Suite des "Instructions officieuses" consacrées à l'Éveil : début du chapitre II.

 

 

 

 

"Beaucoup d'observateurs inclinent à voir dans le changement de climat entre grande section maternelle et C. P. une cause majeure des difficultés d'adaptation que l'on constate et qui, notamment par l'engrenage du redoublement, compromettent durablement la suite de la scolarité".

 

 

 

 

 

CHAPITRE II : La mise en œuvre des principes

 

 

2.1. - L'animation des activités (début de cycle)

 

 

2.1.0. - Une crise à surmonter

 

Un organisme qui s'établit dans son environnement, une personnalité qui se cherche face à une attente sociale, une nature qui se confronte à une culture et s'en nourrit, dans une démarche complexe d'assimilation et d'accommodation... l'éveil, rappelons-le, c'est tout cela. Chaque enfant vit ce processus à sa manière, qui varie selon les stades de son développement, de même qu'il traverse plus ou moins tôt, entre la sixième et la huitième année, une période critique, véritable mue.

L'enfant sort alors d'une période ingénument égocentrique et syncrétique. Sauf entrave extérieure (malheureusement fréquente), il y a vécu toutes ses expériences sur un mode global, spontané, libre d'inhibitions surajoutées, affectif et esthétique plus encore que cognitif. Il a utilisé généreusement le champ (souvent trop restreint) que lui laissait son entourage pour déployer, dans l'expression et dans le jeu, un dynamisme d'acquisition et un bonheur d'invention qui émerveillent les pédagogues (leur plume va d'âge d'or en âge d'or(1)

Or, voici que l'exigence croissant avec la maîtrise et avec la comparaison, l'enfant créateur commence à douter de sa création. Il mesure le hiatus qui sépare son pouvoir de son vouloir : son œuvre n'est pas ce qu'il voyait, ne dit pas ce qu'il voulait dire, en tout cas lui semble moins expressive ou moins parfaite que telle image d'album ou d'illustré.

Peut-être faut-il voir dans cette crise, avec les disciples de Freud, un effet de l'inhibition intellectuelle qui frappe les enfants au moment où, l'âge de raison arrivant officiellement, ils apprennent à renoncer à leurs caprices pour se plier aux normes sociales de succès : refoulement nécessaire, mais pénible.

Une pédagogie bien conçue devrait aider les enfants à l'accomplir. En fait, c'est parfois l'inverse qui se produit – la crise intérieure coïncidant plus ou moins avec le changement de statut qui marque pour l'enfant le passage de l'école maternelle à la "grande école".

À l'école maternelle, les enfants ont connu, en principe, un style de vie délibérément conçu pour favoriser l'épanouissement global de leurs personnalités plutôt que pour les munir d'acquisitions spécifiées à l'avance ; un climat de liberté et de responsabilité à leur mesure, où la discipline découle de l'intérêt des activités proposées ; une pédagogie visant à l'éducation du caractère, de la sensibilité et de la sociabilité plus encore qu'à la culture d'une intelligence définie en termes de performances scolaires.

À l'école élémentaire, tout le monde, y compris l'enfant, a tendance à croire qu'apprendre à lire est si urgent qu'il convient d'y subordonner tout le reste : le langage écrit apparaît comme la clé des apprentissages ultérieurs, il faut le maîtriser au plus vite et jusque là ne pas gaspiller son temps à ce qui presse moins…

Il n'est pas absurde pour le maître de tenir compte d'une attente aussi générale. Et il le serait de nier l'utilité de la lecture et de l'écriture : même dans les matières d'éveil, l'expérimentation scientifique, l'exploration du domaine musical ou gestuel changent radicalement le jour où l'expérience vécue peut se doubler d'une consultation de documents, se transcrire dans la langue de tous, pour soi-même et pour autrui.

Ce qu'on doit simplement s demander, c'est, d'une part, si la méthode la plus efficace pour que l'enfant apprenne à lire dans les meilleurs délais consiste à consacrer au C. P. la majeure partie du temps disponible à des exercices spécifiques ; et, d'autre part, si l'enfant ne risque pas de perdre sur le plan du développement général plus qu'il ne gagne en compétences instrumentales. Beaucoup d'observateurs inclinent à voir dans le changement de climat entre grande section maternelle et C. P. une cause majeure des difficultés d'adaptation que l'on constate et qui, notamment par l'engrenage du redoublement, compromettent durablement la suite de la scolarité. Même si plus d'enfants qu'on ne dit se conforment sans mal ni dommage au modèle de l'écolier appliqué, le nombre des "retardés scolaires" justifierait à lui seul un nouvel examen du problème.

