inconscience, de nouveau, le reposa.

Il en revint sur les mots : "Maintenant" et "à l'heure de la mort" de l'Ave Maria. De même sens, désormais, ils se confondaient. Il sut qu'ils se confondaient. Il n'avait jamais pensé qu'ils pussent se confondre. Ce lui fut surprise, élargissement, repos dans la clarté, comme la fin des bois montants.

Il repensa : "... in extremis". Il sentait qu'un autre mot précédait ces deux mots. Mais il ne put se rappeler lequel.

Il eût souhaité faire une certaine chose dans cette douce clarté tendre. Il ne pouvait, à cause de sa faiblesse. Et même cette tentative le fatiguait, ajoutait à sa sueur. Une transpiration profuse et continue le gênait, lui refroidissait le dos. On n'aurait pas le temps de lui essuyer ce dos. II savait qu'on n'aurait pas le temps, qu'il ne pouvait plus le demander, qu'on ne devinerait pas. Rien de ce qui exigeait un effort, il ne le pouvait plus.

Mais voici que cette chose qu'il eût souhaitée s'accomplit toute seule : d'elle-même, dans son autonomie de pensée flottante, cette faiblesse eut l'idée de "s'offrir à Dieu", comme lui-même avait appris à le faire de ses peines, autrefois. Il sentit que c'était cela, précisément cela, qu'il avait voulu.

Cette "offrande à Dieu" et la sueur froide de son dos se mêlaient un peu, confusément.

Et de nouveau, la brume l'engloutit.

Dit avec lenteur et attention, de cette voix sourde et nette, propre à ne pas fatiguer le malade, où s'éteignait toute sonorité, le chapelet de Christine devait bien prendre une demi-heure, avec les commentaires qui séparaient les dizaines.

Quand il fut achevé, elle s'aperçut à une indéfinissable inertie de la figure, à l'inconscience mécanique et hachée de la respiration, à la fixité d'ouverture des paupières, que son frère ne devait plus rien suivre.

À ce moment, l'infirmière entra, posa le thé de cinq heures, dut prendre cette immobilité pour du sommeil et se retira en évitant tout bruit de porte.

Ce fut ainsi, vers six heures du soir, qu'il entra dans la douce et miséricordieuse mort.

Christine se leva lentement ; elle commença d'aller fermer la porte-fenêtre, se ravisa, la rouvrit, s'aperçut qu'elle agissait comme une somnambule, revint vers le corps, le regarda longtemps, vit s'établir des traits d'une jeunesse auguste.

Elle admirait combien, malgré l'effrayant creusement des tempes et du visage, il restait beau de noblesse austère, d'une sorte d'autorité qui commençait d'être riante, à laquelle s'étaient jointes quelquefois bien des nuances de hauteur, de ce calme très pur, fixé dans le marbre des morts. Tous ces dons, exaltés par la définitive immobilité que cette solitaire gardait maintenant l'habitude de voir au bout de toutes ses tendresses, la pauvre âme tourmentée par l'absence de Dieu jusqu'aux miséricordes finales, n'en avait désormais plus besoin. Ils demeuraient là, confiés au visage, pareils à des vêtements bien pliés, rangés pendant le sommeil.

C'était plus beau encore, que l' "autre", celle qui n'avait jamais répondu, devait peut-être le voir, avant les dégradations de la maladie, dans leurs courtes préfiançailles, quand ils s'enivraient ensemble aux mêmes chants, et que, goûtant l'hommage total, sans doute elle inclinait la tête, réfléchissait, et ne refusait pas.

Christine s'anéantissait sous une écrasante sensation de détachement de tout, d'absence de larmes, de table rase et de désert, où absolument rien de la présence de Dieu n'était visible. Nul doute qu'Il ne fût là cependant, au plus creux de cette ombre. Un jour quelconque de ceux qui allaient suivre, elle réentendrait le dialogue de toute consolation.

- Où étiez-vous, Seigneur, pendant ces amertumes ?

