J'entre dans un cours complémentaire. On étudie les figures ; l'élève interrogé donne la définition de l'ironie ; je demande un exemple. "Quinaut est un Virgile", m'est-il répondu. Qu'est-ce que Virgile ? On me dit sottise sur sottise. Qu'est-ce que Quinaut ? On ne me dit rien du tout.

Les figures, les qualités du style, c'est le fond de la littérature d'un grand nombre de nos cours complémentaires et de nos écoles primaires supérieures. Les pauvres enfants, s'ils se croyaient le droit d'avoir un avis ou s'ils osaient l'émettre, diraient : "La littérature, ce n'est guère amusant". Laissez donc là ces catégories savantes, figures de grammaire, figures de pensée, figures de mots, toutes ces définitions et toutes ces distinctions, cette rhétorique et cette scholastique. Les traités où vous puisez cette science me font penser à ces herbiers où l'on trouve les plantes doctement rangées et étiquetées, avec de grands noms grecs et latins, mais desséchées, flétries, aplaties, tordues, fauchées, mortes. Que je les aime bien mieux là où elles sont nées, où elles croissent, dans le milieu qui leur convient et qui les explique, sur le revers humide du fossé ou sur le sommet pierreux de la colline, avec leur attitude propre, avec l'éclat et les belles couleurs de la vie ! C'est ainsi que nous les font voir nos maîtres, aussi souvent qu'ils peuvent. Or en littérature, cela se peut toujours. Ouvrez où vous voudrez un bon écrivain, un de ceux qui pensent fortement et sentent vivement, et vous trouverez autant de figures qu'il vous en faudra, vous les trouverez à leur place, dans la suite et le mouvement du morceau, tirant de ce qui précède et de ce qui suit leur sens et leur valeur, non pas froides et décolorées, mais toutes chaudes et toutes vivantes.

Ne raisonnez pas tant sur le style ; ne dissertez pas tant sur ses qualités générales ou particulières ; prenez une page bien écrite - de telles pages ne manquent pas, Dieu merci, dans notre langue - faites-la lire, faites-la comprendre, faites-la apprendre : que, bien sue et bien récitée, elle reste dans la mémoire de l'élève comme une belle image de laquelle il rapprochera dans la suite ce qu'il lira et entendra, ce que lui-même écrira. Ainsi se forme le goût : et sur quoi en effet repose le goût, si ce n'est sur la comparaison avec un type bien choisi ?

Ne définissez pas : montrez ; point d'abstraction, mais le concret. Or ici le concret, c'est toute cette admirable littérature française, ample et riche s'il en fut, ou, si vous aimez mieux, pour ne pas vous perdre, un recueil convenablement fait de morceaux choisis, comme il y en a déjà plusieurs.

Voulez-vous tenter un cours d'histoire littéraire ? Que ce soit encore avec des textes et par les textes. Qu'au nom cité de chacun des grands écrivains (il ne peut guère être question que de ceux-là dans nos écoles primaires même supérieures) soit et demeure attaché quelque chose de lui, de son œuvre, un passage significatif, caractéristique ; que le souvenir de ce passage protège et porte le nom ; qu'il le précise et le distingue. L'histoire littéraire cessera alors d'être une simple nomenclature confiée à la seule mémoire ; les autres facultés seront appelées à s'y intéresser, à en tirer profit.

Si cette méthode est la seule qui convienne, qu'on juge par là de la place qu'il faut accorder dans nos cours d'histoire littéraire aux écrivains des origines de la langue, à ceux dont les élèves ne peuvent lire les textes, avec qui ils ne sauraient entrer directement en communication. Savoir comment la langue s'est faite, par quelles étapes elle a passé, est sans doute une étude intéressante, mais qui ne s'accorde guère avec le temps dont ils disposent et le tour qui doit être donné à leur instruction. Savoir ce qu'est la langue d'aujourd'hui, celle dont ils ont besoin de se servir, voilà ce qui leur importe avant tout ; ils l'apprendront avec ceux qui s'en sont le mieux servis ; c'est avec ceux-là qu'avant tout il faut les faire vivre.

En somme, il n'y a d'études littéraires dignes qu'on s'y arrête et vraiment bonnes à l'esprit que celles qui mettent l'élève en contact avec les œuvres mêmes.

 

E. A. in Revue pédagogique, 2e semestre 1884