L'incroyable agitation médiatique et démagogique autour des nouvelles technologies de l'information et de la communication - on croirait voir tressauter des cabris bêlant Europe Europe Europe, euh pardon, Internet, Internet, Internet... - balaie d'un revers de main tout espace critique et de réflexion.
Car qui dit communication dit surtout spectacle, n'est-il pas ? Et corruption, hélas... C'est pourquoi il nous a paru opportun de rappeler un certain nombre de vérités, intangibles, à ceux qu'on pourrait être tenté de traiter d'ilotes déguisés, pour reprendre l'expression de Jean Jaurès [Un CDRom de connexion gratuite à qui me dit qui "Notre Jean" visait ainsi !], tant on se demande si leur comportement relève de la naïveté, de la sottise ou de la rouerie. Et d'appeler à la barre quelques experts.
Note : tout ce qui est souligné infra l'est de mon fait. [article écrit en Espagne, en cheminant vers Compostelle...]

 

"Ce n'est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique" (Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, Paris, Fayard, 1973, p. 259).

"Une nation qui cherche la réponse de ses problèmes dans le flot ininterrompu de ses moyens de communication et de ses échanges, ne laisse plus guère de place à un engagement responsable, étayé sur une représentation de l'avenir" (A. G. Slama, Le Figaro Magazine du 12 août 2000, p. 7)

 

Un zèle surprenant parcourt, telle une ola (= vague, en espagnol), les gradins de la société civile, du monde politique et des sphères éducatives dites pensantes : voici les nouvelles technologies !

L'agitation du monde politique suffira comme exemple : chaque conseil municipal, chaque communauté de communes, de Dunkerque à Tamanrasset, y va de son projet mirobolant et de son envolée lyrique, s'agissant du développement rapide des nouvelles technologies d'information et de communication, et de l'usage de plus en plus massif d'Internet dans le fonctionnement quotidien de beaucoup de personnes (sic. Le Dauphiné Libéré, début octobre 2000). Et le Président du CG de l'Isère, qui ne veut pas être en retard d'une sottise, de s'écrier : "Nous sommes un des premiers départements de France à avoir pris une telle décision, de manière aussi globale. Je suis très fier que nous ayons aujourd'hui la possibilité de signer cette convention [Conseil général-Éducation nationale], pour que nous puissions avoir un concept global maîtrisé" (ibid.). Malheureusement pour lui, il suffit d'avoir un peu circulé cet été pour s'être rendu compte d'un fait navrant : tous les départements, toutes les académies, bref toutes les autorités dites constituées se sont engouffrés dans ce créneau, porteur comme on dit. On a pu même lire que puisqu'un site de Mairie (celle d'Avignon) recevait environ 5 000 connexions mensuelles, cela constituait la PREUVE du caractère indispensable d'Internet. Pauvre raisonnement de pantoufle...

Naturellement, le triste Jospin ne peut rester en rade, et le voilà qui plaide en faveur de la réduction de la "fracture numérique" de la France, annonçant dans la foulée, le 15 mai 2000, la création d'une "école de l'Internet" à Château-Gombert (banlieue de Marseille). Il va de soi que sa stérile agitation (avec son Président, les deux font la paire) n'a rien à voir avec les Municipales toutes proches (et ne constitue en rien la rampe de lancement du candidat socialiste à la Mairie de Marseille, Marius Masse, contre le Maire sortant, Olive, pardon, Jean-Claude Gaudin), dans la perspective desquelles nos chers élus, toutes opinions confondues, veulent montrer à quel point ils se soucient du destin cybernétique des pauvres gogos que nous sommes. Un article documenté (Nicolas Colin, Démythifier la "fracture numérique", in Le Monde du 19 septembre 2000) examine ce concept, pour l'exécuter rondement, après une démonstration implacable : "Que reste-t-il, dès lors, de la "fracture numérique" ? Pas grand-chose, sinon le décalage entre l'Eldorado promis par les chantres de la société de l'information, et la réalité d'Internet tel qu'il s'impose aujourd'hui aux particuliers : une profusion d'informations à la validité douteuse et relative, téléchargées à grand-peine via une connexion au débit limité par la technologie". Fermez le ban. Euh, avant de le fermer totalement, prenons le temps de la gaudriole, avec les jolis mouvements de menton de DSK, pontifiant, il faut le lire pour le croire : "je refuse qu'Internet conduise à une société à deux vitesses" (L'Événement du 18 au 24 mars 2000, p. 79). Mais peut-être s'agissait de la vitesse d'examen des dossiers fiscaux véreux ?

