Tiré de mes archives, ce texte, dont je ne sais même pas s'il est complet, est sans auteur. Dommage, j'aurais aimé dire qui avait jeté sur le papier ces pensées fort intéressantes sur l'innovation. Mais on pourra tout de même les lire...

 

 

Il est en France un certain nombre de sujets dont la bienséance veut qu'on ne parle jamais. En règle générale, tous ceux qui ont pour finalité de remettre en cause un ordre établi. Déroger à cette convention tacite, c'est a priori s'exposer à des déconvenues.

Les exemples ne manquent pas pour illustrer cette funeste mais réaliste affirmation. On a le souvenir de cette récente initiative pédagogique qui visait à introduire l'Éducation sexuelle à l'École. Aujourd'hui, ce n'est même plus un sujet de conversation.

Dans cette situation comme dans tant d'autres, le processus destructeur est toujours le même.

La novation n'est jamais combattue de front. Elle est tout simplement phagocytée. Dans les meilleurs cas, une population mythomane s'empare de l'idée novatrice, et anticipant sur l'action, s'est bientôt convaincue que cette dernière était devenue réalité. Dans d'autres cas, la mythomanie cède le pas au machiavélisme, mais le résultat est le même, à savoir le statisme.

La novation fait peur. Les Réformes semblent être à notre société ce que les Conquêtes furent à la Chine. Chacun sait qu'aucun conquérant n'en est jamais ressorti, pas même Gengis Khan.

Il faut donc, sinon se résigner, du moins se rendre à l'évidence. En l'état actuel des choses, il ne semble pas qu'un noyau humain puisse parvenir à faire naître un large courant d'idées consacrant la novation comme un bienfait social.

On admet parfois le nouveau pourvu qu'il ressemble à l'ancien, avec cette triste restriction que ce qui vient d'ailleurs échappe plus facilement à l'anathème. Combien d'inventions avons-nous récemment importées que nos propres inventeurs n'ont pu imposer à leurs contextes de dépendance ?

De fait, tout se passe comme s'il existait une sorte de conspiration tacite contre l'initiative. Sans doute est-il difficile de dissocier cette notion de sa conséquence naturelle, à savoir l'acceptation du risque. Mais pourquoi donc identifier presque inexorablement l'existence d'un risque à la fatalité d'un échec ? Là est la vraie question à se poser.

Il reste que le temps s'écoulant, les hypothèques auxquelles on hésitait à faire face se sont alourdies et que la maladie dont souffrent les civilisations occidentales, dont la nôtre, s'est aggravée. Sans chercher outre mesure à cultiver le paradoxe, on pourrait dire qu'il s'agit d'une dynamique du statisme.

Mais la situation étant ce qu'elle est, la raison impose d'engager le combat contre un immobilisme qui risquerait de nous être fatal s'il devait se prolonger.

Il n'est pas très difficile d'identifier les facteurs inhibants à une recherche de progrès, quel qu'en soit d'ailleurs le domaine. Ils résultent tout simplement du progrès lui-même tel qu'il s'est imposé.

En effet, la multiplication des formes d'activités humaines exigées par les contraintes de la vie moderne, la nécessité de gérer un nombre sans cesse croissant de biens et d'objets fabriqués, la sophistication frénétique des technologies, leur arrivée en avalanche sur les marchés internationaux, la vulnérabilité des grands ensembles humains aux désastres naturels, les exigences de la Défense, les problèmes d'Éducation, ceux de la Santé, font que les sociétés occidentales ont secrété des législations dont le moins qu'on puisse en dire est qu'elles sont abondantes et souvent contradictoires entre elles.

Ainsi se sont développées des procédures qui se compliquent sans cesse en voulant se parfaire, et dont chaque démarche élémentaire est un objet de vulnérabilité pour qui la tente.

Entreprendre au sens le plus large du terme, c'est de plus en plus se condamner à soulever la montagne et, de toutes façons, exposer à chaque instant son initiative à la paralysie que le moindre incident peut facilement provoquer.

