Le futur animateur des "propositions Rouchette" nous donne ici à méditer quelques éléments empreints de bon sens - tellement plus importants que les "évènements de mai"... Mais qu'on se garde de claironner que le chapitre "Erreurs pédagogiques" est aujourd'hui totalement dépassé, et que depuis, selon l'antienne bien connue, le niveau monte !

 

 

Il serait certainement souhaitable que fût largement diffusé un numéro de la Revue Études et Documents(1)  qui traite du déroulement des scolarités dans l'enseignement élémentaires. Cette lecture pourrait nous conduire à d'intéressantes méditations. Elle nous permet, en effet, de prendre une vue nette et précise du destin scolaire des enfants admis à l'âge de 6 ans au cours préparatoire, et d'apprécier, aussi exactement qu'il est possible, le rendement de l'enseignement dans la première étape de la scolarité obligatoire.

 

 

Erreurs pédagogiques

 

En 1962, 362 600 garçons sont entrés au C. P. Cinq ans après, en 1967, ils se répartirent ainsi :

-  87 400 (soit 24, 1 %) ont effectué une scolarité normale sans accident, c'est-à-dire sans redoubler.

- 107 100 ont un an de retard (29, 5 %).

-  90 600 ont deux ans de retard (25 %).

-  48 900 ont trois ans de retard (13, 5 %).

-  20 300 ont quatre ans de retard (5, 6 %).

-   8 300 ont cinq ans de retard (2, 3 %).

 

Dans chaque cours, le taux de redoublement a été calculé avec précision :

- 37, 5 % pour le C. P.

- 22, 2 % pour le C. E. 1

- 20, 3 % pour le C. E. 2

- 24, 4 % pour le C. M. 1

- 19, 4 % pour le C. M 2

 

Tout commentaire affaiblirait la portée de ces chiffres. Constatons seulement que la situation actuelle n'est pas satisfaisante, qu'il convient d'en rechercher les causes et d'appliquer les remèdes.

S'agit-il là d'un fait nouveau, propre à cette génération ? C'est possible, mais on ne peut le tenir pour certain. De tout temps, on a dû découvrir des êtres d'exception, héros de l'orthographe, tandis que d'autres franchissaient les premiers obstacles avec difficulté. Selon toute vraisemblance, les enfants d'aujourd'hui ne sont ni meilleurs ni pires que ceux d'hier ou d'avant-hier. Ils sont certes davantage sollicités par le monde extérieur, plus sensibles à l'image qu'à l'écrit. De toute façon, il est vain de gémir sur les misères de notre temps, de rêver à un impossible retour en arrière. La sagesse exige que nous nous accommodions de ce qui existe, que nous acceptions la télévision installée dans la vie familiale, la concentration urbaine, les grands ensembles et aussi les bandes dessinées. Les enfants d'aujourd'hui sont ce qu'ils sont et il faut les accepter tels. Mais il serait désolant de céder à la facilité, de se résigner ou de regretter. Bien au contraire, il convient d'adapter notre enseignement - j'entends celui de notre langue à l'école élémentaire - à cette génération nouvelle. Et ainsi nous sommes inexorablement conduits à nous interroger sur son contenu, sur la valeur des méthodes traditionnelles, sur la formation et le perfectionnement des maîtres, en particulier de ceux qui, dans des temps de misère, ont été engagés dans la carrière sans y avoir été suffisamment préparés.

 

 

Suggestions et simplifications

 

Il est certain que nos ambitions sont excessives et que nous imposons à la masse des élèves un rythme trop rapide. Des allégements sont souhaitables et possibles et, sans prétendre ici épuiser le sujet, je me bornerai à signaler quelques suppressions qui pourraient intervenir sans risque pour la culture.

Tout d'abord, nous savons combien notre orthographe est capricieuse, incertaine. Nous savons aussi que sa maîtrise exige des efforts soutenus, une longue patience, un temps considérable qui pourrait être mieux utilisé. Il ne nous appartient pas de réformer l'orthographe, mais nous pouvons en alléger le poids. Il conviendrait, à l'école élémentaire, de s'en tenir à ce qui est d'usage courant, aux accords simples et essentiels, de bannir systématiquement tout ce qui est piège et exception. À quoi bon, par exemple, demander à des enfants, comme on le fait parfois, de connaître l'orthographe de mots tels que séneçon, étançon, chrysalide, ecchymose, fuchsia, cyprès, frai, fret, remblai ? À quoi bon leur proposer des dictées de ce type : "Il fallut payer le fret d'un bateau pour aller jeter du frai dans les chenaux" ? Certes, les maîtres avertis évitent les excès, mais nous pouvons, plus nettement encore, les inviter à donner un enseignement simple, à s'en tenir à l'essentiel, malgré les initiatives  de certains manuels.

