Chacun a encore en mémoire la façon immonde dont le Ministre Cl. Allègre a été traité. Avait-il été maladroit ? Cela est possible, et peut mériter discussion. Mais quand des enseignants, excités par leurs mandataires, se permettent de nourrir une pareille haine (qui est loin d'être sans précédent, qu'on se souvienne par exemple du sort réservé aux deux Ministres de l'Education du septennat Giscard d'Estaing, René Haby et Christian Beullac) à l'endroit du représentant de la République - qui plus est, de leur bord politique - il convient de s'interroger sur leur sens des responsabilités, sur leur connaissance et leur respect de la mission que la Nation leur a confiée. Et on peut craindre, en retour, ce qu'annonce Cl. Allègre : "ça se retournera contre eux".
Le Ministre Chevènement a récemment démissionné de son poste, aux motifs que les accords de Matignon donnaient raison sur toute la ligne aux nationalistes corses qui n'obtiennent que 16, 5 % dans les urnes. Faut-il rappeler ici que les enseignants ne forment que 3 % de la classe sociale active ? Jusques à quand le pays tolèrera-t-il que ces trois pour cent-là puissent n'agir qu'à leur guise ?
Dans un premier temps, nous donnerons ici la transcription - en lui laissant son caractère d'entretien à bâtons rompus - d'une interview donnée par l'ex-Ministre, que ses Collègues du gouvernement Jospin nommaient Vulcano. Tant les citations tronquées nous ont paru particulièrement choquantes, au mépris de la simple vérité.
Nous ne souhaitons donc pas ajouter aux "mille mensonges de l'École" (pour reprendre l'expression de François Dubet dans Le Monde des Débats de septembre 2000).
Cl. Allègre est interrogé le 5 avril 2000, après son "éviction express du gouvernement Jospin", dans son bureau de l'Institut de physique du globe

 

 

 

Est-ce que j'ai échoué ? Vous pouvez dire oui, puisque finalement Lionel Jospin a décidé de se priver de mes capacités de Ministre. Je demanderai à attendre quelques années avant de me prononcer... J'ai le sentiment d'un Premier Ministre qui a eu peur, inutilement à mon avis. Est-ce que j'aurais fait mieux si je m'y étais pris autrement ? On peut s'interroger, si je n'avais pas eu ces phrases diverses.

On va voir comment ça se passe ; mais ce pays, s'il ne réforme pas son enseignement, il sombrera. Les Anglais, maintenant, ont compris ce qu'il fallait faire, mais ils font une solution qui n'était pas la mienne : ils privatisent l'enseignement public. Ils mettent aux enchères leurs écoles ; moi, je ne crois pas que ça soit la solution, en tous cas on n'en est pas là, mais néanmoins l'enseignement privé augmente depuis ces derniers temps, depuis ces manifs et tout ça, l'inscription dans l'enseignement privé augmente. Moi, j'avais fait un pari, mais pour l'instant ce pari je l'ai perdu : c'est le pari de la modernisation du service public ; c'est à dire introduire la modernité en gardant ce qui est l'une des bases de notre république, moi j'ai été élevé là-dedans, c'est à dire le service public, l'égalité des chances pour tous, l'éducation gratuite, l'élève de famille modeste qu'on prend en charge ; moi c'est ce que j'ai fait par exemple avec les bourses au mérite, que j'ai rétablies, et donc j'ai pensé que c'était ça ; mais en même temps, le service public, on sait ce que c'est devenu en URSS, c'est le Gosplan, et c'est vrai que l'Éducation nationale, ça ressemble au Gosplan avec l'anonymat, la promotion à l'ancienneté, la non-reconnaissance du talent, etc. qui tend à uniformiser tout et qui tend à démotiver les meilleurs.

Tout le monde se focalise sur un point, c'est à dire le conflit qu'il y a eu avec les syndicats et les enseignants de l'enseignement secondaire. Ce qui est une petite partie de ce que nous avons fait, une toute petite partie. Ça a coincé là, parce qu'il y a une volonté, un conservatisme absolument fabuleux des enseignants du secondaire et de ce syndicat qui est un syndicat quasiment stalinien ; ça a été une partie modeste, mais ça a fait beaucoup de bruit, parce que ce sont des gens très puissants, parce qu'ils disposent de deux armes : alternativement, ils mettent ou les élèves, ou les profs dans la rue. Parce qu'il faut savoir : les lycéens ne sont jamais dans la rue tout seuls ; ils sont dans la rue parce que les profs les poussent. Or ces gens ont un corporatisme absolument exacerbé, ils sont dans une situation difficile, que j'ai complètement perçue, c'est à dire qu'ils ont peur : ils ont peur des élèves, ils ont peur des nouvelles technologies, ils ne sont pas très à la hauteur de leur tâche, ils sont mal formés pour leur tâche et ils vivent dans l'espèce de tradition dans laquelle le prof du secondaire enseignait devant sa classe qui écoutait parce que c'étaient les fils de bourgeois qui étaient aidés à la maison ; maintenant, ils ont le tout venant ; un prof du secondaire, c'est un instituteur d'il y a trente ans, il a tout le monde ; avec des élèves dont la plupart se moquent complètement des études. Et ils ne sont pas formés pour capter cela ; ils ont un métier très difficile.