De quoi s'agit-il enfin ? Non pas d'éviter une crise, qui est normale et même génératrice de progrès dès qu'on la surmonte. Mais d'abord de ne pas l'aggraver inutilement, ensuite de veiller à ce qu'il en résulte bien un progrès, et non pas un appauvrissement.

C'est affaire d'organisation d'abord. Si, conformément aux instructions de français, on étale davantage dans le temps l'apprentissage de la lecture sans se croire tenu par un calendrier arbitraire, on peut rendre aux activités d'éveil dès le C. P. toute la place de principe que leur accorde le tiers temps, voire leur en donner davantage s'il apparaît que les enfants en profitent.

C'est surtout affaire d'état d'esprit. Au lieu de considérer le début de la scolarité obligatoire comme un commencement absolu, il faut avoir au contraire le souci de mettre en valeur les six années d'expériences, scolaires et autres, dont chaque enfant a fait une synthèse qui lui est propre. C'est une raison de plus d'assurer la continuité pédagogique entre l'école maternelle (où, sauf exception, les enfants ont passé au moins un ou deux ans, souvent trois ou quatre) et l'école élémentaire. Et par conséquent de faire aux activités d'éveil proprement dites, inséparable à ce niveau des activités physiques à dominante psychomotrice, et plus généralement à la pédagogie d'éveil, une place prépondérante.

On obéira à une double préoccupation : d'abord ne rien perdre des acquis antérieurs (savoirs, savoir-faire, attitudes, habitudes de vie, etc.) et consolider à travers la crise les appétits et les capacités de création de l'enfant ; développer ensuite son esprit critique naissant vis-à-vis du monde extérieur comme de lui-même. Ainsi l'aidera-t-on à entamer la longue évolution qui le conduira du jeu-exploration enfantin vers la création concertée de l'adulte, d'une vision égocentrique et fantastique des choses vers l'objectivité et la discipline de pensée scientifique.

 

 

2.1.1. - Les objectifs

 

 

211.1 Préserver les pouvoirs créateurs de l'enfant...

 

On peut sans doute discuter sur les termes : s'agit-il vraiment de pouvoirs, suffisamment constitués pour qu'il suffise de les préserver ? Ne faut-il pas réserver la création à l'inventeur conscient, à l'artiste maître de sa technique et de son imagination.

S'il n'y a rien, on le verra bien. Mais s'il y a, ne fût-ce qu'à l'état potentiel, un besoin de s'exprimer, une capacité de produire - et c'est ce que nous appellerons pour simplifier les "pouvoirs créateurs" - il faut se garder d'aggraver leur fragilité. Il faut on contraire les soutenir et les développer.

 

 

2111.1 "D'abord ne pas nuire..."

 

Maintes fois dénoncées, mais encore répandues, rappelons les erreurs pédagogiques auxquelles la créativité enfantine résiste mal, même dans les domaines où elle est le plus vivace : réduire les arts plastiques au dessin (scolaire), la musique au chant (scolaire), la poésie à la récitation, l'éducation corporelle à la gymnastique formaliste ; ignorer les ressources de la danse, du mime, du jeu dramatique, ; aller - démarche logique en apparence - d'éléments prétendus simples, traits, notes ou gestes, vers les combinaisons complexes de la vie, alors que celles-ci précèdent les éléments, dans la perception comme dans la réalité ; asservir les acquisitions enfantines à un ordre didactique artificiel, privilégier les moyens par rapport à la fin, étouffer sous l'ennui de l'apprentissage non motivé la joie de s'exprimer, qui est pourtant l'essentiel, dans l'immédiat comme à terme...