- Près de toi.

Elle le savait, mais de science inerte. La chape de plomb pesait de tout son poids sur ses épaules. Elle se sentait prodigieusement seule.

[Londres, 1921 - Leysin, 1929].

 

[© Joseph Malègue, Augustin, ou le Maître est là, fin du dernier chapitre (Sacrificium vespertinum), tome II, pp. 518-523].

 

 

 

 

ADDENDUM

 

 

S'il m'est permis de faire allusion à un souvenir personnel, je dois dire que j'ai eu connaissance de l'existence de Augustin ou le Maître est là en classe de Philosophie (1956-1957) : notre prof, l'immense Georges Noizet, l'avait inscrit au milieu d'une liste d'ouvrages importants à lire durant l'année scolaire.
La réimpression en un seul fort volume (832 pages grand format !), en 2014, aux Éditions du Cerf, de l'ouvrage de Joseph Malègue, m'a convaincu, lorsque je l'ai repris, que les extraits que j'en avais proposés, voici onze ans, étaient loin de donner une idée même simpliste de l'orientation et de la tonalité de l'ouvrage (mais le moyen de faire autrement ?).
Aussi, il me paraît équitable, aujourd'hui (juin 2017), pour pallier une insuffisance dont j'ai pleinement conscience, de proposer aux lecteurs la brillante préface ouvrant cette réimpression, due à la plume acérée d'une très jeune femme - qui ne m'en voudra pas, du moins est-ce mon ardent souhait... Et merci à Agathe !

 

"Dieu ne laisse pas errer jusqu'à la fin ceux qui, le cherchant dans la bonne foi de leur cœur, ne l'ont pas trouvé. Il enverrait plutôt un Ange..."

 

Rome, basilique Saint-Paul-hors-les-Murs, 14 avril 2013. Rome, Maison Sainte-Marthe, 19 août 2013. Par deux fois, le nom de Joseph Malègue est prononcé par le successeur de saint Pierre : dans son homélie, à des milliers de fidèles venus assister à la messe, mais aussi lors d'un long entretien avec le directeur de la Civilità cattolica. Le pape François, pasteur charismatique, cite là le nom d'un écrivain catholique français dont l'œuvre littéraire a visiblement traversé l'Atlantique, et nourri la réflexion et le cœur du cardinal Bergoglio.

Osons dire que l'histoire a joué un mauvais tour à Joseph Malègue (La Tour-d'Auvergne, 1876 - Nantes, 1940). Ce héraut de la foi est mort trop tôt et mal entouré. Trop tôt car cet homme discret et réservé de nature, décède à 64 ans, son œuvre littéraire inachevée. Mort escamotée, de plus, dans une France défaite par l'Allemagne. Le gouvernement de Vichy vient d'être mis en place. Jacques Chevalier, alors secrétaire d'État à l'Instruction publique, prononce un vibrant éloge funèbre de Malègue, son compagnon du lycée Henri-IV, qui prit avec lui la défense de la philosophie d'Henri Bergson, à une époque où celle-ci se construisait en réaction aux théories dominantes. Mais venant de Vichy, l'oraison de Chevalier fut un passeport pour l'oubli !

Aujourd'hui le pape nous invite, enfin, à redécouvrir Augustin ou le Maître est là, publié pour la première fois en 1933. Qu'a-t-il pu y déceler de si particulier ? Malègue élabore-t-il une réflexion autour de la beauté de la vie recluse des moines, ou du péché, ou bien de la méditation sur la parole biblique, ou encore sur la présence du mal, comme en ont si bien témoigné, pour ne citer qu'eux, Huysmans, Claudel, Bernanos ou Mauriac ? Non. Il offre une méthode, nous semble-t-il. Une méthode fondée sur une probité exemplaire : Augustin ou le Maître est là est le roman de la foi, construit comme une succession de crises dans la vie politique, sociale, intellectuelle et spirituelle, combinées comme un puzzle et multipliant les références culturelles. Malègue témoigne, comme aucun autre écrivain catholique auparavant, et se fait passeur d'âmes.