Moi, je pensais que je pourrais les faire évoluer, et comme tout le monde s'était bloqué - parce qu'il faut voir que c'est une longue série de réformes avortées, Jospin par exemple a mis beaucoup d'argent dans la réforme, dans l'Éducation nationale, et il n'a pas fait beaucoup de réformes. Moi, il m'a donné peu d'argent d'abord - peut-être en contrepoids - et il voulait quand même, au fond de lui-même, réussir à travers moi ce qu'il avait raté lui-même [Le Monde du 29 avril 2000 : "Les moyens qu'il (Jospin) n'avait pas accordés à son ami de quarante ans, il les a fournis à son nouveau Ministre (J. Lang). Quitte à passer outre le dogme du gel de l'emploi public" Ndr]. Je pense que j'ai tenté autre chose, et j'ai tenté de passer par dessus ces syndicats ; c'est à dire qu'au lieu d'avoir de longues négociations, etc., j'ai tenté de m'adresser aux parents, au pays, en dénonçant les choses qui ne marchaient pas, et qui sont vraies ! On a mis cent milliards de plus en dix ans [soit 30 % d'augmentation, ndr], et il y a quatre cent mille élèves en moins ! Et on n'a pas amélioré ! On a un prof pour douze élèves, et néanmoins il y a des classes de trente-cinq élèves ! Quand je suis arrivé, il y avait trois cent mille élèves qui n'avaient pas de prof en face d'eux ! Donc, on a un système qui ne marche pas tel qu'il est ; donc, j'ai essayé, à la fois d'améliorer la gestion, et de m'y prendre autrement que ne s'y prenaient mes prédécesseurs.

Prenez l'exemple de mon prédécesseur immédiat [François Bayrou, ndr] : au début, il avait des idées, il voulait aller vers des solutions plus libérales de l'école ; il a eu deux immenses manifs, bien plus grandes que je n'en ai jamais eu, l'une contre la loi Falloux, l'autre contre le CIP [Contrat d'insertion professionnelle, l'un des fort nombreux dispositifs d'aide aux jeunes en difficulté, après le SIVP, le Contrat d'orientation, l'Aide au premier emploi, etc. Ndr] ; qu'est-ce qu'il a fait ? Il est rentré dans sa coquille, il a négocié avec les syndicats puis ça a été fini, ça a été le gel. Donc cette tactique, je l'avais vue, et j'aurais pu l'avoir. Mais j'avais décidé que si j'étais Ministre, c'était pour essayer de réformer l'Éducation nationale, c'est simple, moi je ne fais pas une carrière politique pour être Ministre, pour durer ; moi, je crois que ça sera difficile de toute manière, parce que j'ai posé les problèmes. Et, par exemple, les parents d'élèves, maintenant, seront exigeants. Par exemple le droit des élèves, qu'on a mis en place - et qui est indispensable, ces élèves ont dix-huit ans, ils sont majeurs, etc. - dans les Lycées, et dont les profs ne veulent pas. Jospin avait déjà essayé de mettre ça et hop ! On l'a éliminé [Allusion à son remplacement, en 1992, par, déjà, l'adepte de la fumette et des atouts de même couleur. Ndr]. Et maintenant les élèves, ça sera très difficile d'enlever ça : ils vont le demander. Donc, la violence qui a été faite à mon égard, qui est inadmissible - je veux dire les professeurs qui utilisent du vocabulaire, des violences inouïes vis à vis de leur Ministre -, mais ça se retournera contre eux ; puisque si vous parlez comme ça du Ministre, pourquoi on ne parlerait pas comme ça de vous ? ["Et je suis bien obligé d'ajouter que les enseignants qui défilent dans les manifs sont loin d'être tous des profs charismatiques. On en voit certains, avec leur litron de rouge… Sous la pression démographique, l'Éducation nationale a recruté un peu n'importe qui, à certaines époques", Déclaration de Cl. Al. in Paris-Match du 13 avril 2000. Cf. aussi sa déclaration au vrai Journal de C+ - avant le 11 avril 2000 : "je savais que je m'attaquais à un Syndicat qui est stalinien… et dont le mensonge est une chose habituelle". Ndr] .

Donc moi, j'ai le sentiment, bien sûr, au début, d'avoir été probablement maladroit. Sur le fond, je n'avais pas de maladresses, mais je me suis fait piéger par les médias parce que je n'avais pas l'habitude. J'avais l'habitude en tant que conseiller de Jospin de parler aux médias assez librement, et ça se passait plutôt bien. J'avais pas réalisé quand on est Ministre, quand on parle aux médias, si on dérape sur une petite phrase, si on utilise un vocabulaire, on retrouve ça en première page du journal. Par exemple le mammouth, il faut que vous sachiez que c'est dans une conversation privée dite off avant une conférence de presse, avec des journalistes du Monde, que j'ai employé ce mot, comme ça. Le lendemain, il était en première page du Monde avec un dessin de Plantu [2 septembre 1997, ndr]. C'était lancé, je ne pouvais plus rien, c'était fait. Mais, en même temps, je ne vais pas me plaindre parce que si je n'avais pas voulu faire cela, je n'avais qu'à faire autre chose. Moi j'ai été chercheur, j'ai été professeur d'Université, j'ai été Président d'entreprise nationalisée, j'ai été Ministre, j'ai eu une vie extraordinaire, j'ai vu des tas de choses, et donc je ne vais pas être là à pleurnicher nia-nia. Non, je pense seulement aux pauvres gamins qui continueront à subir cette machine à broyer, ce système de l'Éducation tel qu'il est. Est-ce que j'aurai amélioré un peu la situation ? J'espère. On verra, l'avenir le dira, mais là aussi, c'est difficile à mesurer…

 

"Claude Allègre, la tourmente des réformes", émission programmée le dimanche 16 avril 2000 à 23:05 sur France 2]

 

 


 

 

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