Discours de M. Guizot, ministre de l'Instruction publique, pour la rentrée des cours de l'École normale

 

 

 

Paris, 2l octobre 1836.

 

"Messieurs,

 

Après le beau rapport que vous venez d'entendre, je n'ai qu'à me féliciter et à vous féliciter vous-mêmes de l'état de l'école.

Dans toutes les parties, pour la discipline comme pour les études, le progrès, de plus en plus marqué depuis six ans, s'est de nouveau affermi et développé. Je n'ai point de plus grand encouragement à vous offrir ; il n'est point d'efforts que ne mérite et ne récompense un tel résultat. Votre vie actuelle, messieurs, est bien laborieuse; vos travaux sont silencieux et presque obscurs ; mais votre avenir est plein de grandeur ; oui, messieurs, de grandeur ; c'est à dessein que je me sers de ce mot. Une double carrière vous attend. Vous irez, au sortir de cette école, enseigner dans nos établissements d'instruction publique ce que vous apprenez aujourd'hui. Et non seulement vous l'enseignerez, mais vous l'enseignerez au nom de l'État, institués par lui, et tenant de lui votre mission. Ce principe, sur lequel repose l'existence même de l'Université, s'enracine et s'étend de plus en plus dans nos institutions et dans nos lois ; il préside aujourd'hui à tout le régime de l'instruction primaire ; il est consacré et développé dans les propositions nouvelles dont l'instruction secondaire a déjà été l'objet ; il obtiendra, j'en suis sûr, dans notre système d'instruction supérieure, la même place et le même empire. Il peut seul fonder l'éducation vraiment nationale, l'instruction vraiment publique, et en même temps il se concilie merveilleusement avec les droits de la liberté. Vous parlerez, vous agirez, messieurs, au nom de ce principe; et votre existence y puisera cette autorité, cette stabilité, cette dignité, qui émanent de la puissance publique et se répandent sur tous ceux qui parlent et agissent comme ses représentants.

Ce n'est pas tout, messieurs, et l'enseignement n'est pas votre seule carrière. C'est aussi à vous qu'est, en quelque sorte, confiée par l'État la culture désintéressée des lettres, des sciences, de la philosophie, de l'histoire, de toutes les branches de l'activité intellectuelle. Vous n'êtes pas seulement chargés de distribuer par l'enseignement les richesses déjà acquises de l'esprit humain ; vous êtes appelés à les accroître. Ces grandes œuvres littéraires et scientifiques, cette recherche continuelle de la vérité, qui occupaient jadis tant de savantes sociétés, tant d'illustres corporations, c'est à vous surtout qu'elles appartiennent aujourd'hui ; c'est vous qui avez à recueillir ce noble héritage. Au milieu de cet empire toujours croissant des destinations spéciales, des professions spéciales, qui caractérise notre société moderne, votre spécialité à vous, c'est la vie intellectuelle ; c'est l'amour pur, la culture libre de la vérité et de la science. Leurs conquêtes futures sont de votre domaine, aussi bien que l'exploitation de celui qu'elles possèdent déjà. Il y a là je ne sais combien de gloires inconnues qui vous attendent, et dont vous vous emparerez, j'en suis sûr, pour la France et pour vous.

N'en doutez pas, messieurs ; ce double but de votre vie, cette double carrière ouverte devant vous étendront de jour en jour votre importance et celle de cette école. La modestie actuelle de votre vie et de vos travaux n'en étouffera point la grandeur. Restez modestes, et soyez pourtant confiants dans votre destinée. Ayez des prétentions sages et des pensées hautes : vous en avez le droit. Je ne saurais prendre sur moi de vous garantir l'accomplissement des vœux si légitimes que vient d'exprimer votre honorable chef pour l'établissement distinct, définitif et suffisant de cette grande école : mais je m'y emploierai de tout mon pouvoir, et soyez sûrs que tôt ou tard vous l'obtiendrez. L'École normale tiendra trop de place en France pour que la France ne lui donne pas, sur notre sol et dans nos rues, la place dont elle a besoin".