Pourtant ces pouvoirs créateurs existent chez tout enfant, ici plus fragiles, là plus résistants. On les tue souvent par maladresse ou scepticisme, mais ils s'épanouissent partout où l'on fait confiance à leur fécondité. L'enfant - et les enfants - se montrent alors beaucoup plus capables qu'on ne croit, et pas seulement dans l'ordre de la réalisation concrète, plastique, gestuelle ou rythmique ; ils savent, si on les y aide, découvrir les notions, concepts, catégories sur lesquels s'édifie la pensée abstraite ; inventer des codes, des symboles, des moyens variés d'expression et de communication (et le langage verbal profite du développement de cette capacité générale) ; extraire de la complexité du vécu des problèmes, les formuler, en rechercher la solution. Nous l'avons dit, l'enfant n'arrive pas neuf et vide, il ne reçoit pas tout du maître ni du monde adulte, il se forme en grande partie par une activité propre, on doit favoriser celle-ci matériellement et psychologiquement, et en respecter l'autonomie. Mais respecter les enfants, ce n'est pas les abandonner à leurs seules forces, en se bornant à écarter les obstacles et à leur laisser du champ : sans un soutien moral et technique au moment opportun, l'expression spontanée risque fort de s'évanouir dans l'agitation, le stéréotype ou l'indifférence, au lieu de donner naissance à la création concertée. Une telle métamorphose appelle une aide positive.

 

2111.2 Une aide positive

 

La réflexion, philosophique ou anthropologique, sur l'insertion de l'homme dans le monde, la psychologie génétique, l'expérience pédagogique (notamment celle qu'on acquiert au service des enfants en difficulté scolaire) conduisent aux mêmes conclusions :

1°) l'activité créatrice, qu'elle débouche sur l'expression artistique ou sur la pensée abstraite, prend origine dans la vie corporelle, motricité (générale ou manuelle) et perception (visuelle, auditive, tactile, kinesthésique, coenesthésique...), inséparable du reste de la personnalité, affectivité ou intellect ;

2°) rien ne motive plus puissamment la création ni la découverte, que le plaisir spontané du jeu : même la science obéit à cet attrait ;

3°) mouvement, perception, expression, jeu, sont toujours, dans des proportions certes variables, des faits sociaux en même temps que des conduites individuelles.

Pour entretenir la créativité, il faut remonter à ces sources :

- reprendre appui sur le vécu corporel, sur les bases sensori-motrices, psychomotrices, socio-motrices de l'activité mentale et de la structuration du moi ;

- sauvegarder le plaisir du jeu individuel ou collectif : on a pu dire que le plaisir de chanter ou de peindre (comme d'ailleurs de lire ou de nager) comptait beaucoup plus que la connaissance des théories et des techniques.

Au stade où nous sommes, la pédagogie d'éveil évitera donc avec un soin particulier toute rupture entre le concret et l'abstrait, l'affectif et l'intellectuel, la perception et la réflexion ; c'est - nous le redirons plus d'une fois - à partir d'expériences vécues corporellement dans l'engagement total du jeu qu'on aidera les enfants, chacun pour son compte et tous ensemble, à découvrir progressivement les notions fondamentales (intensité, grandeur, direction, vitesse, relation, etc...), à éprouver leurs pouvoirs d'expression dans tous les registres - gestuel, graphique, sonore, verbal..., et ainsi à structurer leur pensée, à édifier leur personnalité, à trouver leur place dans l'école avant de jouer leur rôle dans la société.

C'est dire que, dans cette première phase, une place de choix devra être faite, comme à l'école maternelle, aux activités de création et d'expression, où le corps est non seulement présent, mais engagé, dans le jeu notamment : c'est ce que nous appellerons le côté de la poésie - ce qui ne veut pas dire du caprice ni de la futilité.

Mais il y a aussi le côté de la science, et celui de la prose, ou du prosaïque - ou, si l'on préfère, dans l'exploration du milieu, l'approche, déjà expérimentale et spéculative, des éléments matériels, et l'approche, pour un temps encore descriptive, et pratique, des facteurs humains. Certes, toute la créativité n'est pas d'un côté et l'objectivité de l'autre. Judicieusement conduites, on le verra, les activités de création et d'expression peuvent aider les enfants à se dégager de leur égocentrisme naturel et à progresser vers l'objectivité à l'égard du monde et d'autrui. Et la créativité, l'imagination, ne sont pas sans emploi dans les activités scientifiques d'éveil. Mais enfin, avec celles-ci, dans le dialogue de l'éveil entre le sujet et son environnement, le pôle majeur change : la priorité n'est plus de satisfaire au besoin de s'exprimer, d'agir, de structurer le monde dans son esprit, mais de l'explorer tel qu'il est, pour le comprendre, pour reconnaître sa propre place, pour s'en rendre maître dans la mesure du possible. Ce changement de point de vue appelle une décentration qu'il faut aider - et c'est là sans doute le trait commun qui unit, par delà les différences de visée et de méthodologie déjà sensibles à ce stade, les activités qui relèvent des sciences de la nature et celles qui relèvent des sciences de l'homme.