À la manière de Proust dans À la recherche du temps perdu (1913-1927), Joseph Malègue nous raconte l'histoire d'une âme, celle d'Augustin Méridier, jeune intellectuel qui perd la foi puis retourne à Dieu : un roman-fleuve où la narration nous révèle le temps nécessaire de la croissance spirituelle, sur fond des grands débats des XIXe et XXe siècles. Nous acquérons un supplément d'expérience qui nous enrichit, comme une vie nouvelle qui nous laisse un enseignement aussi précieux que si nous-mêmes l'avions réellement vécu. L'ampleur de la tâche romanesque est considérable, le résultat, incomparable. Comme l'écrit le critique du Mois en 1934 : "Nous assistons à une grande expérience humaine comme il nous est donné d'y assister dans la réalité. Voyant vivre des êtres tout pareils à nous-mêmes, nous réfléchissons sur la vie en général et sur la marche de l'homme, sur notre destin et notre condition, sur les phénomènes enfin qui nous touchent de très près puisqu'ils sont les éléments humains de notre propre existence".

Âme du héros et vie de la société sont les deux versants d'une même crise de la pensée européenne dont nous sommes, nous, chrétiens du XXIe siècle, les rejetons. En fin pédagogue, Malègue dresse le tableau spirituel et réaliste d'une époque que campent ses personnages, sur fond de quête du sens pour les uns, de quiétude du sentiment pour les autres. L'effacement progressif du fait religieux dans l'espace public, amorcé dès 1848, en France la révolution de Février et, en Allemagne, avec la parution du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, est mis au jour par le romancier sur l'ensemble de la IIIe République, née dans la défaite en 1870 : l'affaire Dreyfus (1894-1906), la séparation de l'Église et de l'État (1905), la montée du parti radical-socialiste, la Grande Guerre, la disparition des élites traditionnelles, la déchristianisation... Cette France des années 1880-1920 est en profonde mutation, et exige de chacun jugement et discernement car vérité et morale perdent progressivement leur fondement transcendant et surnaturel. Dans cette vaste comédie humaine, l'homme prométhéen, incarné par la bourgeoisie industrielle, aspire à une vie de plaisir et de consommation. La foi subit les assauts du Progrès, fondement unique désormais du projet humaniste. La science devient source des savoirs par l'œuvre éducative. L'ascension sociale est rendue possible grâce à l'école républicaine — gratuite, obligatoire et laïque. Jules Ferry n'a cependant pas prévu, à mesure que prend forme la "laïcité à la française", le désarroi profond dans lequel seront plongés de nombreux Français, à l'instar d'Augustin Méridier, à qui l'on a tout expliqué de la mécanique du monde et rien de son origine. La question demeure : comment penser la mort ?

La pensée occidentale de la fin du XIXe siècle est alors fortement soumise à l'influence du courant positiviste, initié par Auguste Comte. Malègue nous fait entrevoir les bouleversements que ce courant de pensée, qui rejette l'introspection, l'intuition et la métaphysique, engendrera dans le monde catholique. La foi en Dieu est remplacée par une foi d'une autre espèce : la foi dans la seule raison. Ainsi des hommes d'Église, dont Alfred Loisy (1857-1940) est l'archétype, cherchent à donner des preuves historiques et scientifiques de l'existence de Jésus, et se heurtent violemment à l'Institution, puisque des sentences d'excommunication sont prononcées. Cette volonté de renouveler la doctrine de l'Église fut condamnée par le pape Pie X, en 1907, dans l'encyclique Pascendi Dominici gregis, sanctionnant ainsi la pensée du théologien protestant allemand Adolf von Harnack, et à sa suite toutes les velléités réformistes. Le génie de Malègue est de réussir à nous faire comprendre aujourd'hui ce qu'a pu être cette "aventure moderniste", qu'incarnent, dans son roman, l'abbé Bourret et l'abbé Amplepluis. Par la mise en scène qu'il fait de la théologie de l'Église catholique - les évangiles, la pensée de saint Augustin, celle de saint Thomas d'Aquin, mais également les Pensées de Blaise Pascal et la recherche philosophique et théologique de son contemporain Maurice Blondel -, Malègue fait la démonstration de la stérilité du dogmatisme et de l'historicisme, dès lors que ces deux méthodes sont séparées de la foi en l'Incarnation du Verbe.

