Olivier Guichard (1920-2004), ancien chef de cabinet du général de Gaulle, et plusieurs fois Ministre (dont à l'Éducation nationale : ah ! ce qu'elle a pu faire couler d'encre, la fameuse "Grille Guichard" !) a fait partie de cette génération qui a reconstruit la France d'après-guerre. Il a accompagné d'un œil bienveillant, comme Ministre, les tentatives de rénovation de l'enseignement. Dans le texte qui suit, on trouvera plus d'une idée forte :
- tout d'abord, il s'inscrit en faux, par avance, sur une idée aussi répandue que fausse, celle du Collège source de tous nos maux (quand je songe aux mensonges déclinant "le peloton relativement bien groupé de l'école élémentaire" !).
- il cite ensuite ce fameux "tronc commun intégral", dont il avertissait que ce serait une "façade de démocratisation". Les syndicats le réclamaient pourtant à cor et à cri : René Haby devait leur donner raison, un peu plus tard, pour les mettre au pied du mur. On sait ce qu'ils en ont fait...
- il fait aussi appel à la sagesse de Montaigne, et stigmatise les excès de l'ancienne politique jacobine d'instruction.
- enfin, toujours par avance, il dénonce les méfaits de la scolarisation à outrance : ainsi voyons-nous des cohortes d'étudiants qui n'étudient rien, ou pas grand-chose, perdre leur temps et leurs illusions dans des Établissements d'où ils ressortiront aigris et Gros-Jean comme devant, comptant peut-être sur l'assistanat bien dans l'air du temps...

 

 

Rien n'est plus déprimant que les propos actuels sur l'éducation. Il fut un temps où elle nourrissait l'optimisme oratoire des fins de banquet : par l'effort éducatif, la société se forgeait un avenir heureux ; le visage studieux des petits écoliers penchés sur leurs cahiers était un gage d'équilibre, de bonheur et de prospérité futurs. Aujourd'hui il n'est question que de crise de l'éducation, d'explosion scolaire, d'inégalité des chances, de répression culturelle, de gâchis pédagogique...

Ce défaitisme scolaire culmine dans l'idée que l'école est aujourd'hui un obstacle au développement de la démocratie, que la diffusion de la culture par l'école vise au maintien de la domination des classes dites dominantes. Idée inconcevable il y a vingt ans, idée presque reçue aujourd'hui.

Ce défaitisme est totalement injustifié, tout autant que le triomphalisme de naguère. L'enseignement français connaît certes les difficultés d'une longue mutation. Mais ce qui lui manque le plus ce sont les points de repère, le sens des perspectives et le souci de l'essentiel.

Dans le brouillard idéologique actuel, il perdrait facilement son chemin. Aussi voudrais-je redéfinir l'objectif et jalonner notre itinéraire à partir de ces problèmes de démocratisation et de culture.

Je regrette que l'expression "démocratisation de l'enseignement" fasse partie du vocabulaire officiel depuis de nombreuses années. Ce regret choquera et je ne l'exprime que pour faire réfléchir aux finalités de l'éducation.

Il ne s'agit pas en effet de démocratiser l'enseignement, il s'agit d'enseigner le peuple. L'inversion des termes est du reste significative : nous avons toujours tendance à considérer l'enseignement comme un système existant à part et pour lui-même. Si c'était le cas, sans doute pourrait-on se fixer pour objectif de le démocratiser. Mais le système éducatif, tel que nous le connaissons depuis plus de cent ans, tel que Jules Ferry en a établi la cohérence, n'existe que pour asseoir la démocratie sur la promotion collective. Au vrai c'est de démocratisation par l'enseignement qu'il convient de parler.

Et si l'égalisation des chances est une formule récente, la promotion a une longue histoire. Car il ne faudrait pas oublier ce que l'école a fait, année après année, pour l'éducation de notre peuple. Elle a élevé globalement son niveau d'instruction, forgé son unité spirituelle et culturelle, favorisé la mobilité et l'ascension sociales, consolidé le fonctionnement de la démocratie politique, créé des cadres techniques, renouvelé les cadres administratifs et le personnel politique.