 

 

211.2 Aider la pensée objective à se former

 

Dès le C. P. - et même avant, car l'école maternelle l'amorce déjà en grande section, une initiation scientifique est possible et nécessaire.

 

 

2112.1 Elle est possible

 

Pour passer de l'égocentrisme sensori-moteur initial à la pensée conceptuelle, l'enfant doit traverser le stade des opérations concrètes, par une évolution qui ne s'achève guère, dans les meilleurs des cas, avant 11 ou 12 ans. Au C. P., cette évolution est encore très proche de son début, et l'on peut sérieusement se demander s'il est sage de chercher à l'accélérer. On connaît assez mal, à vrai dire, les effets de l'éducation sur la maturation psychologique. Et sans doute ne faut-il pas tenter de faire l'économie d'un stade prélogique de la pensée, qui semble bien être un passage obligé de l'évolution mentale.

Ces incertitudes justifient la prudence, non l'abstention. Il y a en effet de bonnes raisons de penser que, sous certaines précautions d'adaptation au niveau, aux structures de pensée, aux intérêts des enfants, une initiative proprement scientifique est possible dès le C. P., et même sans doute avant. Cette proposition ne contredit les réserves précédentes qu'en apparence : la pensée enfantine ne se développe pas d'une manière strictement linéaire et homogène, les différents stades par les quels elle passe se chevauchent, la pensée logique nait sur certains points bien avant que le stade des opérations concrètes ne soit dépassé nu même atteint... et l'on sait en contrepartie tout ce qui subsiste de pensée prélogique chez l'adulte le plus évolué. L'essentiel est de ne jamais oublier ce caractère ponctuel des premières manifestations de la pensée rationnelle chez l'enfant, et leur coexistence prolongée avec d'autres modes de pensée qui déroutent les adultes. Il y a un moyen simple d'éviter les fausses manœuvres ; c'est de ne jamais introduire d'explications rationnelles toutes faites, autres que celles auxquelles l'enfant peut accéder de son propre mouvement (qui n'exclut pas l'assistance du maître).

L'initiation scientifique précoce répond à l'attente des enfants sans être au-dessus de leurs moyens.

Leur curiosité, devant l'environnement technique aujourd'hui familier notamment, suscite en eux des questions - plus ou moins pertinentes. Ils y répondent avec une hâte parfois inconsidérée, mais qui témoigne au moins d'une soif d'intelligibilité : il faut l'exploiter, tout comme leur besoin d'ordre, si fantaisistes que soient parfois les classements qu'il leur inspire. Ainsi facilitera-t-on à la fois leur maturation intellectuelle et leur insertion sociale (qui exige des références communes).

Il faut pour cela leur ouvrir le champ des opérations concrètes, de la réflexion étroitement associée à la manipulation. L'enfant en est normalement capable dès cinq ans. Et déjà l'école maternelle peut orienter les premiers exercices d'observation vers une approche très modeste, mais utile, des concepts généraux, matière, espace, temps, vie, fonction.

 

 

2112.2 Elle est nécessaire

 

Or il est nécessaire d'amorcer cette initiation dès que possible. Non pour éveiller des vocations précoces de chercheurs et de techniciens : toute spécialisation hâtive tend à allier sélection et dressage ; et d'ailleurs l'objectif est l'éveil, non la science.

Le but véritables est de favoriser dès leurs premières apparitions (et c'est très tôt) le développement des attitudes fondamentales du scientifique, le désir de comprendre, l'esprit critique, le besoin de vérifier, en les dégageant des explications animistes, anthropomorphiques ou purement verbales de la première enfance.