En tout état de cause, il semble opportun de rappeler ici que Jospin est un récidiviste de la fracture (fracture de fatigue, sans doute) lui qui, dans un autre discours (et toujours à Marseille, le 31 mai 1989, est-ce une blague), avait fustigé dans une grande envolée la "société duale", donnant par là de faux espoirs aux handicapés, et surtout enjoignant les écoles d'accepter une charge impossible à assumer loyalement sans lourds moyens supplémentaires ; ce qui fait qu'il a, volontairement ou non, dressé les uns contre les autres. Peut-être d'ailleurs est-ce ainsi qu'on règne, et qu'on dure dans le règne. Mais je m'égare.

Jospin nous fait donc part de son intention de "bâtir une société de l'information pour tous" (10 juillet 2000, lors du Comité ministériel pour la société de l'information)… Au vrai, de quoi s'agit-il ? Quelle communication ? Pense-t-on que la rapidité de l'échange permise par le courrier électronique va masquer l'éventuelle vacuité de son contenu ? A-t-on observé, fût-ce distraitement, ces centaines d'adolescents (et d'adultes), l'oreille rivée au minuscule haut-parleur de leur portable, l'expression béate, échanger les banalités les plus creuses, à croire que seule existe la fonction phatique du langage ? La lettre à la Poste aurait-elle donc vécu par la seule magie d'un clic de souris ?
Et quelle information ? Qu'on songe aux difficultés rencontrées pour la diffusion, sur le Web, de l'ouvrage du médecin personnel - le Dr Gubler - de l'ancien chef de l'État. Ceux qui ont pu se procurer le texte - par l'entremise d'un serveur anglais - ont pu mesurer la "faiblesse" des révélations (à part la passion nourrie par F. Mitterrand vieillissant à l'endroit de sa fille morganatique, quoi d'autre ?), et du même coup l'extraordinaire censure qui pèse sur toute diffusion : car l'ouvrage a été interdit (et le Dr Gubler, définitivement condamné et rayé de l'Ordre des Médecins). Est-ce cela, l'information ? La société de l'information qu'on nous vante tant c'est, à l'instar d'hier, l'information que les puissants veulent bien distiller aux pauvres et éternels mineurs que nous sommes. Point à la ligne.

À cet égard, la réflexion d'un spammer facétieux auto-nommé ZdC (gestionnaire de Zéro de Conduite, site à visée pédagogique) et bien informé (non, ce n'est pas moi, promis-juré, lui doit travailler dans un collège), dont la diffusion incontrôlée du message a tellement inquiété les responsables du site académique grenoblois, met résolument les pieds dans le plat : toute cette mousse ne cache que des projets vides, sinon d'inavouables ambitions personnelles.

Car tous ces zozos, empêtrés dans l'Internet, ressemblent furieusement à la poule qui a trouvé un couteau : les voilà qui diffusent, gonflés de supériorité technologique (et de réelle sottise et d'inculture, car ils déifient un outil bien banal), leur information par le biais du courrier électronique - deux fois valant d'ailleurs mieux qu'une, ils font appuyer deux fois sur le bouton miracle. Mais parce qu'on ne sait jamais, ils doublent leur envoi par l'entremise du Fax. Naturellement, le courrier traditionnel conserve tous ses droits (et ne peut que les conserver : le papier signé fera toujours force de loi, tandis que la signature numérique chère aux zozos pourra être trafiquée par tous les hackers du monde, et Dieu sait s'ils se donnent la main) ; donc, le malheureux destinataire reçoit aussi l'information par voie postale. C'est sans doute là ce qu'il convient de nommer progrès et simplification dans la circulation de la sacro-sainte information.

Qu'on veuille bien y songer : l'antique télématique (ça ne remonte cependant pas à Hérode, tout de même, le fameux 3614), que l'on sache, n'a pas révolutionné davantage les échanges pédagogiques que l'humble correspondance scolaire de Freinet ; pourquoi donc la rapidité de la transmission, désormais acquise, ajouterait-elle une quelconque valeur au contenu du message ? On aura beau multiplier les colloques fallacieux, les jolis mouvements de menton, les comportements obséquieux : l'égalité des chances, sans doute une utopie (seuls les pauvres ne savent pas que l'école actuelle - davantage encore que celle d'hier - est toute entière consacrée à la reproduction étroite des élites intellectuelles et/ou à hauts revenus), passe d'abord, pour ne pas dire uniquement, par une forte inculcation "scolaire" du lire écrire compter. Et un enfant prépare davantage son entrée responsable sur le Web en travaillant sur un traitement de textes, sur le classement des ouvrages de la bibliothèque, voire même sur le décryptage d'une page du Chaix, que sais-je encore (pourquoi ne pas citer les nombreuses encyclopédies aux immenses mérites, du type Encarta ou Hachette ?), qu'en allant surfer sans autre but que celui de tuer le temps. Au lieu que le système éducatif, encouragé d'ailleurs, voire parfois sommé par les autorités comme par les parents d'élèves, si attentifs aux sirènes modernistes-consuméristes, disperse son énergie dans mille directions peut-être momentanément brillantes (le strass et les paillettes) mais qui sont autant d'impasses. Et tandis que nous allons dans le mur (nous payons financièrement, mais ce sont nos enfants qui régleront, moralement et intellectuellement, la facture), qui se soucie encore de prendre en compte les avertissements (donnés il y a près de vingt ans !) d'un Joseph Weizenbaum ? Pourtant, plus que d'autres (il est prof de computer science) et avec de l'avance sur les autres (il est américain) ce scientifique a quelque compétence pour crier à la folie démagogique qui accompagne l'introduction des nouvelles technologies à l'école.

