Ainsi avons-nous appris hier la disparition d'Alain Devaquet (1942-2018), incontestable savant (dans le domaine de la chimie) issu d'un milieu modeste et dont le nom, hélas, demeure attaché au retrait du "projet Devaquet" (1986) après les manifestations estudiantines téléguidées depuis l’Élysée (un des éléments de la féroce guerre entre Mitterrand - qui avait perdu les élections - et Chirac, qui avait été appelé à Matignon).
Pour ceux qui ont un peu de mémoire, c'est surtout la marque d'un tigre de papier, le radical Chirac (qui commença son entrée dans la vie politique en vendant l'Huma-Dimanche !), qui abandonna lâchement et sèchement son Ministre-délégué. Mais pour ceux qui ne suivent que d'aujourd'hui les débats sur la sélection, c'est l'occasion d'effectuer un bien triste constat : de reculades en reculades devant une poignée de petits fascistes rouges, on en est encore au même point, trente ans après (projet Blanquer)...
Alain Devaquet était un grand homme - un homme supérieur, sans jeu de mots -, intègre et généreux, n'en déplaise à ce que pensaient de lui de petits merdeux immatures, aussi incultes que fiers de l'être, et surtout désireux d'entrer le plus tard possible dans le monde du travail - réel (dans ma jeunesse, l'immense majorité d'une classe d'âge entrait à quatorze ans, et sans rechigner, dans la vie active ; aujourd'hui, on me dit que c'est autour de 27 ans : quel progrès !). Mais il fut la victime des "ultras" de tous bords, à commencer par ceux de son propre camp. L'ouvrage qu'il écrivit (sous-titre : Université et Recherche : l'état d'urgence) pour rendre compte de son action est d'une rare intelligence, dont ne rend que faiblement compte le court extrait que j'en donne ci-après. D'une rare intelligence sereine, non dénuée d'humour : ainsi, à la fin de L'Amibe..., l'ancien éphémère Ministre délégué auprès du Ministre de l’Éducation nationale, chargé de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, fait figurer le contenu d'une carte postale qu'il reçut un an après sa démission, de la part de deux étudiants qui s'étaient connus et aimés grâce à la "mobilisation" contre le projet Devaquet...

 

 

"Les intellectuels sont une race. Parce que leur pensée recherche l'adhésion et non l'épreuve." (André Malraux)

 

 […]

L'entrée à l'université

 

Venons-en maintenant à l'épineuse question de l'entrée à l'université des bacheliers. L'idée que l'on se fait d'un problème est, en grande partie, guidée, parfois inconsciemment, par la façon dont on l'a vécu soi-même. Pour ma part, pendant une vingtaine d'années, je n'ai cessé d'être "sélectionné". Par des concours (entrée à l'école normale d'instituteurs à 14 ans en 1957, entrée à l'École normale supérieure de Saint-Cloud en 1962, agrégation en 1966), par des cooptations (entrée au CNRS en 1966, passage aux grades d'attaché de recherches puis de chargé de recherches en 1968 et 1970, élection comme professeur à la faculté des Sciences de Paris en 1974), ou même par la décision d'un homme seul (autorisation du directeur de l'école normale d'instituteurs pour être détaché de l'enseignement primaire vers le secondaire et préparer le concours d'entrée à l'École normale supérieure en 1960 ; autorisation, au lendemain de l'agrégation, de l'inspecteur général, membre du jury d'agrégation pour, cette fois, quitter le secondaire, et aller dans le supérieur, faire ma thèse). J'ai donc vécu, au moins autant que quiconque, l'anxiété des sélections et l'intensité de l'effort à fournir pour être assuré de franchir les barrages. Cette longue succession de difficultés influence ma démarche de deux façons. Tout d'abord, j'ai le devoir de faciliter les choses aux étudiants d'aujourd'hui afin que leur vie première ne dépende pas autant que la mienne de la part d'aléas qui accompagne malheureusement le franchissement de tout obstacle ponctuel. Mais, en même temps, je suis peut-être tenté de sous-estimer le caractère meurtrier, et socialement organisé, de ces barrières. Les ayant moi-même franchies, je mesure, ou je mesurais, mal, combien nombreux sont ceux qui ont échoué devant elles.

