Ce texte fait "naturellement" suite au Rapport de la Commission de rénovation de la pédagogie pour le premier degré, qu'on pourra lire par ailleurs. Il s'agit ici de l'allocution prononcée par le ministre Guichard à l'ouverture du stage qui réunit à Sèvres, début octobre 1969, les représentants académiques des personnels de direction et d'inspection.
Ce stage marquait le lancement de la campagne d'information et de réflexion destinée à soutenir les actions entreprises pour l'animation pédagogique et la formation permanente des instituteurs en vue de la mise en application du tiers-temps.
Sur Olivier Guichard (1920-2004), on consultera la notice ouvrant un autre texte de cet important homme politique, l'enseignement, pivot de la société mobile.

 

 

Dans le grand mouvement qui depuis une vingtaine d'années bouleverse et remodèle les structures de nos enseignements, il semblait que l'école primaire eut été oubliée.

La vague démographique l'a parcourue à partir de 1950 et l'a laissée comme étonnée d'avoir dû faire face si vite à tant de besoins. Beaucoup de maîtres y sont entrés qui n'ont dû leur formation qu'à leur bonne volonté.

Devant l'urgence des tâches d'encadrement, on a remis à plus tard la réflexion sur l'enseignement. On l'a si bien remise qu'aujourd'hui l'urgence s'en impose à son tour.

En effet, après la crise qui a secoué l'an dernier nos lycées et nos universités, nous voyons que tout l'édifice scolaire et universitaire repose sur les cinq années du cycle élémentaire, que, comme le disait Péguy, tout se joue à l'école, que ce qu'elle n'aura pas fait, ni le collège, ni le lycée, ni l'université ne pourront le faire à sa place. C'est une évidence qu'il faut rendre à l'école première la priorité qu'elle mérite.

Disons-le posément mais résolument 1969 doit marquer le début d'une véritable renaissance de l'enseignement primaire.

C'est cette année que la formation professionnelle initiale des maîtres peut enfin s'organiser sur deux années ; cette année, qu'après les travaux de la Commission de rénovation pédagogique, le tiers-temps sort de la phase expérimentale et propose son cadre et son rythme pour rééquilibrer le travail des instituteurs et des élèves, pour engager à une pédagogie plus libre, moins obsédée par l'acquisition et plus soucieuse de développement ; cette année que - et nous sommes réunis ici pour en parler - se met en place pour la première fois une action coordonnée et dotée des moyens nécessaires, pour assurer la formation continue des maîtres et leur participation collective à la tâche de promotion.

Devant la multitude des tâches et des problèmes qui nous attendent, au moment où s'engage ce triple effort, il est indispensable d'en bien saisir l'unité et la cohérence.

Formation initiale, formation continue, animation pédagogique, rénovation pédagogique, tout cela ne peut se définir isolément; tout cela doit trouver dans le souci de l'éducation de tous les enfants et de chaque enfant sa finalité profonde et son inspiration permanente.

 

 

La mission de l'école primaire

 

Ce souci peut être défini, et avec lui la mission nouvelle de l'école primaire - votre mission.

On peut la déduire de l'observation désormais banale que 'école primaire n'est plus, du fait de la prolongation des études, qu'une école préparatoire. Il faut enfin tirer les conséquences de cette situation, décider une fois pour toutes que le rôle de l'enseignement y doit être de développer des attitudes fondamentales, de former à des méthodes, de donner des outils ; comprendre une fois pour toutes que ce rôle peut être rempli à loisir, et d'autant plus qu'on saura le concentrer sur l'essentiel.

L'école primaire doit donc bâtir les fondations, patiemment et solidement.

Elle bâtira les fondations de l'instruction :

- En assurant l'usage de la langue maternelle, en apprenant à s'exprimer et à se comprendre savoir lire et écouter, savoir parler et écrire ; il ne s'agira pas au fond d'autre chose pendant tout le cours des études qui suivront.

- En formant au langage des chiffres et en donnant l'apprentissage de la rigueur logique.

- En suscitant et cultivant l'appétit d'apprendre - quel qu'en soit l'objet - et surtout en en donnant la méthode.