Voilà comment nous nous engageons chaque jour davantage dans un univers kafkaïen que les torrents de technocratie qui se déversent inexorablement chaque année sur le marché de la contrariété ne contribuent pas à rasséréner

Or la rançon de l'imagination et de la créativité est précisément la sensibilité, donc une résonance aiguë à la contrariété, même si elle n'est jamais avouée.

Sur ce fond psychologique, tout ce qui s'établit au nom de l'ordre, et très certainement sans autre intention, institutionnalise sinon le désordre du moins une certaine dynamique du statisme. La raison en est simple, elle tient à la confusion de plus en plus grande que l'on fait entre la fonction de gouverner, qui présuppose la puissance créatrice, et celle d'administrer, qui présuppose la puissance d'organiser.

Il en résulte que les professionnels expérimentés d'une discipline, parmi lesquels se recrutaient de potentiels concepteurs, capables d'amener à conclusion le fruit de leurs projections imaginatives grâce au support d'une organisation administrative convenable, n'ont plus guère droit de cité.

Ils sont progressivement écrasés par le poids des technostructures qui ramènent invariablement à leurs critères propres des propositions qui ne devraient pas en être justiciables. Mais comme les critères équivalent le plus souvent à des interdits, il est facile d'imaginer pourquoi les choses n'avancent guère et comment le statisme se propage : par le développement croissant de la lassitude.

Cela est très inquiétant, car la société qui se dessine et qui sera, nous dit-on, post-industrielle, est une société complexe où risquent de co-exister si on n'y prend pas garde, un activisme factice pour certains et un désengagement discret pour les autres. En d'autres termes, les uns justifieraient de leur importance en réglant à coup de procédures des problèmes qu'ils auraient eux-mêmes créés par le même moyen, cependant que les autres refuseraient d'entrer dans un jeu aussi stérile.

Mais un tel clivage, s'il se confirmait, serait loin d'être représentatif des potentialités humaines. Il ne ferait que traduire une dichotomie entre ceux qui se complaisent dans l'inextricable et ceux qui le haïssent.

Dès aujourd'hui, on peut observer que cette partie de la société qui était naguère considérée comme marginale, parce que fuyant les contraintes, croît continûment.

Ce phénomène peut s'interpréter comme la défense des particuliers contre la pression, elle-même croissante, de ce qu'il est convenu d'appeler le pouvoir réglementaire.

Il n'est plus rare de voir des chefs d'entreprises réaliser leur affaire, acheter un bateau et partir en croisière pour plusieurs années. Quant aux jeunes, qui constitueront les adultes de demain, il suffit d'observer leur comportement pour voir que nombre d'entre eux seront des clients potentiels de la fraction non engagée de la société.

Qui nous dira combien de créateurs pouvant apporter à leurs contemporains le moyen de vivre ou de mieux vivre, peintres, musiciens, artistes, savants ou technologues, se perdent ou se perdront ainsi ! C'est un devoir majeur pour la société que de les déceler et les protéger, pour ne pas dire que ce serait plutôt pour elle une assurance-vie

Bien sûr les phénomènes humains sont lents et il ne faudrait pas donner dans la caricature que suggèrerait une échelle de temps trop comprimée. Il reste cependant que les civilisations occidentales ont le plus pressant besoin d'un nouveau souffle, et il n'est pas interdit de croire qu'il puisse s'agir d'un souffle culturel.

Les États-Unis eux-mêmes, dont on se complait à citer en exemple la vitalité, sont atteints. L'Amérique de la mise en valeur des grandes Terres et de l'Aventure de l'Automobile aura été bien différente de l'Amérique de l'Électronique, de celle du Nucléaire ou de celle de l'lnformatique.

Les grands aventuriers qui faisaient le mythe de ce pays et lui donnaient sa fraîcheur ont aujourd'hui quasiment disparu, victimes d'un rationalisme généralisé. Le Jazz lui même, suivant un processus analogue, a sombré dans le bruit et a perdu ses racines populaires.

Mais si l'on peut dire que l'Amérique aura été en gros à l'Europe ce que Rome était à la Grèce, c'est à dire un peuple dont le génie est réaliser à grande échelle ce que les Européens n'ont su extraire l'état de rêve, il faut dire qu'il a toujours existé une certaine corrélation entre les étapes de ses progrès et le rythme des émigrations dont elle recevait périodiquement un souffle culturel.