Cependant le progrès de la promotion collective n'a pas été continu et uniforme. Il a connu une première époque dans les cinquante dernières années du XIXe siècle : c'est alors que s'est tissé le réseau de l'école primaire. Puis la promotion a piétiné pendant les cinquante premières années de notre siècle : elle s'est contentée d'assurer à tous un niveau de fin d'études primaires et d'aider beaucoup, tous ceux dont elle reconnaissait le mérite, à "s'élever au-dessus de leur condition".

Dans une société fort stratifiée et fort peu technicisée, elle ne pouvait guère aller au-delà. Mais j'y insiste, dans la société d'alors, l'école était un des rares facteurs de mobilité et non de sclérose, de démocratisation et non de perpétuation des positions acquises...

Ce qui a modifié l'équilibre, ce qui a déclenché une nouvelle époque de la promotion et obligé à en modifier les formes, c'est l'effet convergent de l'enrichissement des Français et la multiplication des tâches techniques. Demande sociale d'éducation et besoins de formation professionnelle se sont conjugués pour porter au niveau du secondaire l'effort de promotion collective.

Il ne pouvait s'étendre à ce niveau sans bouleverser de fond en comble les structures, les contenus et les méthodes de l'enseignement secondaire traditionnel - fondé sur la promotion individuelle. Pour que ce bouleversement s'achève en une construction, et face à un système cohérent et prestigieux, le système de la promotion collective doit s'affirmer dans toute sa logique, définir ses objectifs et ses démarches mieux qu'il ne l'a jamais fait. En sorte qu'il ne transformera le visage du second degré qu'en reprenant une vigueur dont le premier degré recueillera également le fruit […].

Mais je voudrais qu'on se méfie d'apporter à l'exigence de promotion collective des réponses purement formelles ou quantitatives.

On s'obsède sur les statistiques. Mais qu'on y prenne garde : si elles traduisent encore une distorsion entre les répartitions des catégories sociales dans la vie active et dans les flux scolaires et universitaires, est-ce dû à la malignité du système ou à la difficulté de l'œuvre de promotion ? On peut autoritairement et arbitrairement redresser d'un coup cette distorsion. Mais quel bénéfice en retireront ceux qui sont ainsi entrés dans un cycle d'enseignement, s'ils doivent échouer à la sortie ? Ou quel bénéfice en retireront-ils encore, et quel bénéfice en retirera la société s'ils n'y réussissent que parce que l'enseignement aura été déformé pour leur assurer un succès tout illusoire ?

Les statistiques ne sont qu'un indicateur ambigu car elles ne nous diront pas si la démocratisation s'accompagne de promotion réelle. Il est du reste étrange que ce soient les critiques les plus virulents de la "démocratie politique formelle" qui en tiennent pour une démocratisation qui ne serait elle aussi que formelle. Le droit au diplôme scolaire et universitaire n'assied pas mieux la démocratie que le droit au bulletin de vote - si l'éducation ne vient pas donner à leur exercice un contenu réel.

Reconnaître la priorité de l'éducation c'est dire encore que la démocratisation réelle ne passe pas seulement par des structures plus adéquates, c'est-à-dire intégrées et unifiées. Il est sûr que les cloisonnements font obstacle à la démocratisation. Il est non moins sûr que le décloisonnement ne suffira pas à lever tous les obstacles. L'école parfaitement intégrée, unifiée, nous l'avons, c'est l'école élémentaire. Or les enfants qui en sortent actuellement à onze ou douze ans se répartissent déjà en niveaux très inégaux ; le peloton n'est plus groupé. C'est encore à l'école primaire, comme du temps de Péguy, que tout se joue. Ainsi le débat actuel sur le C.E.S. me paraît-il périphérique et prématuré. Périphérique parce qu'il reflète plus les aspirations des enseignants ou des parents qu'il ne tient compte des difficultés concrètes des enfants. Prématuré parce qu'il est irréaliste de discuter des mérites du tronc commun intégral(1) au niveau du premier cycle secondaire alors que le tronc commun élémentaire n'a pas encore atteint son objectif. Actuellement, j'insiste sur l'adverbe, l'unification du C.E.S. ne serait qu'une façade de démocratisation.