On éviterait probablement beaucoup des retards que l'on a tant de mal à rattraper au premier cycle (chez certains élèves relevant de l'ex-voie III) en exploitant les occasions qui se présentent beaucoup plus tôt, non pas sans doute d'installer des méthodes de pensée, mais au moins d'éveiller des intérêts et d'amorcer des habitudes d'esprit. De toute façon, la pensée conceptuelle est lente à se former : c'est une raison de plus pour soutenir ses premiers essais et la stimuler sans forçage. Il est plus dommageable encore de quitter la scolarité obligatoire sans maîtriser la pensée formelle que sans posséder de formation professionnelle. Or, c'est pour beaucoup une affaire à la fois de structuration psychomotrice, de maîtrise du langage et d'initiation scientifique ; on gagnera à s'y mettre très tôt, avec prudence, en tenant compte des enseignements de la psychologie génétique et en utilisant des méthodes qui fassent des enfants eux-mêmes les régulateurs de leur progression. Ainsi sera-t-on sûr que les trouvailles de chacun peuvent s'intégrer dans son univers mental, qu'elles n'y restent pas des corps étrangers, perturbateurs ou rejetés.

Ces précautions prises, il y a donc de bonnes raisons de faire aux activités scientifiques, dès le C. P., une place spécifique.

 

 

2112.3 Et elle doit couvrir tout le champ des sciences

 

La psychologie génétique invite à privilégier, dans la période de cinq à huit ans, les activités où la pensée de l'enfant peut prendre appui sur des opérations concrètes. Il serait abusif d'en conclure qu'il faut renvoyer à plus tard toute initiation aux sciences humaines, parce que la manipulation et l'expérimentation y offrent moins de support au raisonnement.

Ce serait négliger une composante essentielle d'une pensée objective qui ne doit pas s'exercer seulement sur des objets matériels, et d'une initiation scientifique où la communauté de certaines attitudes et démarches fondamentales n'exclut nullement la diversification des visées et des méthodes selon les champs explorés.

Ce serait en outre se priver - et priver l'enfant - d'un précieux facteur d'unification de ses expériences, scolaires et autres : qu'elles soient à dominante esthétique ou créatrice, ou bien à dominante scientifique et technologique, elles s'inscrivent toutes dans le cadre quotidien de la vie des hommes en société et y trouvent leur sens ultime. Et tout banal et prosaïque qu'il soit, ce face à face de l'homme avec lui-même au milieu de ses semblables, de leurs passions et de leurs aspirations, de leurs misères et de leurs grandeurs, mérite au premier chef qu'on apprenne dès l'enfance à porter sur lui un regard attentif, perspicace et bienveillant, comme sur la trame même de nos travaux et de nos jours à tous.

Une observation déjà méthodique du milieu de vie le plus proche – chaotiquement agrandi par les media aux dimensions de l'univers – contribuera utilement à structurer la pensée en enrichissant les notions d'espace et de temps, à fournir des repères d'insertion dans l'étendue planétaire et la durée historique, à éveiller la curiosité et l'intérêt des enfants pour ce monde des hommes qui les entoure et les attend.

Ainsi l'action éducative, dans la mesure même où elle vise à concilier la préservation des richesses de l'enfance et la maturation normale des esprits et des personnalités, s'organise-t-elle autour de trois dominantes non point juxtaposées, mais étroitement imbriquées, la poésie, la science, la vie quotidienne. Et c'est en fonction de celles-ci que nous allons maintenant passer en revue les activités susceptibles d'être exploitées à ce niveau, celles qui constituent la matière d'œuvre pédagogique.

 

 

2.1.2 La matière d'œuvre pédagogique

 

 

212.1 Le côté de la poésie

 

 

2121.1 Le jeu

 

Est-il nécessaire de le rappeler ? Une pédagogie du développement ne peut se passer de motivation : elle doit nécessairement s'incorporer le jeu. Une activité spontanée et prenante peut mieux que toute autre donner à l'enfant l'appétit de progrès et les raisons d'apprendre ce qu'un métier digne de ce nom ou un engagement militant procurent à l'adulte. Et l'enfant s'y livre avec autant de sérieux que de joie : double gage de fécondité.