Il est dès lors bien évident qu'une volonté de changement pose dans sa vraie grandeur le problème de l'Éducation, tant il est vrai qu'Évolution et Éducation retentissent l'une sur l'autre en permanence.

Le progrès exige sans doute le support d'une Éducation constamment réactualisée, mais il n'en demeure pas moins, à l'inverse, que l'Éducation crée le progrès par la diffusion des idées.

Bien sûr, on ne peut tout attendre d'une politique d'Éducation, aussi généreuse soit-elle. Mais si elle intégrait, en outre de ses objectifs, et de façon systématique, le développement des facultés inductives, elle constituerait alors une arme redoutable contre cette dynamique du statisme qui vient d'être dénoncée.

Posé en ces termes, le problème de la création pourrait probablement être dégagé de l'ornière dans lequel il semble enlisé. Car, s'il est vrai qu'une élite motivée ne peut à elle seule faire basculer la conjoncture, c'est tout simplement que son rayonnement est insuffisant. Et le meilleur relais qu'elle puisse espérer n'est autre que le système d'Éducation. Le fait est qu'il n'est pas engagé dans cette nature de combat et que le temps presse.

L'apparition d'un nouveau souffle culturel ne relève pas d'une vision utopique. Mais elle ne peut se concevoir qu'à partir de la construction d'un nouvel humanisme, dans lequel serait intégrée à part entière la dimension technologique.

Bien évidemment, une telle initiative ne peut être envisagée par la seule mobilisation des moyens classiques. Elle porterait, dès sa naissance, les germes de son autodestruction. Il faut donc innover du plan pédagogique.

L'enjeu est énorme. Car, si nous refusons d'entrer dans cette nature stérile de polémique consistant à chercher si le poids technocratique est cause ou effet du statisme, nous refusons aussi que ce dernier persiste.

Et la meilleure façon d'atteindre cet objectif est de libérer les imaginatifs des tabous auxquels ils ont la faiblesse d'accorder un crédit excessif. Il faut leur communiquer un sentiment de confiance tel qu'ils s'affranchissent des interdits dont ils se frappent eux-mêmes inconsciemment.

Alors tout se résume à une question unique : serons nous assez novateurs pour prendre option sur la novation ?

Au risque de donner dans la trivialité, il est bien difficile d'admettre que nous ne soyons pas en mesure d'imposer aux marchés internationaux un moteur hors-bord, un appareil photographique, une gamme compétitive de moteurs d'avions de tourisme ou de motocyclettes, une panoplie de jouets sophistiqués et, pour couronner le tout, que notre balance commerciale en matière d'appareils ménagers soit elle-même déficitaire.

Voilà pour les biens de consommation importés. Mais que dire de qui se construit en France sous licence, si ce n'est dans des entreprises implantées ou financées directement par l'Étranger ?

On voudra bien créditer les propos qui précèdent de ne pas être le reflet d'anachroniques complexes de frustration. Le protectionnisme qui en découlerait irait à l'encontre d'une recherche du dynamisme.

Un progrès authentique ne peut trouver ses fondements que dans l'acceptation des échanges. Encore faut-il qu'ils soient équilibrés, et il revient à chaque partenaire d'agir de telle sorte qu'il ne tombe sous le coup de la loi du plus fort.

En d'autres termes, il n'est pas concevable qu'une situation puisse constituer une excuse à chercher de mauvaises querelles à des partenaires apparemment plus pugnaces. Cela ne reviendrait qu'à pratiquer la politique de l'autruche.

La seule voie possible est celle de l'effort créatif. Mais, aujourd'hui plus que jamais, il n'est pas de composante identifiée de la société moderne qui puisse réussir en agissant seule pour son propre compte.

Pour ce qui est de la Technologie, sujet prioritaire tant il est prenant, rien ne pourra se faire de durable si pédagogues et technologues ne fondent pas dans un creuset unique leurs contributions respectives.

 

 

XXX, 1982 ?