N'ayant pas, face au problème de l'accès des étudiants à l'université, de théorie toute faite, j'ai procédé de manière pragmatique en me posant un certain nombre de questions et en essayant d'y répondre. Je ne suis pas certain de poser toutes les questions requises pour bien résoudre ce problème, je ne suis pas certain non plus de les formuler correctement, mais du moins cette méthode me semble-t-elle la seule qui permette de progresser.

 

 

Libre accès

 

Première question : faut-il ouvrir l'université à tous les étudiants titulaires du baccalauréat (ou d'une équivalence) qui souhaitent y entrer ? Je réponds oui. Sans hésiter. Parce que c'est un droit essentiel de chaque adolescent de pouvoir progresser dans la vie scolaire et universitaire aussi loin que le lui permettent ses qualités personnelles. C'est un droit plus essentiel encore pour un grand nombre d'enfants, issus de couches sociales modestes, qui arrivent aujourd'hui au bac. Ils aspirent, tout autant que les autres, à suivre un enseignement de haut niveau culturel et professionnel. Allons-nous leur dire : "Vous n'allez pas plus loin" ? Il serait inadmissible de leur claquer au visage la porte de l'enseignement supérieur. J'irai même plus loin. Quand bien même ils n'y feraient pas tous des études transcendantes, ils auront une compréhension, une expérience vécue, fût-elle brève, du milieu universitaire qu'ils transmettront à leurs propres enfants. Le temps passé à l'université, quelquefois mal exploité à la première génération, est toujours rattrapé à la seconde.

Parce que c'est l'intérêt de notre pays tout entier. Il fut un temps où nous vivions dans un monde simple. Le nombre de points de décision, d'aiguillage où étaient requises une formation de haut niveau, une expérience, une grande capacité d'analyse, n'y était pas très élevé. Le système élitiste des grandes écoles suffisait à fournir ces zones de pouvoir en titulaires bien formés. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Notre société de plus en plus complexe, l'immense réseau économique, industriel, social, scientifique, requièrent compréhension, maîtrise et initiative en un nombre de points tellement plus importants, et sans cesse croissant, qu'il me semble vital de donner à un maximum de nos enfants un haut niveau d'éducation. Tous n'atteindront pas le sommet, mais tous seront élevés.

Face au droit de l'individu comme à la nécessité sociale, je suis convaincu que l'existence d'un barrage entre les classes terminales des lycées et l'université serait une grave erreur.

Dans l'actuelle majorité, ce constat n'est pas partagé par tous. Certains, les plus nombreux, constatant la très réelle augmentation du taux de scolarisation dans notre jeunesse, constatant aussi l'amélioration globale du niveau de vie et de culture dans notre société, ne mesurent pas toujours que la proportion des enfants des classes populaires atteignant les centres de décision n'a pas, loin s'en faut, aussi rapidement augmenté. Ils ne se rendent pas toujours compte que "les héritages invisibles" subsistent et que l'université, quelquefois inconsciemment, les perpétue. Il suffit alors d'expliquer pour convaincre. D'autres, par contre (ils ne sont pas, grâce au ciel, très nombreux), sont résolument opposés à abandonner les leviers de commande à des jeunes capables, mais issus de "l'autre monde" des classes modestes.

J'avoue qu'ayant réussi moi-même à franchir les haies, je niais jusqu'ici l'existence de cette Université cachée, machine involontaire à pérenniser les situations acquises, voire les privilèges. L'Université est loin de n'être que cela, et c'est toute sa grandeur, mais certains en son sein, et ils l'exprimaient devant moi avec un cynique aplomb, continuent à vouloir lui voir jouer ce rôle d'un autre âge.

 

 

Orientation

 

Seconde question : faut-il permettre aux universités qui le souhaitent de prévoir des conditions d'accès à certaines formations ? Là aussi, je réponds par l'affirmative ; mais, avant d'aller plus loin, je dois faire table rase d'un certain nombre de slogans qui, comme tous les slogans, sont des réflexes plutôt que des réflexions. Le slogan "Non à la sélection" nie les réalités. Celle, inhumaine, du rejet par l'échec : sur 180 000 jeunes entrant chaque année à l'université, un sur trois obtient le DEUG (bac plus deux années), un sur quatre la licence (bac plus 3), et moins d'un sur cinq une maîtrise (bac plus 4).