Le Web, il est vrai, dépasse largement l'affaire du courrier électronique ; mais reprenons la phrase de tout à l'heure, qui le définit assez bien : une profusion d'informations à la validité douteuse et relative. Les gogos s'émerveillent de la profusion et, certes, on n'est pas déçu du voyage. Sauf que les pages les plus appelées, comme par hasard, relèvent des sites pornographiques, présents à profusion, eux aussi. Car on ne trouve jamais sur le Net que ce qui y a été déposé, sans qu'on puisse connaître a priori les intentions, louables ou mercantiles, du déposant. Il y a donc profusion d'images, assez peu scolaires à ce qu'on dit. Mais les très méchants vont jusqu'à dire qu'on peut trouver, immergés en milieu "scolaire", des sites à visées pédophiles (entre autres en Lorraine !). Dès lors... Quant aux textes, au contenu parfois estimable, il est essentiellement rédigé en anglais. L'absolu du Web, et son succès : des images à caractère pornographique, des Webcams de webcamé(e)s, des propositions d'achat peu catholiques, par-delà les contrôles douaniers. Sans doute, par la volonté de fer d'une police mondiale, cela pourrait changer, à modeste échelle du moins. Malheureusement, les crocodiles qui s'écrient Internet Internet Internet en se tapant le cul sur leur fauteuil, ne feront jamais partie de ceux qui, bénévolement, sérieusement, alimentent le Web de façon intelligente  : qu'on songe par exemple aux serveurs .edu américains - c'est là qu'il y a le plus de textes… dans la langue de Molière ! Qu'on songe à l'association EPI, qui milite (et pas depuis hier) pour l'introduction raisonnée mais résolue de l'ordinateur à l'école, et dont les membres ne cherchent pas (autant que j'en puisse juger) leur avantage personnel dans l'euphorie actuelle : tout le monde connecté ! Une adresse pour chacun ! Chacun son site (au moins pour présenter à tous sa photo de famille, ah, que tout cela est bien franchouillard !)… Eh bien, qu'on lise les écrits des membres de cette association (car quel bonheur intellectuel, chaque mois renouvelé, de découvrir Epinet, leur magazine électronique !). On mesurera leur modération et leur circonspection. Naturellement, puisqu'ils sont compétents. Ce qui n'est pas le cas des rapaces, pas plus que des zozos, voire des gribouilles : de tous ces nouveaux possédés.

Et la mondialisation, me crient les rapaces, et la mondialisation, qu'en faites-vous ? Toutes les connaissances du monde à portée du plus humble habitant de la planète ! Euh, pardon. Mais il me semble qu'environ 5 milliards d'hommes, sur les 6 que compte la planète, ne disposent pas d'une ligne téléphonique, et que de plus environ 5,5 milliards sur 6 ne connaissent pas un traître mot d'anglais… Mais vous êtes dépassé, mon cher. Les informations du Web circuleront à brève échéance à travers les fils électriques, et à des vitesses supérieures à celle que permettent les lignes téléphoniques [note aux zozos : savez-vous que l'actuelle liaison à haut débit (défense de rire), dite RNIS, d'ailleurs techniquement très largement dépassée, fonctionne avec du 110 volts ? Délivré, naturellement, sous très faible ampérage. Il serait dommage que les zozos s'électrocutassent] ! Oui, je l'ai entendu dire. Mais vous, savez-vous que la proportion de la population mondiale reliée au réseau électrique est peu s'en faut identique à celle qui dispose d'une prise téléphonique ? Et c'est pourquoi le Net touche à peine 3 à 4 % de la population mondiale (en gros, la partie à bons revenus du monde occidental) ; la société de l'information pour tous est donc un leurre grossier, qui dispense de s'occuper sérieusement du problème de la faim dans le monde (entre autres problèmes majeurs, avec l'éducation).