Outre ses vertus propres (souvent trop peu exploitées), le jeu constitue ainsi une amorce favorable pour les apprentissages, même en apparence les plus éloignés. L'initiation mathématique elle-même part aujourd'hui de jeux de classement. À plus forte raison les activités d'expression et d'observation peuvent-elles trouver dans les jeux, notamment corporels, des éléments de base pour l'éducation artistique aussi bien que pour l'accession à la pensée abstraite : l'engagement physique, la recherche de l'équilibre et de l'adresse, l'exploration de l'espace gestuel ou visuel favorisent à la fois l'élaboration du schéma corporel, la coordination motrice et oculo-manuelle, l'organisation spatio-temporelle. Et ils donnent matière à rencontres, échanges, activités interpersonnelles. Les jeux les plus riches sont ceux qu'on laisse les enfants inventer, à partir des objets les plus divers, de structures rythmiques ou musicales, d'un poème improvisé ou appris, en passant d'un registre d'expression à un autre.

L'activité ludique a deux sources. Tantôt elle invente librement, sans loi ni norme préétablies, fixant elle-même ses propres règles du jeu ; tantôt l'environnement culturel lui offre des jeux, venus du fond des âges ou d'invention datée, coutumiers ou codifiés. Pour soutenir la créativité, il faut user des deux. La musique illustre bien ce point ; elle montre en outre comment on passe de l'invention ludique à la culture en même temps qu'à la formation.

 

 

2121.2 La musique

 

La musique est aujourd'hui partout, tous genres et niveaux mêlés, au point qu'on ne l'entend plus et qu'il faut réapprendre à l'écouter quand elle le mérite. Elle fait aussi partie, sous des formes rudimentaires, des activités les plus manifestement spontanées. Le bébé joue avec sa voix comme avec son pied, s'offre un premier plaisir audiovisuel en agitant son hochet, s'essayer aux percussions à coups de cuiller sur son assiette à bouillie.

Comme l'école maternelle, le C. P. combinera l'invention sonore, autonome ou associée à l'invention rythmique ou gestuelle, et l'imprégnation musicale. Diverses méthodes enseignent à user créativement du premier et irremplaçable instrument qu'est la voix humaine, d'instruments spécifiques (flûtes à bec, pipeaux, percussions diverses...) ou encore de tout objet susceptible d'émettre des sons. Que l'on considère ou non comme œuvres d'art les productions qui en résultent, ces instruments improvisés permettent de fructueuses explorations d'un univers sonore englobant aussi, bien entendu, l'infinie variété des bruits naturels, qu'il faut apprendre à percevoir, avec ou sans intention de les reproduire.

L'imprégnation musicale s'opère à deux niveaux : celui des rondes, comptines, chansons populaires ou danses folkloriques, celui des grandes œuvres, dont le disque notamment permet l'audition sélectionnée, préparée, voire, s'il y a lieu, commentée ( avec toute la discrétion qui s'impose. Elle a pour but à la fois d'affiner la perception sonore, comme voie d'accès à la connaissance sensible, et d'éveiller les goût, au double du terme : appétence surtout, mais aussi capacité d'audition critique, sans référence obligée à des modèles convenus.

On tiendra compte naturellement du fait que les facultés d'assimilation de l'enfant ne sont pas celles de l'adulte : celui-ci ne devra ni négliger de les observer, en se documentant sur elles, ni s'étonner ou se scandaliser si elles ne se conforment pas à sa propre sensibilité.

Découvrir qu'on peut créer, s'y exprimer et y prendre plaisir ; mieux entendre : distinguer les durées, les intensités, les hauteurs, les timbres, les rythmes et tempos ; mais aussi écouter le musicien à travers sa musique ; se rendre enfin capable d'extraire de l'encombrement sonore des plaisirs de qualité et des instants de bonheur sans pareil : c'est tout cela qui s'amorce, et d'un seul mouvement, dès les débuts d'une éducation musicale sans laquelle tout homme reste incomplet, un peu infirme, un peu inculte.

Notons à nouveau que les profits d'une telle éducation musicale ne sont pas tous du domaine assigné à la musique. Dès qu'elle dépasse un certain seuil, la pratique du chant accroît la capacité thoracique aussi bien que l'attention et la promptitude des réflexes. La perception des différences entre impressions sonores ouvre la voie dune analyse qui, sans perdre le contact du vécu, conduit aisément à l'abstrait. Il y a des bruits et des silences, contrastant comme le quelque chose et le rein, répartis dans le temps selon des rythmes que l'on peut traduire dans l'espace, par le schéma ou les postures. Il y a des sons plus aigus ou plus graves - on dira aussi plus hauts ou plus bas (vocabulaire spatial, comme dans "ample" et "grêle"). D'autres sont plus forts ou plus faibles (termes à résonance musculaire ou tonique), plus clairs ou plus sourds (traduisibles en valeurs colorées) ; il en est de mélodieux et caressants - d'autres écorchent les oreilles, agacent les dents, hérissent le poil...