L'école bâtira aussi les fondations d'une éducation de toute la personnalité, d'une éducation qui n'oublie ni le corps, ni les sens, ni le caractère, ni la vie morale, d'une éducation qui, dans la communauté de la classe, amène à faire l'apprentissage de la liberté, de la responsabilité et de la solidarité.

L'école bâtira enfin les fondations d'une éducation démocratique : il faut que l'on puisse en dire vraiment qu'elle est "l'école du peuple" - le moyen de sa formation collective.

C'est un point sur lequel je veux insister.

Si déjà presque tout est joué au moment de l'entrée en sixième, si les handicaps naturels et sociaux se sont creusés plutôt que comblés pendant le cycle élémentaire, si les redoublements se sont multipliés, si déjà trop d'enfants se sentent étrangers au milieu scolaire, trainaillent ou bien même se ferment et " décrochent ", c'est que trop souvent l'on veut aller trop vite, Il est essentiel à la démocratisation qu'à l'école le peloton reste groupé, que l'allure ne soit pas réglée sur les plus rapides : ceux-ci ne perdront rien à accumuler des réserves, ils ne sont pas au bout de leur course. Et les autres pourront éduquer leur souffle et finalement suivre le mouvement.

Faut-il ajouter que si l'école primaire est ainsi préparatoire, ce n'est pas à l'enseignement des collèges et des lycées tel qu'il est mais tel qu'il devrait être, soucieux d'éducation totale et de promotion collective. Il ne pourra l'être vraiment que lorsque l'enseignement élémentaire lui aura donné des enfants formés par une pédagogie rénovée.

C'est dire que la prise de conscience et la mutation de l'enseignement primaire sont exemplaires, et que c'est sur elles que repose à long terme l'avenir de tout notre enseignement, l'équilibre de notre jeunesse et, partant, de notre société.

 

 

La mutation

 

C'est cette définition nouvelle de la mission de "l'école primaire" qui donne un sens véritable à la réforme du tiers-temps.

Le tiers-temps ne serait rien, en effet, s'il n'était le cadre dans lequel pourra se faire la rénovation des méthodes d'enseignement.

Ces méthodes, vous les connaissez, et je ne vais donc pas vous en parler. Elles découlent naturellement des objectifs que je viens de définir. Elles sont pratiquées depuis des années par d'innombrables maîtres, et cette pratique en a démontré l'efficacité.

 

Le tiers-temps.

 

Mais leur développement et leur diffusion rencontrent un obstacle dans un emploi du temps trop rigide, trop émietté, trop intellectualiste.

Il était indispensable au renouveau pédagogique de le remplacer. L'organisation du tiers-temps, dans sa simplicité, se caractérise par trois traits essentiels qui sont autant de directives :

- Il est journalier et ordonne donc un vrai rythme de travail.

- Il est large et souple et rend au maître l'initiative pédagogique.

- Il met en évidence les priorités : l'acquisition des deux outils de base (français et mathématiques), la finalité de l'éveil, l'éducation du corps.

Mais si la rénovation pédagogique avait besoin de ce cadre neuf, inversement ce cadre n'est rien sans l'esprit de rénovation qui doit l'animer.

Ainsi, par cette réforme du tiers temps, nous sommes-nous engagés à faire en sorte que la réalité des écoles élémentaires réponde à leur mission. C'est à l'évidence une entreprise de longue haleine, aussi difficile que nécessaire.

 

Cinq caractères de l'entreprise de rénovation.

 

Sur cette entreprise - qui est désormais la nôtre - je ferai cinq remarques :

- Elle ne part pas de rien ; elle s'appuie sur l'expérience et le succès de maîtres novateurs qui ont pris depuis longtemps l'initiative, sur l'attente de maîtres plus nombreux encore qui n'attendaient qu'un encouragement, un signal pour commencer à leur tour.

Les exemples ne manquent donc pas, les idées sont au point, les esprits sont préparés.

- Elle est collective : elle intéresse tous les instituteurs.

Nous n'allons pas faire de secteurs pilotes, d'écoles-témoins. Il vaut mieux que chacun se sente concerné et que tous commencent à la fois - même si les commencements doivent être pour cela plus humbles.