 

"Internet ne bénéficie qu'aux personnes relativement instruites et aisées" : aussi longtemps que l'école ne sera pas fermement recentrée sur les apprentissages fondamentaux, ce titre du Monde (13 septembre 2000) demeurera, hélas, totalement vrai. Et on aura longtemps encore le loisir de constater que "l'apport expérimental considérable de quelques "mordus" volontaires demeure une part congrue du développement [des TIC] dans le paysage informatique scolaire" (M. C. Tabin, in l'Éducateur suisse, décembre 1999, p. 43). Car que peut bien dissimuler la formule "introduire les Tic de façon intelligente à l'école" utilisée par un représentant de l'État, le préfet Alain Rondepierre (à propos de la signature de la convention dont il a été question supra) ? Que ce qui a été fait depuis… quinze ou vingt années à l'école était donc inintelligent ? Mais par quel coup de baguette miraculeux l'intelligence va-t-elle dominer, désormais, la pédagogie des TIC ?

Parce qu'il faut se souvenir, et rafraîchir éventuellement la mémoire des représentants de l'État, et des autres zélateurs. Dès mi-novembre 1997, les Ministres Cl. Allègre et S. Royal lançaient à grands renforts de sons de trompe leur plan global (déjà) destiné à introduire (sic) les Tice de la Maternelle à l'Université (re-sic), et leur intégration à des projets pédagogiques... Avec un mot d'ordre : éviter les erreurs du Plan Informatique pour tous, de 1985 (plan conçu par Laurent Fabius, merci pour lui)… Claude Allègre ajoutait que l'heure était, "non aux tuyaux et à la quincaillerie…. mais à un changement profond de civilisation et de pédagogie". On connaît la suite. Et l'ineffable Mme Royal renchérissait, en notant que les Tice étaient "une chance formidable pour accentuer la réussite scolaire". Défense de rire. Ce plan mirobolant, notons-le, accordait une "priorité absolue" aux Tice dans la formation continue. On connaît la suite (bis). Détailler davantage ce fameux Plan donnerait vite le fou-rire, ou engendrerait une incommensurable tristesse, devant ces intentions louables, mais jamais abouties.
Et pour cause : un sévère avertissement avait été lancé par un professeur de philosophie, quelques semaines avant l'annonce de ce plan mirobolant : "cette rentrée scolaire se déroule sous le signe optimiste de la foi officielle dans les nouvelles technologies", écrivait-il. La seule omission de cet observateur pertinent du système scolaire et de ses dérives, est de n'avoir pas noté, dans L'école doit-elle fabriquer des internautes ou instituer des citoyens ?, un article remarquable et définitif, que cela fait près de vingt ans, quinze à tout le moins, que chaque rentrée scolaire ramène les mêmes poncifs.

Faudrait-il maintenant remonter à 1985, et au jeune Fabius ? Les "paroles verbales", de cette époque, qu'on se le dise, valent tout à fait celles qui leur succédèrent, celles à venir aussi, peut-on pronostiquer sans crainte d'être un jour démenti.
Car le discours sur les Tice, nous l'avons déjà entendu souvent dans le passé, à peine modifié pour les besoins de la cause ; on ne citera, parmi de nombreuses circonstances, les envolées à propos de l'enseignement programmé ou de l'introduction des techniques audiovisuelles à l'école, deux domaines pourtant nettement moins ambitieux que ce qu'on tente de nous faire avaler aujourd'hui, mais qui devaient, tour à tour, changer radicalement la donne éducative...

Le problème n'est donc pas technique, puisqu'il est récurrent, il est politique : que faisons-nous, que ferons-nous pour améliorer très sensiblement le rendement de notre système éducatif ? Rien, comme d'habitude. Alors, méditons en conclusion ces quelques lignes frappées au coin du bon sens : extraites d'une interview donnée par Joseph Weizenbaum (oui, le même que supra) en 1985, elles demeurent intangibles quant à leur contenu. Et il faut que ce soit un scientifique de haut niveau qui nous fasse la leçon de psycho-socio-pédagogie (le déchiffrement de l'enveloppe sera, n'en doutons pas, une excellente introduction à la pratique aisée de l'Internet) : "The first priority has to be, it seems to me, to lend to those to be educated a mastery of their own language so that they can express themselves clearly and with precision, in speech and in writing. That's the very first priority. The second priority is to give students an entree to and an identity within the culture of their society, which implies a study of history, literature, and all that. And the third, very close to the second, is to prepare people for living in a society in which science is important, which means to teach them mathematics, or at least arithmetic, and the fundamental skills important to observing the world. A school system which meets these main objectives might think about introducing something new. Meanwhile, searchers should certainly work on innovative education -- including computer-aided education. But we ought not to use entire generations of schoolchildren as experimental subjects".