Ainsi apparaissent toutes sortes de relations, quantitatives et mesurables, qualitatives et subjectives, les unes à base plutôt sensorielles, les autres à base plutôt motrice. On peut les traduire dans les registres correspondants, gestuel, pictural, graphique. En comparant leurs traits communs sous la différence des langages, on arrive intuitivement (par une démarche analogue à celle qui conduit à la notion de nombre naturel) au rapport logique : intensité, vitesse, ordre, rythme... ou à la signification, émotionnelle ou esthétique, variable d'ailleurs d'une enfant à l'autre, mais authentique et enrichissante pour chacun dès lors qu'il l'a découverte par expérience directe.

Nous sommes évidemment très loin de la musique conçue et enseignée comme un art d'agrément, estimable sans plus. La nouvelle conception proposée n'exclut pour autant ni l'apprentissage vocal ou instrumental, ni l'information culturelle - à la mesure des enfants en cause : elle ne peut que rendre ces processus plus efficaces. La musique vaut d'être apprise pour elle-même. Elle constitue une activité autonome, ayant sa fin légitime en soi. Mais, surtout dans la période considérée, l'expérience musicale doit aussi être exploitée au profit de l'éducation générale, contribuer à former l'esprit, la sensibilité et la personnalité. Il s'agit beaucoup moins d'équilibrer une formation intellectuelle et pratique grâce aux apports propres de la musique (ou des autres arts) que de mettre en œuvre, pour une même fin, ce que toutes les activités de création retirent de leur commune origine corporelle.

On a trop longtemps oublié, en effet, que, dans le vécu originel, l'élément moteur est premier, partout présent, comme l'enseignent, de façon convergente, la neurophysiologie, la psychologie et l'épistémologie génétique, la sémantique enfin. Le perfectionnement progressif du geste engendre l'intelligence opératoire comme la maîtrise de soi, organise le monde à partir du corps propre, dans l'espace par la manipulation et la locomotion, dans le temps où l'une et l'autre se déroulent, avec une intensité vécue sur un mode tonico-émotionnel. Le langage gestuel préexiste aux langages verbal et graphique, continue à les sous-tendre et à les charger d'affectivité. Même la pensée logique se construit sur l'adaptation motrice, l'action du verbe précédant et déterminant le sujet, l'objet, les personnes, du singulier comme du pluriel. Au commencement est bien le mouvement, le geste, et il faut en tirer les conséquences pédagogiques.

Locomotion et manipulation : deux grandes catégories de gestes à exploiter complémentairement, le corps en déplacement, objet de l'éducation corporelle, du côté du sport ou de la danse, la main au travail, avec ou sans outils, dans les activités dites manuelles, les activités plastiques, mais aussi dans l'écriture et, pourquoi pas ? dans de multiples jeux d'adresse, billes, puces, osselets, jonchets…

 

 

2121.3 Activités manuelles

 

Très en honneur à l'école maternelle (elles peuvent servir à motiver la plupart des exercices), les activités manuelles doivent conserver une grande place au C. P. et au C. E. On aurait tort de les sous-estimer et, en parlant de les réhabiliter, de concéder apparemment qu'elles ne mettent en jeu que des facultés mineures. En fait, elles engagent, de proche en proche, toute la personnalité.

Elles satisfont le besoin inné de manipulation, d'agencement, de fabrication. Elles améliorent la coordination oculo-manuelle, si précieuse dans les travaux et les jeux de la vie quotidienne comme dans nombre d'activités intellectuelles, d'expérimentation ou d'expression (montages et maquettes). Elles contribuent à l'élaboration des structures logiques. La nécessité motivée d'organiser le travail, de choisir ses outils, de les employer selon leur loi, développe des qualités intellectuelles et morales, observation, analyse, ordre, méthode, soin dans l'exécution. Elles combinent invention et réalisme, recherche personnelle et travail en équipe, démarche originale et utilisation intelligente de modèles, schémas, notices de montage… Elles débouchent naturellement sur la communication, orale, graphique, écrite, et les mathématiques les utilisent, au départ de l'initiation comme dans les exercices d'observation, les tracés géométriques, les découpages, pliages, mesures, etc.