Celle, masquée, des universités qui rusent pour instaurer une sélection qui n'en est pas une officiellement, tout en l'étant officieusement. Comme le remarque, non sans ironie, le rapporteur de la commission d'enquête du Sénat : "Certains présidents d'universités qui se sont distingués, à l'automne, par leur pugnacité contre le projet Devaquet et ont assuré les manifestants de leur solidarité "contre la sélection", n'en jugeaient pas moins utile, au mois de juillet précédent, de fixer des critères d'accès à certaines formations (notes obtenues au bac, série de celui-ci)".

Celle, aveugle et ridicule, des grands-parents, parents et amis qui bivouaquent autour du Panthéon toute une nuit pour que les néo-bacheliers puissent, au petit matin, être en bonne place pour s'inscrire à la Sorbonne avant que les guichets ne redeviennent sourds et muets, et n'affichent "complet".

Celle, enfin, discrète, du ministre et de ses collaborateurs, qui ploient sous les centaines de demandes d'interventions pour que tel lycéen soit admis, la plupart du temps après la clôture des inscriptions, à Paris VI ou Paris IV, mais jamais à Villetaneuse ou Nanterre. Bien entendu, les plus bruyants défenseurs de l'égalité pour les autres ne sont pas les derniers à intervenir pour les leurs.

Le slogan "inscription de l'étudiant dans l'université de son choix et dans la filière de son choix" n'est pas totalement exempt de démagogie. D'abord parce qu'il postule que, dans son choix, l'étudiant évalue lucidement ses atouts et ses faiblesses ; et c'est rarement le cas. Ensuite parce qu'il oublie que les capacités physiques d'accueil des universités sont nécessairement limitées. Ainsi dans la région parisienne. De même que les lycéens ne peuvent tous entrer, en seconde, à Louis le Grand ou à Henri IV, tous les étudiants qui le désirent ne peuvent s'inscrire à Orsay ou à Dauphine. Parce que, quels que soient les miracles accomplis pour les accueillir en grand nombre, face d'ailleurs quelquefois à des "modes" imprévisibles, il n'y a pas assez de places disponibles. Les étudiants doivent alors se replier sur d'autres universités.

Troisième slogan enfin : "orientation égale sélection", qui amène à préciser la signification de ces deux termes.

La sélection est un filtre. Le franchissent ceux qui ont la dimension souhaitée, les autres ne passent pas. C'est là une règle générale du vivant : ce qui est mobile implique, presque inévitablement, compétition. Mais l'intelligence et la sensibilité de l'homme doivent atténuer cette brutalité du vivant et, à tout le moins, veiller à ce que la sélection ne joue ni sur un seul événement ni sur un seul critère. Multiplier les événements, c'est compléter, ou remplacer, un concours par l'examen d'un dossier scolaire et par un entretien avec le candidat. Multiplier les critères, c'est ne pas oublier que l'excellence est protéiforme, qu'elle s'exprime dans des disciplines nombreuses, philosophie, histoire... et pas seulement dans les mathématiques, et qu'elle s'appuie sur des qualités diverses, rigueur ou imagination, finesse d'analyse ou don pédagogique... et pas seulement sur la mémoire. La sélection ne peut plus être un couperet, elle doit devenir un processus raisonné et équilibré.

L'orientation est, avant tout, information et conseil. Je sais parfaitement que, dans les années qui précèdent le bac, l'orientation équivaut à la sélection et qu'elle est exercée par les enseignants eux-mêmes. Les élèves, et quelquefois leurs parents, n'étant pas à même, la plupart du temps, d'apprécier les qualités nécessaires pour réussir dans telle série de bac, les enseignants décident à leur place. Cela n'est pas inacceptable mais gagnerait à être assoupli, compte tenu de ce que je viens de dire sur la sélection. À l'université, les étudiants sont considérés comme capables, si on les aide, de se forger une opinion et de décider. Après tout, ils votent. L'orientation n'a donc plus à être coercitive. Les élèves informés de ce que sont les diverses filières, conseillés sur celles qu'ils devraient choisir en fonction de leurs aptitudes et souhaits personnels, ou des débouchés possibles, doivent être ensuite reconnus libres de leur choix et aptes à accepter les conséquences de ce choix.

Cela dit, voyons les théorèmes de l'orientation-sélection, tels du moins qu'ils m'apparaissent.

 

Théorème d'information : en classes de première et de terminale, il est nécessaire d'informer pleinement les lycéens sur l'université : les objectifs possibles (divers enseignements, filières... ), les ressources nécessaires (série du bac, niveau d'aptitude), les contraintes inévitables (méthode de travail à l'université, débouchés réels... ). Cette information sur l'université devrait être dispensée, dans les lycées, par les universitaires eux-mêmes et complétée par des entretiens avec les lycéens.