La nouvelle révolution qu'on nous propose si généreusement laisse émerger, au milieu des gogos naïfs, de nombreux crocodiles aux dents longues. Leur zèle soudain n'est pas sans rapport avec leurs ambitions personnelles (et on peut être assuré que, vantant le "contenu encyclopédique" de l'Internet, ils ne feront rien pour en augmenter la richesse : ces prédateurs n'ont évidemment rien à dire). Je les aperçois, fautes de langage à la bouche, vérités éculées à la boutonnière, et l'échine particulièrement souple. À n'en pas douter, ils sont prêts à faire d'excellents Inspecteurs d'Académie au rabais.

 

Note du 31 octobre 2001 : une mention de cet article dans la dernière livraison d'Epinet me conduit à relire mon texte. Las, plus d'un an après, il n'y a pas une virgule à changer. Et on pourra se pencher sur Le culte de l'Internet (Ph. Breton, La Découverte, 2000) ou encore sur Internet, l'inquiétante extase (Fondation Marc-Bloch, 2001).

 

 

 

 

ANNEXES

 

I. Valse hésitation et page blanche

 

Le débat qui a animé la liste "Utilisation des TICE" à propos de Dreamweaver et consorts illustre à mon sens la vérité suivante : tout un chacun veut être "sur Internet" mais bien peu savent quoi y faire ou même quoi en faire...

Angoisse de la page blanche, chère à Bernanos. Je m'explique :

Au cours de la formation des Ai-Prt (Animateurs Informatique - Personnes Ressources Techniques) de l'académie de Grenoble est abordé le problème suivant : quel logiciel utiliser pour la création de pages Web. Aaaaaaaaaah the vaste débat !

Chacun a sa préférence et ces préférences varient en fonction des modes et au fil de l'année (en ce moment Dreamweaver a le vent en poupe : il permet de placer facilement sur vos pages ces petits mickeys gesticulants qui font ressembler les dites pages à des arbres de Noël. Ça pue l'amateurisme à des kilomètres, mais bon...).

Des journées ENTIÈRES ont été occupées à débattre, tester la panoplie complète des logiciels du marché et, en fin de stage (début mai), au grand dam des formateurs, bien peu avaient choisi, quasiment personne n'avait produit, aucun n'en maîtrisait un seul parfaitement.

De toute façon, là n'est pas l'essentiel. À mon avis ce stérile débat sur l'outil et la forme, ce vif intérêt pour les effets spéciaux et autres gadgets jetait une couche de vernis sur une vérité cruelle : je voudrais bien "EN ÊTRE" mais au fond, je n'ai STRICTEMENT RIEN à dire.

À l'arrivée et contraints de pondre un projet de fin de stage, 7 stagiaires sur 10 environ ont accouché de l'embryon du futur projet de "site du collège" : des mickeys partout, du son, du calque, des ziiiip ! Et des zooooooooom ! à tire-larigot et bien évidemment : aucun contenu.

D'ailleurs, pour quelle(s) raison(s) personne ne paraît vouloir se poser les questions suivantes :

- À part sacrifier à la mode, ça sert à quoi, un site de collège ?

- ça intéresse qui, à part le Webmaster, les élèves du club Internet et quelques membres de l'administration ?

- Qu'est-ce qu'on pourrait bien y mettre d'intéressant sur un site d'établissement ?

 

Pour finir, avez-vous remarqué que sur les sites professionnels, et RÉELLEMENT UTILES, la tendance est à la simplicité (une simplicité souvent belle), à la suppression des frames, à la valorisation du contenu ?

Pour cela, il faut avoir bien sûr quelque chose à dire !"

 

 

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II. L'ordinateur à l'école ? Une plaisanterie !

 

Professeur de "computer science" au Massachusetts Institute of Technology, aux États Unis, Joseph Weizenbaum [1923-2008] est l'un des papes de l'informatique. C'est lui qui inventa le célèbre programme Eliza qui permit à l'ordinateur, pour la première fois, de dialoguer avec les humains. Il dit ici pourquoi ce qu'il appelle la mode de l'ordinateur le laisse sceptique.

 

 

 

LE NOUVEL OBSERVATEUR. - Les ordinateurs arrivent partout - dans les bureaux, les écoles, les maisons. Et vous n'êtes pas content. Cela devrait pourtant vous réjouir, non ?

 

JOSEPH WEIZENBAUM. - Je suis un homme de science. Pas un marchand d'ordinateurs. Tout ce que je souhaite, c'est que la technologie que j'ai contribué à développer soit bien utilisée. Ce n'est pas le cas, loin de là.

 

N.O. - À quoi pensez-vous ?