Avec probité, comme Jacob combattant l'ange, Augustin engage toutes les forces de sa raison dans la lutte qui se présente à lui : il passe un à un les arguments philosophiques et théologiques du modernisme, cherchant avec désespoir à retrouver sa foi sereine d'enfant. D'autres — un clergé médiocre et légaliste, mais également les esprits les plus matérialistes, comme les riches cousins des Planèzes — auront bien moins de scrupules intellectuels et s'accommoderont avec aisance des temps nouveaux où les hommes ne dialoguent plus avec Dieu.

En parallèle de la crise spirituelle d'Augustin, Malègue n'omet pas de retranscrire, avec le personnage de l'abbé Hertzog — incarnation du prêtre lazariste Guillaume Pouget (1847-1933), grande figure spirituelle et exégète qui marqua durablement plusieurs générations d'intellectuels catholiques — le renouveau des études bibliques. La clé de voûte d'Augustin n'est autre que l'utilisation que Malègue fait des Écritures saintes, source de la foi chrétienne, devenues incertaines sous les coups de la critique. Sûr de son fait, Malègue n'hésite pas à éclairer son point de vue en incorporant à son récit de nombreux versets de l'Ancien et du Nouveau Testament. Le chef-d'œuvre réside dans ce tour de force de nourrir substantiellement le roman social par le roman biblique, l'histoire des hommes par l'incarnation de Dieu. Nature et surnature sont de nouveau réunies. La Parole, tout en nourrissant Augustin, nous est aussi adressée.

Toutefois, la fréquentation des Écritures est nécessaire mais non pas suffisante. Parce que la mémoire spirituelle d'Augustin est intacte, la foi fervente qu'il a connue dans ses jeunes années n'a pas disparu. Dieu attend simplement, avec patience, le retour du fils prodigue. Cela, Malègue nous l'assure. La reconquête de foi se fera lentement, après la longue traversée d'un aride désert de larmes car "Dieu ne laisse pas errer jusqu'à la fin ceux qui, le cherchant dans la bonne foi de leur cœur, ne l'ont pas trouvé. Il enverrait plutôt un Ange..." Et cet Ange, ce sont les deux femmes pieuses qui entourent Augustin, sa mère et sa sœur, à qui Malègue assigne la place d'éducatrices spirituelles, et qu'il désigne comme les parangons des "classes moyennes de la sainteté".

Que signifie cette étrange expression : "les classes moyennes de la sainteté" ? Malègue nous proposerait-il, finalement, d'être des tièdes-en-Dieu, comme d'autres, mystiques, se sont revendiqués fols-en-Dieu ? Ne nous y trompons pas : c'est un appel à la sainteté ! Une sainteté journalière et modeste, mais assurément ascensionnelle et endurante. "Imitant ceux qui imitent les saints", ces femmes révèlent à Augustin ces lumières oubliées par les Lumières, que sont la foi, l'espérance et la charité : dans leur vie, puis dans sa propre vie.

Plus qu'un roman historique et social, plus qu'un roman philosophique et théologique, Augustin est une invitation personnelle à suivre les voies de la sainteté : "Le Maître est là, il t'appelle" (Jn 11, 28).

 

[© Agathe Chepy-Châtel]

 


 

Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.

 

 

Un très remarquable et exhaustif article consacré à Joseph Malègue (auteur : José Fontaine) est à trouver Gif ici