Théorème de diversification : les enseignements actuels sont encore trop unifiés, malgré les efforts conduits ces dernières années. Pour répondre à la naturelle diversité des étudiants, ils doivent être plus diversifiés. Dans le système ultra-sélectif des grandes écoles, les divers établissements, en commençant par l'École normale supérieure et l'X, puis Centrale et les Mines, les ENSI... forment une longue échelle aux multiples barreaux. Nombre de candidats ont une chance sérieuse de pouvoir accrocher le pied sur le barreau qui correspond, à peu près, à leur personnalité, à leurs qualités, à leurs objectifs. Dans le secteur non sélectif de l'université, l'échelle n'a plus que quelques barreaux (DEUG, licence ... ). Si l'étudiant rate, après deux ans, le premier barreau (DEUG), il retombe tout en bas. Tout se passe comme s'il n'avait jamais grimpé. Toute initiative visant donc à multiplier les barreaux, à diversifier les filières universitaires, doit être encouragée.

Exemple à étudier : la proposition de Laurent Schwartz de différencier les premiers cycles en deux familles. Je le cite : "Il doit y avoir des premiers cycles de formation courte, assez générale et non professionnalisée avec précision, interdisciplinaire pour aider les indécis et permettre l'entrée dans la vie active ; comprenant cependant dans leurs programmes des sujets fondamentaux ou appliqués travaillés en profondeur". "D'un autre côté on doit proposer des premiers cycles préparatoires aux études longues, affichés comme tels".

Théorème de sélection : les premiers cycles longs et, plus généralement, les premiers tronçons préparant à des études de plusieurs années doivent être sélectifs (exemple de la médecine). Ils engagent la vie de l'étudiant sur une trop longue période pour que l'on risque un échec en cours ou en fin de route. Cette sélection à l'entrée ne requiert pas obligatoirement un concours, trop normatif par nature, mais peut se faire, je l'ai déjà dit, sur dossier scolaire et entretien individuel.

Théorème de mobilité : il ne semble pas possible que toutes les universités développent toutes les formes d'enseignements diversifiés. Cela conduirait à la dispersion des moyens et des hommes au détriment de la qualité. Cette spécialisation, toute relative, implique que certains étudiants, en fonction de leurs choix, soient amenés à se déplacer. Donc qu'ils puissent être accueillis et aidés. La politique des œuvres universitaires (logement, bourses, restaurants) doit être repensée.

Théorème d'interconnexion : aucune voie universitaire ne doit être immuablement et définitivement tracée. Les changements de disciplines, de filières, doivent être facilités et même encouragés, car ils sont une forme de pluridisciplinarité. Une double formation est, à n'en pas douter, bénéfique pour la carrière future d'un étudiant.

Théorème d'homogénéité : pour faire du bon travail, l'enseignant doit avoir en face de lui, autant qu'il est possible, des groupes d'étudiants de formation et d'aptitude voisines. Il est en effet très difficile de focaliser un cours face à un amphithéâtre hétérogène. Si l'on vise trop haut, les moins bons se découragent ; si l'on vise trop bas, les meilleurs trépignent d'impatience. Qu'il me soit permis d'ajouter que la mission de l'enseignant ne se limite pas aux seuls éléments brillants. La fierté du pédagogue et sa satisfaction personnelle, c'est de prendre n'importe quel groupe d'étudiants et de le porter aussi haut que possible. Pour cela d'ailleurs, et c'est le cas dans les universités américaines, les meilleurs professeurs doivent enseigner en premier cycle, là où les étudiants sont les plus nombreux et les plus malléables, et non se réfugier dans les sphères sophistiquées et les audiences limitées de second ou troisième cycles confidentiels.

Compte tenu de tous ces théorèmes (il y en a peut-être d'autres), il me semble souhaitable de permettre aux universités, sans que cela soit obligatoire, de définir des critères d'orientation ou des conditions d'accès qui seront rendus publics, qui pourront aussi être périodiquement modifiés. Cela permettra aux étudiants de se déterminer en se fondant sur des informations solides, cela rendra plus claire l'entrée à l'université et évitera des pertes de temps et des échecs trop souvent causés par l'ignorance.