Il suffit que nous ayons un établissement unique - le C.E.S. -, des programmes d'études communs à toutes les sections et que l'observation et l'orientation des élèves soient effectivement assurées dans ce cadre. Cela ne nous empêche pas d'expérimenter d'autres manières d'accueillir et de répartir cette population diversifiée, par exemple par la méthode des groupes de niveaux.

Si donc nous nous plaçons au cœur du problème de la promotion collective, nous voyons qu'il se confond avec celui de l'éducation, qui est avant tout le respect du souci pédagogique.

Parce qu'elle est promotion, en effet, l'éducation part des enfants "tels qu'ils sont" et non "tels qu'ils devraient être". Elle se propose non pas d'offrir tel enseignement plus ou moins arbitrairement défini à la consommation des élèves, mais bien de mobiliser et discipliner leurs ressources d'intelligence, d'imagination et de goût. Elle se soucie moins du savoir que de l'appropriation du savoir. Elle se fait un tremplin des intérêts et des expériences de l'élève. Elle respecte et renforce l'unité de l'enfant plutôt que de l'écarteler entre les exigences de disciplines incoordonnées. En cas d'échec, elle ne se cherche pas une excuse dans l'indignité de l'élève, mais comme dit Montaigne, sait "condescendre à ses allures puériles et les guider".

Nul doute que cette attitude pédagogique quoique naturelle à tous les bons maîtres, n'ait pas été encouragée par l'esprit traditionnel du secondaire, qui veut que l'on se doive plus à sa discipline qu'à ses élèves, et que l'on définisse leur niveau par rapport à un programme prédéterminé plutôt que celui-ci par rapport aux possibilités de ceux-là. Renforcer ou créer cette attitude pédagogique chez tous les maîtres, c'est la condition sine qua non de la promotion et de la démocratisation.

Et parce qu'elle est collective, elle se propose des objectifs que puissent atteindre, sauf accident, tous les élèves et non pas des objectifs dont il est assuré d'avance que seuls les plus doués ou les mieux aidés les atteindront. Cette proposition simple paraîtra à beaucoup scandaleuse et explosive. Il faut assurément la compléter en disant que les plus doués doivent être encouragés à pousser leurs dons au-delà de cette exigence minimale. Mais il est capital que nous cessions de définir "en creux" la formation de la masse de nos enfants, par la configuration incohérente de leurs échecs ou de leurs demi-réussites, alors qu'il serait possible de les conduire tous ensemble, au terme de la scolarité obligatoire, jusqu'à une formation positive, jusqu'à une cohérence de savoirs et de méthodes qui réponde à leurs besoins.

L'idée de promotion collective paraît révolutionnaire, et en un sens elle l'est. Mais elle est aussi profondément stabilisatrice Ce qui serait explosif - ce qui l'est actuellement - c'est un système exclusivement ordonné en vue de la promotion individuelle. Pareil système était socialement viable quand les rebus qu'il créait en grand nombre ou bien étaient récupérés par les classes fortunées, dont ils sortaient, ou bien rejoignaient sans bruit la masse indistincte et muette. Mais aujourd'hui "l'école parallèle" les éduque suffisamment pour leur donner une voix d'amertume et de violence. "Pour néant se travaille-t-on souvent et emploie-t-on beaucoup d'âge à dresser des enfants aux choses auxquelles ils ne peuvent prendre pied" : Montaigne voyait déjà la vanité d'une certaine ambition, vice permanent de l'école ; nous en voyons aujourd'hui le danger.

Alors qu'inversement, si seulement nous nous y essayions, nous pourrions proposer à tous nos enfants le but accessible d'une culture vécue.

Culture : le grand mot lâché relance aussitôt le débat. Quelle culture ? Nos modèles culturels traditionnels ne sont-ils pas en eux-mêmes des obstacles à la démocratisation, puisqu'ils ont été élaborés par les classes cultivées, c'est-à-dire les classes dominantes ? Comment la diffusion de la culture bourgeoise aiderait-elle à la promotion de tous les Français ? D'autant plus que les "héritiers culturels" bénéficient d'un privilège flagrant que l'enseignement renforce puisqu'il fait comme si l'héritage était acquis à tous.