En matière de conjugaison, il suffit d'exiger une connaissance parfaite des verbes usuels - réguliers ou non - aux temps et modes usuels, en renonçant à tout ce qui est rare, exceptionnel et aberrant. Un enfant de 10 ans qui orthographie correctement les formes suivantes : je crie, j'écris, je plie, je pars... a déjà mis beaucoup d'ordre dans ses connaissances. Est-il donc si urgent de lui apprendre des passés simples inusités, le futur antérieur, l'imparfait du subjonctif ou encore la conjugaison des verbes bouillir, coudre et moudre ? Il serait sage, avant d'aller plus loin dans cette étude, d'assurer solidement les fondations.

Reste enfin l'enseignement grammatical. Il est admis que la maîtrise du langage et l'expression correcte découlent naturellement de la connaissance des règles et de la reconnaissance des fonctions. Or qu'en est-il exactement ?

Tout d'abord, quelle est la vertu des règles ? Il est bien certain que beaucoup sont inutiles, d'autres incompréhensibles, d'autres nuisibles ou dangereuses. Les unes sont inutiles : par exemple, pour écrire correctement "ces" ou "ses", un enfant n'a pas besoin de savoir qu'il s'agit dans le premier cas d'un adjectif démonstratif, dans le deuxième d'un adjectif possessif. Il est moins scientifique mais plus expédient de lui faire constater que "ces" est le pluriel de ce, que "ses" est le pluriel de "sa". De même, l'enfant dit spontanément "ma honte", "son honnêteté". Mais alors pourquoi lui apprendre que "devant un nom féminin commençant par une voyelle, ou un h muet, on emploie les adjectifs possessifs mon, ton, son, au lieu de ma, ta, sa" ? Encore conviendrait-il au préalable d'apprendre à notre élève à distinguer la consonne muette de celle qui ne l'est pas.

 

 

Notions délicates et controversées

 

Je citerai deux exemples de règles qui ne sont ni utiles ni inutiles, mais strictement incompréhensibles.

La première : "Le participe présent a tantôt valeur de verbe, tantôt valeur d'adjectif. Lorsqu'il garde sa valeur de verbe, le participe présent est invariable ; lorsqu'il a valeur d'adjectif, il s'accorde comme l'adjectif qualificatif". On doit donc écrire :

"Une meute hurlant de fureur", "La meute hurlante des loups". 

La deuxième : "Une action peut être donnée comme dans le passé" : "Si j'avais ouvert cette boîte, l'étoile aurait éclairé toute ma chambre".

Le plus-que-parfait de l'indicatif a remplacé l'imparfait et le conditionnel passé a remplacé le conditionnel présent. Est-il vraiment indispensable d'accabler la mémoire d'enfants de ce jargon grammatical, alors que nous pourrions lui confier de si beaux textes ?

Très brièvement, je donnerai l'exemple d'une règle dangereuse. On apprend que "le sujet désigne l'être, l'animal... qui fait l'action exprimée par le verbe". Encore convient-il de dissocier le cas des verbes passifs. Mais qui fera croire à un enfant de dix ans, d'intelligence moyenne, que dans "Pierre reçoit une gifle", Pierre accomplit l'action ?

Il est tout aussi dangereux de céder à une autre tentation qui est d'apprendre à classer, à identifier, à distinguer des formes et des fonctions. Est-il vraiment possible - et souhaitable - d'aborder prématurément des notions délicates et parfois controversées comme celles de l'attribut de l'objet, du sujet réel et apparent, du complément d'attribution, du participe présent distingué de l'adjectif verbal ? Certes, un enfant de dix ans est capable de prendre conscience d'un certain nombre de faits grammaticaux et de phénomènes linguistiques, de distinguer des fonctions simples, des structures du langage, et surtout de les utiliser. Mais il est généralement peu apte à une réflexion méthodique sur l'infinie variété des tours que l'usage met à notre disposition. Le résultat est clair : comme on ne  peut tout expliquer, on choisit et on mutile. Par exemple, dans la phrase : "Pour qu'il ne se sentît point trop isolé, pour l'habituer à leur présence, pour qu'il s'attachât plus vite à eux, les maîtres laissèrent dormir Miraux dans la cuisine", on demandera aux élèves d'analyser les deux propositions introduites par "pour que", car elles entrent dans la catégorie des finales traditionnelles, mais on négligera pour les besoins de la cause le groupe "pour l'habituer à leur présence". On peut s'interroger sur la vertu de cette autopsie ou plutôt de cette vivisection.

Mais alors, objectera-t-on, si l'enseignement du français à l'école élémentaire est ainsi amputé, que restera-t-il, que fera le maître ? Que sauront les élèves ? Ces questions seront examinées dans un prochain article.

 

Note

 

(1) Études et documents, n° 8, 1968, ministère de l'Éducation nationale.

 

 

© Marcel Rouchette, in l’Éducation n° 8, 7 novembre 1968

 

 


 

 

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