 

 

Précautions

 

Troisième et dernière question : n'instituant aucun barrage à l'entrée de l'université, et permettant, facultativement, aux établissements de prévoir des conditions d'accès pour certaines voies, le projet de loi devait-il, de surcroît, être muni de garde-fous ? Là aussi, face à une démarche nouvelle, dont les premiers pas pouvaient être mal assurés, face à des maladresses ou à des exagérations qui ne pouvaient manquer de se produire, je devais répondre oui. Et j'ai pris deux précautions.

Les universités devaient tout d'abord rendre publics, au mois de janvier, les critères qu'elles souhaitaient appliquer à la rentrée d'octobre, afin de permettre aux parents et aux étudiants d'être correctement informés et aux recteurs, représentants du ministre dans chaque académie, de vérifier que ces critères étaient compatibles avec l'utilisation optimale des capacités d'accueil des établissements. Il n'était absolument pas question, car cela eût été la conséquence de critères trop sévères, que des places restent vides.

Seconde précaution: à la rentrée, au cas où des bacheliers n'auraient pas trouvé immédiatement d'université pour leur première inscription - phénomène limité à la région parisienne - le recteur avait pour mission d'aider, cas par cas, ces étudiants à trouver une inscription dans le domaine qu'ils souhaitaient, ou dans un domaine directement voisin, aussi près que possible de leur domicile. Cette procédure ne faisait qu'institutionnaliser, dans la loi, une pratique utilisée, chaque année, par les trois recteurs d'Ile-de-France pour répartir entre les diverses universités les quelques centaines d'étudiants qui n'avaient pas trouvé de premier refuge.

Pour résumer, le projet de loi, dans ses articles 13 et 14, réaffirmait qu'aucun barrage sélectif n'existait à l'entrée des universités : "Le premier cycle est ouvert à tous les titulaires du baccalauréat" (réponse à la première question) ; autorisait les universités à prévoir des critères d'accès pour mieux orienter les étudiants : "Les conditions d'accès aux différentes formations sont déterminées par les établissements... sur la base de critères tenant compte des spécificités des formations, des aptitudes requises des étudiants et des capacités d'accueil des établissements" (réponse à la seconde question) ; et, enfin, prenait deux précautions : "Les établissements communiquent, avant le 31 janvier de chaque année, au recteur, toutes informations sur les formations et leurs conditions d'accès. En cas de nécessité, le recteur propose à tout titulaire du baccalauréat au moins une inscription dans l'académie d'origine ou, à défaut, dans la région" (réponse à la troisième question).

Il va de soi que cette réponse aux problèmes délicats que pose l'entrée à l'université ne prétendait, et ne prétend toujours pas, s'ériger en solution miracle. Elle est ma contribution, sans nul doute imparfaite, à la réflexion qui doit être engagée sur ce sujet. Dire "oui à la sélection", sous prétexte d'efficacité marchande, c'est ignorer sa très cruelle réalité pour des milliers d'étudiants rejetés dans les douves qui séparent le lycée de l'université. Dire "non à toute sélection" sans rien proposer d'autre revient à pérenniser un système qui ne fonctionne que par l'élimination consécutive à l'échec. Par quel miracle, face à une population hétérogène d'étudiants, en serait-il d'ailleurs autrement ? Je n'ai pas, face à ce problème complexe qui n'aura de solution que complexe, la prétention de crier le mot "vérité", ni même une de ses syllabes. Peut-être ai-je écrit une lettre, pour que d'autres écrivent la leur, et, qu'ensemble, nous puissions épeler le mot.

 

 

Arbitrage

 

En mai, lors des réunions interministérielles présidées par Yves Durand, celui-ci obtint, démarche tout à fait normale, que certaines dispositions du texte soient réservées afin d'être examinées par les ministres lors du Conseil restreint du 3 juin. Deux d'entre elles servirent de prétextes à de longs débats.

En premier lieu, la composition des conseils. Le cabinet du Premier ministre me demandait de la "réétudier" afin de renforcer la présence des professeurs et des personnalités extérieures. Je proposais 40 % de professeurs ; Yves Durand - comme le prévoyait le projet du GERUF - réclamait au moins 50 %. Je proposais que les personnalités extérieures ne siègent qu'au conseil scientifique, le conseiller du Premier ministre souhaitait les voir participer aux deux conseils.