Ma réponse à cette sorte de mise en accusation est double : l'héritage culturel est un bienfait à répandre et non un privilège à détruire ; la culture diffusée par l'école n'est pas bourgeoise, mais en grande partie irréelle et c'est là son drame.

On nous présente l'héritage culturel comme un scandale, l'héritier culturel comme un privilégié à faire disparaître ou en tout cas à culpabiliser. Mais le but de l'éducation, c'est que le plus humble citoyen devienne un héritier culturel !

Tout ne peut pas être duc et pair, et la démocratie passe donc par la socialisation du pouvoir politique. Tout le monde ne peut pas être milliardaire et la démocratie passe donc par une répartition plus diffuse des richesses. Mais dans le domaine de la culture, qui n'est pas pouvoir sur les autres mais sur soi-même, la démocratie ne passe pas par la suppression des pouvoirs acquis. Ceux qui possèdent n'enlèvent ici rien à ceux qui ne possèdent pas, et ils peuvent même leur apporter beaucoup. Chacun peut accéder à la culture, chacun doit acquérir l'intelligence du monde dans lequel il vit, et cultiver son imagination et sa sensibilité, sans que l'avance prise par les uns soit un handicap pour les autres.

Mais un héritage culturel ne se construit pas facilement ni rapidement. L'instruction primaire a donné une première assise à la génération de nos parents et de nos grands-parents - mais de portée limitée et souvent mal assurée. Elle n'a pas été du reste sans effet négatif, parce qu'elle a fait place nette de ce qui restait au XIXe siècle des cultures populaires traditionnelles. Et la tâche est bien de reconstituer pour toute la société une tradition culturelle. La culture n'est pas qu'accomplissement personnel ; elle a une dimension sociale. Chacun voit la perturbation profonde que crée dans la société cultivée ou non cultivée l'absence de références communes, de valeurs universellement reçues, d'images et de mythes partagés ; comment elle diffuse parallèlement l'abêtissement et l'aberration. Une société, même dans sa dimension culturelle, ne peut vivre sans quelque unanimité.

En parlant d'absence d'unité culturelle, j'ai anticipé sur ma seconde ligne d'argumentation. L'idée qu'il existe une culture bourgeoise que transmettrait l'école me paraît tout à fait absurde.

D'abord en quoi est bourgeoise la culture de ceux que par commodité je veux bien appeler les bourgeois ? En quoi est bourgeoise une culture qui associe Virgile et Vian, Dostoïevski et Dante, Giotto et Picasso, le chant grégorien et le blues ? [...]

Mais il s'agit, dira-t-on, de la culture scolaire. Ainsi corrigée, la théorie ne vaut guère mieux. Quel est le lien entre une culture scolaire où les deux frères ennemis, Classicisme et Romantisme, se partagent les rôles en duettistes confirmés et les besoins intellectuels des "classes dirigeantes" ? En quoi est bourgeoise une culture de collège qui a toujours inculqué le mépris des nourritures terrestres, l'universalité de tout homme et la valeur de l'effort gratuit ? Là encore un fossé a toujours séparé la culture scolaire de la culture réellement vécue par les hommes cultivés : le collège était classique quand la ville était romantique et il enseignait Sénèque quand la cour applaudissait Racine.

Il est vrai que beaucoup franchissaient le fossé. Mais ce qui était viable naguère encore ne l'est plus aujourd'hui.

D'abord parce que l'école n'exerce plus sur l'enfant aucun monopole. Les "écoles parallèles" arrachent à l'école le privilège d'ouvrir les portes du rêve et proposent même des rêves autrement puissants. Elles mêlent le rêve à la réalité et la réalité au rêve, - confrontation absente de l'école. Elles initient instantanément aux formes les plus neuves de la culture vivante. D'un coup l'exotisme scolaire perd tous ses charmes; il devient presque une provocation.

Ensuite parce que la culture n'est plus un luxe de l'esprit, un ornement du loisir. Dans la société nouvelle, elle est aussi l'outil du travail et ne se distingue pas de la formation, ou du moins il ne peut y avoir discontinuité entre elle et la formation. Du reste elle est devenue l'indicateur de la position sociale. Celle ci se définit de moins en moins par des critères étrangers à la vie de l'esprit : terre, fortune, courage militaire, mariage, habileté manuelle. L'âge technique repose sur la culture mais il n'y trouvera une base solide que si la culture intègre les valeurs techniques, si l'éducation ne contribue plus à élever des cloisons étanches entre ce qui est culture et qui relève de l'aspiration et du loisir, et ce qui est technique et relève de la contrainte et du travail.