 

J. WEIZENBAUM. - À la nouvelle mode de l'ordinateur à l'école ou à la maison, qui fait fureur aux États-Unis, ainsi qu'en Grande-Bretagne et en France. Un nouveau mal scolaire a été inventé. C'est l'analphabétisme informatique. L'avenir, vous serine-t-on, n'appartiendrait qu'aux familiers du computer. Quelle plaisanterie ! Cela me rappelle la vogue ancienne des encyclopédies. "Si vous l'achetez, expliquait le V.R.P., votre enfant aura de bonnes notes et il réussira dans la vie". Alors les parents obtempéraient. Et l'encyclopédie restait à jamais dans les rayons de la bibliothèque. Survint ensuite l'engouement pour la télévision, cet autre instrument " éducatif ". Grâce à elle, les gamins ne faisaient plus de bruit. On en conclut qu'elle leur apprenait à bien se conduire.

 

N.O. - Vous n'allez quand même pas comparer la télévision, qui rend passif, à l'ordinateur, qui développe la créativité ?

 

J. WEIZENBAUM. - Voilà encore un mythe. Avec la télévision, le gosse regardera passivement le pilote de chasse descendre un avion. Avec le jeu vidéo, il sera le pilote de chasse. La différence ? Dans les deux cas, l'enfant vivra dans un monde abstrait où les actions se valent, puisqu'elles n'ont aucune conséquence. Quant à l'ordinateur proprement dit, je crois qu'il réduit la créativité des enfants. Car c'est lui qui les programme et non l'inverse. Il leur dit de faire ceci ou cela. L'autre jour, dans une émission télévisée, mon collègue Seymour Papert expliquait qu'il avait une approche radicalement différente : avec son système, c'étaient les enfants qui programmaient le computer. Un film était censé illustrer sa thèse. On vit alors des enfants travailler avec des Logo au Sénégal, en Écosse et au Texas. Comme par hasard, ils dessinaient exactement la même chose sur leur computer : une fleur avec des carrés qui s'emboîtent. Bizarre, non ? C'est que cette idée n'était pas venue de leurs tripes mais de leur prof.

 

N.O. - Ne croyez-vous pas quand même que l'utilisation de l'ordinateur permet de renforcer chez l'enfant son aptitude à résoudre les problèmes ?

 

J. WEIZENBAUM. - Si c'était vrai les professeurs en computer science des États-Unis vivraient mieux que le reste de la population. Ils seraient plus heureux en ménage. Ils gagneraient plus d'argent à la Bourse. Vous savez bien que ce n'est pas le cas. Avec l'ordinateur, en fait, on est en train de nous refaire le coup du latin qui, naguère, devait "préparer l'esprit" aux matières scientifiques. Une expérience a eu lieu récemment. Un groupe d'enfants a appris la géométrie sur computer. L'autre sans. Six mois après, on a testé les uns et les autres en leur demandant, entre autres, de construire un angle droit avec un compas. Les enfants-ordinateurs en furent incapables.

 

N.O. - Allez-vous jusqu'à nier que la révolution informatique accroîtra les inégalités entre ceux qui détiennent le savoir et les autres ?

 

J. WEIZENBAUM. - Si vous obligiez tous les étudiants du Massachusetts Institute of Technology à passer un examen de natation, vous remarqueriez, au bout de quelques années, que les grands patrons de l'industrie américaine sont souvent de bons nageurs. Et les statisticiens établiraient très vite une relation de cause à effet entre la nage et le succès professionnel. La même chose risque de se passer, demain, avec l'informatique. En ce moment, on installe les gosses de riches devant les ordinateurs. Quand on verra qu'ils réussissent mieux que les autres, on dira que c'est grâce au computer. Eh bien, non. Ce sera grâce à l'argent. Ils avaient, d'entrée de jeu, tous les avantages. Si l'on veut réduire les inégalités, la solution n'est pas de donner des ordinateurs aux pauvres mais davantage de bourses.

 

N.O. - Vous n'allez tout de même pas dire que l'on vivra sans ordinateur dans la société de demain...

 

J. WEIZENBAUM. - Savez-vous comment fonctionne un téléphone ou un réfrigérateur ? Non. Et pourtant vous vous en servez tout le temps. Demain, quand vous utiliserez le computer ou la machine à traitement de texte, vous ne saurez pas non plus comment ça marche. Il suffira d'appuyer sur le bouton.

 

N. O. - Vous croyez donc que la France fait une erreur en cherchant à mettre les ordinateurs entre les mains de tous.

 

J. WEIZENBAUM. - La science est arrogante. La computer science l'est plus encore. Et la tentation est souvent grande d'envoyer des ordinateurs là ou il y a des problèmes. Le tiers monde a faim. Donc, il faut l'informatiser. L'école est en crise. Donc, on y met des computers. Cela amuse les enfants un moment. Mais cela ne résout rien. Si vous avez l'appendicite, vous ne guérirez pas en prenant de l'aspirine.

