La nature fournit à l'homme les matériaux, l'industrie les met en œuvre.

 


Le lendemain, la pluie avait cessé et le temps était superbe. Les enfants se réunirent sur la pelouse. Aimée, ravie de prendre la leçon au grand air et par ce beau soleil, était d'une vivacité plus grande qu'à l'ordinaire ; elle laissait éclater sa joie en exclamations de toutes sortes.
- Que le ciel est bleu ! disait-elle, et que Dieu est bon de nous envoyer des journées comme celle-ci !
- Oui, répondit Henri en apportant une chaise pour M. Edmond. Tout paraît moitié plus beau par ce gai soleil.
- Comment donc s'appelle ce gentil petit arbre que voici, mademoiselle Aimée ? dit Francinet, qui connaissait beaucoup mieux la ville que les champs.
Aimée - C'est un cerisier.
Francinet. - Il est tout couvert de fleurs ; vous aurez bien des cerises cet été.
- Probablement, Francinet ; et cela me semble tout à fait merveilleux de songer que ces mille fleurettes, qui ressemblent à de petits flocons de neige, vont se changer par la suite en autant de cerises roses, sucrées et rafraîchissantes.
Francinet. - Oui, mademoiselle Aimée ; mais ce qui est plus étonnant encore, c'est de penser que la terre soit couverte de bien d'autres choses plus extraordinaires qu'un cerisier, et qui n'ont pas demandé pour cela plus de peine au bon Dieu.
Henri. - Moi, ce qui m'émerveille beaucoup aussi, c'est de songer que Dieu a donné à ses créatures la puissance de faire elles-mêmes tant de belles choses. Quand je regarde la manufacture de grand-papa, et que je vois toutes les inventions qu'il a fallu faire pour tisser seulement un mouchoir à carreaux rouges, cela me plonge dans l'admiration que Dieu nous ait donné tant d'intelligence.
- Dites-moi, Henri, répondit M. Edmond qui arrivait, quelle différence y a-t-il entre les œuvres de Dieu et celles des hommes ?
Henri. - Oh ! monsieur, une bien grande ! L'homme ne peut faire quelque chose avec rien ; il ne peut créer.
M. Edmond. - Dieu seul, en effet, est créateur, mon enfant, tandis que l'homme, pour travailler et faire n'importe quel objet, a toujours besoin d'une matière première qu'il ne saurait créer et qu'il tire de la nature. Ainsi, pour produire du pain ou une maison, il faut avoir la matière première du pain, qui est le blé, la matière première d'une maison, qui est la pierre. La nature, qui nous fournit les matières premières, ressemble à un vaste magasin d'où nous tirons toutes les choses qui nous sont utiles. Seulement, parmi ces choses, il y en a que nous trouvons déjà prêtes au service, et d'autres qui exigent de notre part un travail. On appelle les premières utilités gratuites, c'est-à-dire données gratis par la nature, et les autres, utilités coûteuses, c'est-à-dire qui coûtent du travail et de la peine. C'est là une distinction dont vous reconnaîtrez plus tard l'importance.
Comme les utilités naturelles sont insuffisantes pour satisfaire tous les besoins de l'homme, l'humanité a toujours été obligée de travailler pour plier la nature à ses besoins ; et c'est ce travail de l'homme sur la nature qu'on appelle l'Industrie.
Voulez-vous un exemple des deux sortes d'utilités ? Dites-moi, Henri, le besoin de respirer, l'un des plus impérieux puisque sa privation entraîne la mort la plus rapide, exige-t-il du travail de notre part ?
- Non, monsieur, répondit Henri, il nous suffit d'ouvrir la bouche sans y penser pour le satisfaire.
M. Edmond. - L'air est donc un présent de la nature, d'une utilité incontestable, et cependant purement gratuit. Mais le besoin de manger n'est pas si facile à satisfaire : il faut du travail et de l'industrie pour se procurer des aliments. Les aliments sont donc des utilités coûteuses.
Petite Aimée, ajouta M. Edmond, pour me prouver que vous avez bien compris ce que je viens de dire, voulez-vous me trouver toute seule un autre exemple que le mien ?
L'enfant réfléchit ; elle était fort embarrassée ; Francinet et Henri cherchaient de leur côté. II se fit un grand silence ; mais bientôt Aimée s'écria avec vivacité, et toute rouge du plaisir d'avoir trouvé :
- Monsieur Edmond, l'homme a besoin de lumière. Celle du soleil est gratuite parce qu'elle est due à la nature. Lorsque la lumière du soleil nous manque, on la remplace par une lampe : dans ce second cas la lumière, due à l'industrie, est devenue coûteuse
- À merveille, dit M. Edmond ; vous vous êtes très joliment expliquée, mon enfant, et je vois que vous m'avez admirablement compris. - Et vous, messieurs ? ajouta le précepteur, en regardant les deux petits garçons fort surpris de la rapidité avec laquelle Aimée avait trouvé son exemple.
Un second silence se fit, chacun de nos petits hommes se creusait la tête. Henri prit la parole le premier.
- À mon tour, s'écria-t-il. J'ai mon exemple ! Boire, se baigner ou se laver sont des besoins de l'homme. La rivière, qui passe ici au bas de notre jardin, nous fournit l'eau gratis, puisque nous n'avons d'autre effort à faire que de la puiser. Mais, à la campagne de grand-papa, la maison est sur une hauteur : là il n'y avait pas d'eau. Il a fallu creuser un puits très profond, établir une pompe ; enfin, en été, pour amener l'eau du puits dans les jardins, il faut un autre système avec des tuyaux en caoutchouc qui coûtent très cher. Voilà l'eau devenue en cet endroit une chose coûteuse, ou due à l'industrie.
Henri avait à peine achevé son exemple que Francinet prit la parole : - La chaleur est un besoin, et un grand besoin, puisqu'on peut mourir de froid. En été, le soleil nous la donne : voilà une chose gratuite. En hiver, il faut faire du feu, brûler du bois et du charbon : voilà une chose coûteuse, produite par l'industrie.
- Allons, mes enfants, dit M. Edmond, je suis fort content ; tout le monde a bien répondu.
Vous le voyez, Dieu a fait pour nous les premiers frais, et nous a accordé gratuitement les premiers dons qui nous étaient nécessaires ; mais il veut que nous acquérions le reste par notre travail, et que nos plus belles richesses soient notre œuvre.