Devant cette situation, l'objectif est aussi simple à désigner que difficile à atteindre. Le modèle culturel proposé par l'école doit être en prise directe sur la vie de chacun - vie d'enfant baignant dans un kaléidoscope de rêves et de réalités, vie de futur citoyen de la société industrielle qui devra intégrer dans son unité la culture de la sensibilité et de l'imagination et les valeurs scientifiques et techniques.

Le problème n'est donc pas tant idéologique que pédagogique. La démocratie n'exige pas que l'école abandonne ses modèles culturels, mais bien plutôt qu'elle les active en les enracinant. La capacité d'abstraction, la rigueur intellectuelle, le sens critique, l'aptitude à exposer, à démontrer, à expliquer ; le culte de l'intimité personnelle, la science du coeur, la connaissance des ressorts de l'affectivité et de la morale ; la familiarité avec le passé, le goût de la compagnie des grands créateurs de beauté, d'émotion et de réflexion - toutes ces qualités que l'enseignement secondaire s'est toujours proposé de cultiver valent pour notre temps et pour tous nos enfants. Mais il est urgent de leur trouver un support concret dans leur expérience.

L'objectif est bien d'éduquer des hommes qui vivent en humanistes leur appartenance à part entière à la société technique, qui aient en eux les ressources de stabilité que cette société n'apportera plus d'elle-même ; mais cette "protection de l'individu" ne sera pas construite par un impossible protectionnisme scolaire. Ce n'est pas en maintenant l'école "à l'écart des modes du moment" que nos enfants apprendront à les considérer avec sang-froid ou avec humour.

Dans la situation présente, on est tenté de dire que tout le monde a raison : ceux qui se plaignent que "le niveau baisse", que les valeurs culturelles sont en perte de vitesse ; et ceux qui reprochent au système de rendre la culture inaccessible et donc génératrice d'échecs massifs. L'altération et l'inaccessibilité du modèle culturel de l'école sont évidemment complémentaires. Si nous voulons éviter de voir s'aggraver sa dégradation et son inefficacité, nous devons "changer d'ordre", accepter les données de la promotion collective et y faire face par le souci pédagogique.

Nous autres qui avons tiré quelque profit de l'enseignement traditionnel, nous sommes naturellement sensibles à ce que nous perdrons. Mais le choix n'est pas entre notre passé et un point d'interrogation ; il est entre deux avenirs. D'un côté, un enseignement inchangé dans sa visée et ses méthodes, mais s'effondrant sous le poids du nombre, de l'indifférence et de l'amertume, ouvert à presque tous mais fermé à presque tout, multipliant les vrais échecs et les faux succès. De l'autre un enseignement qui se donne les moyens de tenir son contrat, c'est-à-dire d'éduquer la nation : un enseignement qui transmette à tous nos enfants des savoirs, des méthodes et des valeurs, adaptés à ce qu'ils sont et à ce qu'est notre temps, qui cimente l'unité sociale comme il a au XIXe siècle cimenté l'unité nationale, et qui ainsi contribue à faire apparaître le nouveau modèle culturel dont la nouvelle société ne se passera pas, au lieu, comme aujourd'hui, d'en rendre l'apparition plus compliquée et plus chaotique.

De même que l'extension des villes a abouti à l'éclatement de la ville, à son mariage (mouvementé et difficile) avec la campagne - parce que la campagne n'était plus à portée de promenade, - de même la généralisation des études supérieures aboutira à leur mariage avec la vie du travail.

Nous voyons aujourd'hui paraître les premiers signes d'une évolution dans cette direction. L'idée commence à se répandre que seules des formules de ce type pourront répondre à la nécessité d'étendre et de prolonger les formations sans pour autant prolonger pour des masses énormes d'adolescents et même d'adultes une sorte d'état d'enfance - situation difficile pour ceux qui y sont, autant que scandaleuse pour ceux qui n'y sont pas.