 

© Le Nouvel Observateur du 2 décembre 1983 - Propos recueillis par Franz-Olivier Giesbert.

 

La citation en langue anglaise qui clôt cet article est extraite de "Weizenbaum examines computers and society", interview publiée le 9 avril 1985 par The Tech. [Lien apparemment mort - hélas]

 

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III. L'école doit-elle fabriquer des internautes, ou instituer des citoyens ?

 

Cette rentrée scolaire se déroule sous le signe optimiste de la foi officielle dans les nouvelles technologies. Il importe pourtant de se méfier de cet enthousiasme philotechnique que les discours autorisés – en premier lieu ceux tenus par le ministre de l’éducation nationale lui-même – sur l’école transportent : informatique, Internet et autres idoles contemporaines devraient désormais peupler les établissements scolaires. Ne peut-on deviner derrière ces effets de propagande, et malgré la persistance à tout le moins rhétorique du thème républicain, une transformation dans la manière dont les pouvoirs publics appréhendent l’école ?

Internet a-t-il un intérêt à l’école ? Nul n’est capable de répondre sérieusement à cette question, parce qu’Internet en milieu scolaire ne revêt aucun intérêt tant qu’on s’en tient fermement à la conception républicaine et humaniste de l’école. À l’école, il vaut mieux étudier Shakespeare et Descartes que d’apprendre à se servir – ce dont on aura toujours le temps – des outils informatiques, que de s’exercer à naviguer sur le Web. Pauvreté d’Internet, lorsqu’il est comparé à la haute culture livresque : sur le Web, on ne communique pas, on échange, essentiellement des informations et des banalités, on ne se place pas à des carrefours, on circule, on suit des autoroutes et on emprunte des échangeurs.

L’illusion d’Internet : très performant dans des domaines professionnels hyper-spécialisés, cet outil devient aussi indigent que la télévision dès que, touchant le grand public, il se transforme en objet de consommation. Si la télévision est le chewing-gum de l’œil, Internet est celui de l’esprit. Tout se passe comme si, à l'image des supermarchés, des halls d’aéroport, des fast-foods, des voies rapides, rocades et autres périphériques, Internet était un de ces non-lieux mis naguère en évidence par Marc Augé, un de ces endroits de transit maximum et de lien social minimum.

À l’école, l’élève doit réserver son temps (école vient de scholé, qui signifie loisir) pour entrer en contact avec le monde de l’esprit, dont il ne sera généralement plus question dans sa vie d'adulte, pas plus au bureau qu'à l’usine, sur le lieu de travail qu'autour du stade ou devant l’écran télévision : la pensée, la poésie, le roman, le théâtre, bref la gratuité de l'exercice de l'intelligence.

Que l’on accorde à l'enfant et à l’adolescent le droit d’ignorer l'usage de ce qui asservira sa vie ! Son existence entière sera envahie par Internet. Qu’on l'en préserve au moins le temps d'étudier les humanités !

Par définition, le temps scolaire s'identifie au temps du loisir : il ne convient pas de le saturer avec ce qui accompagnera tout le reste des jours de la personne. Il est préférable de l’occuper avec ce qui ne sert à rien, qui est cependant la nourriture la plus propre à façonner un homme. Ne faisons pas de l'enfant un agile animal informaticien avant d'en faire un homme. Il est bien plus important d'apprendre à pénétrer les tourments de Bérénice, les basses ruses d'Harpagon, la pensée de Platon la poétique de Baudelaire, la querelle autour du jansénisme que de perdre son temps scolaire - que de perdre son temps scolaire, son temps de loisir, son temps libéré - à se laisser apprivoiser par l’idéologie de Bill Gates.

Si Internet n’a aucun intérêt eu égard aux fonctions traditionnelles de l’école, il en acquiert en revanche un dès que cette conception humaniste et républicaine est abandonnée. Autrement dit, tout nous pousse à percevoir, dans ce fanatisme de la technologie (l’informatisation de la scolarité serait la solution à la crise de l’école) dont retentissent les discours dominants sur la scolarité, le signe d’un changement masqué, aussi réel que tu, dans la philosophie de l'école. Décelons dans la coulisse de ces propos tonitruants la tentation de bâtir une école soumise à des intérêts autres que la gratuité de la démarche intellectuelle, bref reconnaissons-y l'anticipation de l'école livrée aux marchands. Ce n'est plus l'école de la République, c'est l'école de Microsoft.