En second lieu, l'entrée des étudiants à l'université. Le cabinet du Premier ministre me demandait de "réétudier" les réponses que j'apportais aux première et troisième questions que je viens d'analyser. Mais, si l'on supprime, en amont, la phrase réaffirmant que le bac seul permet l'entrée à l'université - absence de barrage -, et si l'on supprime, en aval, le rôle régulateur du recteur dans l'évaluation des capacités d'accueil et l'inscription des étudiants égarés - les deux verrous -, l'ensemble cohérent que j'avais imaginé se réduit aux seules dispositions permettant aux universités de mettre sur pied des conditions d'accès aux formations. Ce n'est plus alors de l'orientation mais, bel et bien, une sélection, un véritable barrage.

Considérant que ce balayage interministériel, et le Conseil restreint qu'il préparait, mettaient un terme à la première partie de mon travail sur le texte de loi, je demandai au Premier ministre de me recevoir pour dresser avec lui "l'état des lieux". Entrevue fixée au 30 mai, midi, à Matignon.

Le plus souvent, c'est à l'Hôtel de Ville que je rencontre Jacques Chirac. Quand j'entre dans le magnifique bureau du maire de Paris, j'y respire une vie, une intimité. La cheminée, que Jacques Chirac alimente lui-même en bûches imposantes, éclaire ; les livres d'art chinois, auprès desquels nous parlons, regardent vers l'histoire et la culture. Pièce immense, mais apprivoisée, qui accueille avec une chaleureuse noblesse.

À Matignon, le bureau, quoique beaucoup plus petit, voit et entend trop de problèmes pour avoir encore une âme. Il ne peut refuser - c'est sa raison d'être - que je me plaque, là, un instant, sur lui, mais il reste lointain, vaguement agacé. Je comprends qu'il tourne au technocrate ; sa carrière de bureau serait épuisante s'il devait s'animer pour tout autre ministre que d'État. Le téléphone poursuit Jacques Chirac d'un œil froid, le happe sans cesse de sa sonnerie tentaculaire. À l'Hôtel de Ville, Alain Devaquet s'exprime ; à Matignon, le ministre délégué expose.

Situation de l'Université tout d'abord : dégradation matérielle, malaise des enseignants, isolement anxieux des étudiants. Tous problèmes qui ne pourront être résolus sans un accroissement réel des moyens financiers et humains. Danger, ensuite, des idéologies extrêmes et de leurs solutions tranchantes, face à un corps universitaire fragile. Nécessité politique, enfin, pour le président du RPR, de gagner la confiance d'une partie au moins du monde intellectuel. Et ceci demande d'écouter, de consulter et de comprendre ; pas d'ignorer ou de pourfendre.

Jacques Chirac, tendu au début de notre entretien - comment ne pas l'être à Matignon où chaque coup de téléphone, chaque entrevue, accumulent les difficultés à résoudre - ou irrité par ma prudente thérapeutique des maux universitaires - les durs n'ont pas oublié de me "savonner la planche" -, redevient lentement celui auquel je suis attaché, le Jacques Chirac enthousiaste et chaleureux de l'Hôtel de Ville, de la Corrèze, des campagnes électorales. Il approuve, sans hésitation visible, l'ensemble de ma démarche. Comme surpris de cette confiance qui n'est pas marchandée, le bureau cesse d'être hostile, le téléphone de glapir. Je pose alors quatre questions.

Un, 40 % de professeurs dans les conseils. Accord. Deux, pas de barrage à l'entrée de l'université. Accord. Trois, droits d'inscription modérés. Accord. Quatre, maintien des diplômes nationaux. Accord. Une demi-heure d'entretien. Le téléphone s'ébroue. Le bureau se résigne à redevenir minéral. Ils me rappellent tous deux que je ne puis abuser du temps qui passe.

Le Conseil restreint du 3 juin, présidé par le Premier ministre, arrête un ensemble de décisions. Parmi elles, en premier lieu, la proportion des professeurs dans les conseils d'administration et scientifique est fixée à 40 %. Par contre, certains ministres souhaitent que les personnalités extérieures figurent aussi dans le conseil d'administration. J'explique que leur contribution est bien plus riche et décisive dans le conseil scientifique que dans le conseil d'administration. Le Premier ministre tranche : 15 % de concours extérieurs dans le conseil d'administration. Cela m'amène à réduire la participation étudiante de 20 à 15 % (on frôle la pingrerie) et à mutiler la représentation des personnels administratifs, techniques, ouvriers et de service (ATOS) de 15 à 5 % (on atteint l'injustifiable). Lorsque au cours de l'examen du texte au CNESER, M. Marien déclare, au nom du Syndicat national des personnels techniques de l'enseignement supérieur : "C'est véritablement faire peu de cas de gens dont on sait bien que, sans eux, toute vie serait absolument impossible dans les établissements et que les missions de recherche et de formation seraient rendues complétement impossibles s'il n'y avait pas une intervention des personnels ingénieurs, administratifs, ouvriers et de service", il a entièrement raison et je n'ai aucun argument à lui opposer.