Il est déraisonnable, dans une société aussi unifiée que la nôtre, d'imaginer que la moitié des jeunes se mettront au travail à dix-huit ou vingt ans et qu'une autre moitié restera dans le cocon scolaire et universitaire jusqu'à vingt-quatre ou vingt-cinq ans - sans que cela provoque des tensions et des réactions dangereuses.

Et l'extension souhaitable de la "scolarisation au niveau de l'enseignement supérieur ne se fera de façon équilibrée que par une forme de scolarisation plus souple qui estompe la frontière entre l'étudiant et le travailleur parce qu'elle aura pu effacer celle qui sépare les études du travail.

Du reste on pourrait dire sans paradoxe que les études universitaires ont toujours été "à temps partiel". Mais le partage était entre les études et le loisir : l'Université, c'était, entre le lycée et la vie active, des grandes vacances un peu studieuses. Cette conception luxueuse qui fut celle de toute une époque et de toute une classe sociale est évidemment révolue ; mais nous sommes bien ici encore "entre deux âges" : l'Université n'est déjà plus celle d'une société où la culture est liée au loisir et aux activités libérales. Elle est traversée de contradictions : l'étudiant-salarié s'y multiplie sans que l'organisation ni le contenu des études prennent assez en compte son travail ; au contraire les études tendent à intensifier leurs exigences, à demander le plein temps - mais la solution n'est sûrement pas dans cette forme de "secondarisation".

La solution consiste à ancrer la culture et la formation universitaires sur le travail comme elles le furent sur le loisir, à créer une circulation facile entre la vie professionnelle et l'étude, et ainsi à dépasser la "condition étudiante" dans une Université ouverte qui serait effectivement la conscience critique et le laboratoire d'une société de travailleurs.

...Ces perspectives apparaîtront peut-être lointaines. C'est en elles pourtant que l'action quotidienne peut trouver un sens et la source, non de l'optimisme certes mais de la détermination. Il en faudra pour franchir les longues et dures étapes qu'elles font entrevoir ; l'Éducation nationale connaîtra encore longtemps l'âge des tensions [...]

La nouvelle société sera une société nomade, allant toujours vers de nouveaux paysages, sans cesse contrainte de s'adapter à de nouvelles circonstances, de modifier son dispositif, d'inventer à chacun de nouvelles missions.

Le passage de la société sédentaire à la société nomade est douloureux. En quelques générations, l'ancien cadre de références a craqué, les valeurs sont devenues incertaines, les points d'appui se sont dérobés. Et cette perspective de mobilité indéfinie est proprement affolante pour une société. Une certaine stabilité est indispensable à toute vie sociale et les sociétés nomades ont toujours dû en trouver la source en elles-mêmes, dans de fortes coutumes. La mobilité s'organise.

Le rôle de l'éducation est ici décisif. Non seulement elle favorise le plein emploi et l'adaptation constante des ressources intellectuelles de la société, et se trouve être ainsi comme le régulateur des mobilités internes. Mais encore elle joue le rôle d'un stabilisateur, car c'est elle qui assure la préparation intellectuelle et morale des enfants à la mobilité, qui peut les former à y vivre sans en retirer un sentiment d'insécurité ; et c'est elle qui, en enracinant la culture dans la réalité, peut donner à chacun les moyens de vivre personnellement sa vie sociale, hors des périls complémentaires du retranchement individualiste et de la socialisation décervelante.

La conquête de cette stabilité sera difficile et toujours fragile. Mais nous ne l'atteindrons pas sans accepter ni inventer la loi de la mobilité.

 


Note

 

(1) Par tronc commun intégral, il faut entendre la répartition aléatoire des élèves entre des classes toutes considérées comme de valeur égale. Actuellement les élèves des C.E.S. sont répartis en fonction de leurs aptitudes entre trois sections essentiellement différenciées par leur pédagogie. En revanche, mises à part les classes pratiques, le contenu des études y est le même et le "tronc commun des programmes" est donc réalisé.

 

 

 

© Olivier Guichard - Texte intégral publié dans la revue Preuves (n° du quatrième trimestre 1970) et repris en partie dans l'Éducation du 24/09/1970.

 


 

 

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