S’agit-il de préparer de futurs consommateurs usagers des technologies de l'information ? De céder à la pression des industriels de l’informatique ? De complaire à une opinion peu éclairée qui a été persuadée par les médias qu’on ne peut penser et pratiquer l’école en dehors d'Internet ? Bref, s'agit-il de rendre l’individu disponible pour Internet, de le mettre à disposition de ce système ? Hélas, craignons qu'il faille répondre oui à ces questions.

Au fond, tous les termes de cette propagande techniste (le scientisme se réincarne de nos jours en un technisme) suggèrent que Claude Allègre s'est converti à l'idée selon laquelle la mission de l'école consisterait à adapter l'enfant et l'adolescent au monde techno-informatique qui s'avance vers nous, le but de l'éducation publique devenant dès lors de conduire l'élève vers l'état d'adulte adapté. Or, au contraire, la pensée, la littérature, les arts désadaptent, désapprivoisent, rejettent dans l'écart.

L'école n'est pas un service, ni même un service public, comme continuent, à l’être certains transports ou la poste. D’aucuns croient la valorise' en affirmant qu'elle est un service public, alors qu'en réalité ils la trahissent< : ils s'imaginent la défendre au moment où ils creusent son tombeau. Au même titre que la justice et l’armée (aurait-on l’idée de dire que l’armée est un service public ?), l’école est une institution politique. Elle n’a pas d’objet plus important que d’engendrer la République, une génération par dessus l’autre. Elle est la matrice dans laquelle s’engendre la République. Elle a pour mission d’élever l’enfant (l’élève) à la République. L’école est au sein de la société l’institution par laquelle le souverain (le peuple) se régénère en tant que corps politique.

Rien de plus politique qu’enseigner ! Aussi le métier de professeur est-il plus radicalement politique que celui de député. La tâche d’enseigner ne consiste pas à insérer dans la vie économique, ni à préparer à une profession, encore moins à préparer à devenir employable pour une éventuelle profession. Non, enseigner est dans une République l’acte politique par excellence, par éminence, l’acte par lequel l’origine politique de la société, c’est-à-dire la rupture avec l’Ancien Régime, ne cesse de se réactiver. La République se réalise dans la classe, s’incarne dans la classe.

L’idéal, – auquel le reste de la société n’est pas ajointé – existe dans ce lieu clos, qui prend certaines apparences de l’utopie. Quelle utopie ? Celle d’une communauté des esprits libérés de toutes les influences de la société (ou plutôt : s’attachant à s’en libérer) et associés par la raison, autrement dit l’utopie scolaire. Cette utopie n’est pas, comme il arrive souvent aux utopies,. un songe brumeux, suspendu dans des nuées, métaphysiques ou bien dans une problématique au-delà de l’histoire, puisqu’elle s’essaie à prendre corps chaque jour dans nos classes, puisque nous la vivons encore chaque heure de cours.

Humanisme de l'école : de chaque enfant faisons un homme. Politique de l’école : engendrer de génération en génération la République. "Quelle est la première partie de la politique ? L’éducation", a écrit Michelet.

On est, avec cette jactance ministérielle sur l’informatique, Internet et les nouvelles technologies, bien loin de l’école républicaine, dont on s’écarte d’autant plus qu’on l’invoque rituellement afin, forme laïcisée d’exorcisme, d’en conjurer les exigences véritables. Ces discours qui allient la superstition technologique avec quelques vagues proclamations républicaines trahissent malgré eux le parti qu’on a pris de substituer la mercantile utopie Microsoft à la politique utopie scolaire, l’utilitarisme des formations à l’humanisme de l'enseignement, la fabrication d’internautes (leur multi-clonage dans les murs de l’école) à l’institution républicaine de citoyens.

Robert Redeker est professeur de philosophie, membre du comité de rédaction des "Temps modernes". In © Le Monde du 12 septembre 1997, p. 14

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PS : je viens de découvrir, sur le site "Sauver les lettres", un très solide article dû à la plume de deux enseignants, Christophe Billon et Corinne Jésion. Il est moins polémique (car je suis, moi, en mesure de traiter de Trissotins tous les Guignols de la politique et de la pédagogie - qui nous préparent des lendemains qui déchanteront), et plus fouillé que mon propre texte ; j'en recommande très chaudement la lecture à ceux qui 'voudraient aller plus loin' : il s'agit de Ordinateur, TIC (et tics de langage) !
Sur le même site, on méditera avec fruit les réflexions d'un professeur de mathématiques, Michel Delord, Les NTIC à l'école : un pas de plus dans l’enseignement taylorisé d’une pensée taylorisée ?. Particulièrement solide, et décapant.
Et pendant que j'y suis : sur le même site, pour se poiler un bon coup, ce pastiche moliéresque, qui révèle beaucoup d'humour, et suppose une sacrée connaissance de Jean-Baptiste P. Pas celle qu'on pourrait acquérir en fréquentant Internet...

 


 

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