En second lieu, la libre accessibilité de l'université aux bacheliers, sans barrage aucun, est réaffirmée. À l'inverse, l'une des deux précautions que je prévoyais, la prise en charge par le recteur d'Académie des étudiants qui n'auraient pas trouvé immédiatement une inscription, est mise à mal, malgré mes explications. Le recteur ne leur proposera plus une inscription mais les informera seulement des possibilités d'inscription. Considérant que ma prudence est justifiée, je demanderai à mes collaborateurs de revenir à la charge, en dépit de la décision prise en Conseil restreint, lors des réunions interministérielles suivantes, les 5 et 6 juin. L'objectif de ces réunions était de "faire la toilette" définitive du texte. Il fut alors clairement précisé, premièrement que "l'appréciation des capacités d'accueil est soumise à l'arbitrage du recteur", et deuxièmement qu'"en cas de nécessité, le recteur propose aux candidats les possibilités d'inscription dans les formations post-secondaires". L'expression "formations post-secondaires", plus générale que "formations universitaires", inclut certaines formations techniques supérieures qui peuvent s'avérer mieux adaptées au profil de tel ou tel bachelier. Ce rôle régulateur du recteur n'était bien entendu pas du goût de l'UNI, totale autonomie oblige. Au CNESER, son président le professeur Rougeot émet, je le cite, "des restrictions sur ce que le ministre a appelé les verrous de l'autonomie. Par exemple, l'intervention du recteur pour la répartition des étudiants. Par exemple, est-ce que le recteur est beaucoup plus qualifié qu'un autre pour savoir exactement combien il y a de places dans telle formation ?",

Tout compte fait, sur deux dispositions qui étaient particulièrement brutales dans la proposition Foyer-GERUF, et qui revenaient sans cesse dans la campagne d'intimidation menée par l'UNI et certains extrémistes du Syndicat autonome, je pouvais m'estimer satisfait.

Face à l'article 2 de la proposition Foyer ("chaque établissement est administré par un conseil comportant au moins une moitié de professeurs"), j'avais réussi à obtenir une représentation moins envahissante des professeurs (40 %) tout en accroissant la représentation des autres enseignants et chercheurs. La loi Savary, trop avare à cet égard, était corrigée, mais sans exagération.

Face à l'article 5 du texte GERUF ("les conditions d'accès sont déterminées par les universités"), j'avais obtenu que le libre accès des bacheliers à l'université soit réaffirmé, qu'une souplesse, optionnelle, soit donnée aux universités en matière d'orientation des étudiants, souplesse encadrée par deux précautions qui dépendaient du recteur, donc, en dernier ressort, du ministre.

Tout est certes toujours à recommencer, mais j'avais pu m'élever de quelques centaines de mètres dans un couloir abrupt et verglacé, et trouver une vire sur laquelle établir un premier bivouac. Dans l'escalade de la face sud de la Meije, j'avais franchi la muraille Castelneau, la dalle des Autrichiens, le pas du Chat, et atteint le glacier Carré. Cependant, le temps restait froid. Les lourds nuages s'étaient un peu éclaircis, mais ils continuaient à me surveiller sans excès d'aménité.

 

 

© Alain Devaquet, in L'amibe et l'étudiant, Éditions Odile Jacob, 1988.

 

 


 

 

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Lui qui, en homme généreux, souhaitait "alerter, dire qu'il est encore possible, pour un temps, de construire une Université et une Recherche à la mesure du talent des enseignants et chercheurs qui les peuplent, du sérieux des étudiants qui les fréquentent, du rayonnement d'une France qui les nourrit", avait-il donc complétement oublié la sèche parole d'un autre universitaire, le doyen Zamansky en 1967 : "L'Université ploie sous une masse d'inaptes et de désinvoltes" ?