Elle devra être collective également dans sa méthode : elle se fondera sur la concertation des maîtres, sur la confrontation des expériences et sur la réflexion menée en commun.

- Elle sera donc essentiellement fondée sur la spontanéité.

L'expérience montre que toutes les entreprises pédagogiques sont fondées sur la remise en question des habitudes et sur l'enthousiasme créateur. Sans doute est-il vrai que beaucoup de maîtres, inquiets à la perspective de changements qu'on a pu dire révolutionnaires, attendent des directives précises pour leur mise en œuvre. Mais cette attente fait justement partie des attitudes qu'il convient de modifier.

Il faut rappeler fortement que si la volonté de rénovation pédagogique aboutissait à une rigidité institutionnelle et à des normes imposées, elle irait à l'encontre des buts qu'elle poursuit.

- Cela dit, ni l'expérience des pionniers, ni la concertation de l'ensemble des maîtres, ni leur bonne volonté ne suffiront au succès de l'entreprise : il faut des moyens et un minimum d'organisation.

Les moyens ne manquent pas. J'ai dégagé au budget de 1970 les crédits nécessaires pour mettre en place un dispositif de formation qui atteint la limite de nos possibilités en hommes, et dont on vous parlera tout à l'heure.

Quant à l'organisation, elle devra rester souple, se vouloir une structure d'animation plutôt qu'une structure de commandement. Vous êtes ici pour y réfléchir.

- Enfin, il faut comprendre qu'une mutation qui bouleversera tant d'habitudes ne pourra réussir sans l'appui des parents : il est indispensable que ceux-ci soient régulièrement informés.

Les conseils d'école, là où ils existent, serviront bien entendu à ce dialogue. Là où ils n'existent pas, il faudra organiser des séances d'information, chaque fois notamment que l'on changera quelque chose à la notation, aux horaires.

 

Les étapes à parcourir.

 

Pour terminer, je voudrais rapidement vous dire comment je vois le développement de notre action dans les quelques années à venir.

Recensons d'abord les objectifs :

- organiser l'animation pédagogique à la base ;

- former en profondeur les responsables et les animateurs ;

- organiser le tiers-temps ;

- rénover les méthodes pédagogiques générales ;

- rénover le contenu des enseignements fondamentaux : mathématiques modernes et français.

Il est clair que les objectifs immédiats sont l'organisation du cadre de l'enseignement : le tiers-temps, et du cadre de la réflexion collective : l'animation pédagogique.

C'est ensuite, mais en commençant sans délai, la rénovation générale des méthodes pédagogiques, qui s'appuiera sur l'animation à la base. Et c'est, simultanément, une première formation des responsables et des animateurs : elle touchera sur les deux années 69-70 et 70-71 quelque 20 000 animateurs et bien entendu l'ensemble des responsables.

En deux ans, l'ensemble du système devrait être mis en place et à partir de là, c'est une action continue d'approfondissement et de recherche qui sera menée, en étroite liaison avec les centres de formation initiale.

La rénovation des contenus viendra en dernier, parce qu'elle n'est pas aussi mûre et qu'elle exige une préparation plus intense. Mais une partie importante des moyens de formation pourrait y être consacrée à partir de 1971, et grâce aux méthodes et aux structures que nous aurons mises au point d'ici là, la diffusion pourra être rapide.

Un dernier mot. Rien ne serait plus grave pour le grand mouvement de renouveau qui parcourt tout l'enseignement français que l'échec de notre entreprise. Je pense que tous ceux qui ont une responsabilité dans l'enseignement primaire s'en rendent compte. Je pense qu'ils comprennent aussi ce qu'en signifiera le succès pour nos enfants, pour notre enseignement en général, pour leur propre prestige dans la société, et, bien sûr, pour l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes.

 


Note

 

Parallèlement à son action résolue en faveur de la modernisation de l'enseignement (primaire, au premier chef), le ministre Guichard (qui fut titulaire de ce Ministère de 1968 à 1972) publia un petit recueil rassemblant ses idées-force : L'Éducation nouvelle, chez Plon, Collection Tribune libre, 1970, 118 p.

 

© Olivier Guichard - Discours d'ouverture du stage de Sèvres, octobre 1969.

 

 


 

 

 

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