Elles assurent aussi, et ce n'est pas leur moindre intérêt, le contact avec la matière, qui obéit si on lui obéit, les matières diverses, les objets – objectifs par définition, et aidant de ce fait à la conquête de la pensée objective. Mais les objets se plient aussi aux transfigurations les plus subjectives, les plus belles et les plus joyeuses : que de trésors fournissent ainsi à la fantaisie créatrice la plage, les champs et les bois, les humbles emballages de tous les jours, les pâtisseries et les décorations des jours de fête ! La frontière est ici imperceptible entre les travaux (bientôt scientifiques ou expérimentaux) et les jeux, entre la fabrication et l'expression plastique : la construction d'un mobile relève des deux démarches, la recherche conjointe du fonctionnel et du beau est une première approche du "design", de l'esthétique industrielle, de l'aménagement du cade de vie, et une ouverture à l'exploration de l'environnement culturel.

 

 

2121.4 Activités plastiques

 

Des activités manuelles on passe ainsi sans discontinuité aux activités proprement plastiques – au sens le plus large d'élaboration d'images fixes ou mobiles, en deux ou trois dimensions, de création de spectacles et de paysages, et en particulier à la peinture et au dessin – activités plus familières, plus praticables, et donc très riches, même si l'on peut être séduit par les expériences d'architecture à l'école.

Peinture et dessin sont d'abord des gestes, propositions affectives plus que traductions d'intentions descriptives ou artistiques. L'enfant dessine ce qu'il ressent ou ce qu'il conçoit avant de représenter ce qu'il voit ou ce qu'il veut. Le psychologue, on le sait, découvre dans l'œuvre les pulsions de l'auteur, ses conflits, son développement intellectuel, sa réaction à ce qui l'entoure, le degré de maturation de sa personnalité.

Il importe d'ailleurs moins de déchiffrer le message, que de laisser l'expression spontanée jouer son rôle libérateur. Encore faut-il qu'elle réponde à un besoin de l'enfant et ne vienne pas seulement meubler un temps mort.

Expression pure au départ, le dessin devient vite langage, et l'enfant en prendra conscience si on l'habitue à traduire graphiquement des expériences motrices ou auditives. Ce peut être un langage symbolique, comme dans la peinture abstraite, où l'expression prédomine encore sur la communication (l'abstrait risquant moins de privilégier l'anecdotique au détriment du sentiment profond). Ce peut être un langage rationnel, comme dans le schéma ou le graphique codé, qui présuppose une convention entre scripteur et lecteur. Et il existe des formes mixtes.

Ces langages plastiques se développent à la fois selon leurs lois propres, liées à la maturation enfantine, et sous l'influence d'un environnement qui surabonde aujourd'hui en signaux visuels, images, graphismes, spots lumineux, autant qu'en signaux sonores et musicaux. S'il faut donc se garder de brider l'expression spontanée, il ne faut pas non plus nourrir l'illusion qu'elle conservera longtemps son authentique originalité(2) : la comparaison et l'imitation sont des processus naturels qui peuvent, selon l'intervention pédagogique, enrichir l'enfant ou l'inhiber.

On évitera donc d'abord de rompre ce dialogue en introduisant soit de prétendus modèles, soit des apprentissages élémentaires sans rapports avec le besoin d'expression de l'enfant, sans parenté possible pour lui avec les graphismes qui le sécurisent. En revanche, on saisira très vite les occasions d'affiner la perception des matières, des valeurs, de l'espace pictural, en même temps que de diversifier et de perfectionner les techniques d'exécution. Produire et interpréter des images (fixes ou mobiles, et cela vaut aussi pour le cinéma), c'est comme lire et écrire.

Les préoccupations proprement artistiques ne doivent pas encore prendre le pas sur l'expression figurée du vécu affectif ou notionnel (ce qui compte, c'est un bon dessin, traduisant une vision personnelle, non un dessin jugé beau selon des normes extérieures, sans validité ici) : il est plus urgent d'aider l'enfant à construire sa pensée et sa personnalité qu'à devenir un créateur ou un amateur d'art. Mais il en est des activités plastiques comme de la musique : éduction et culture y vont de pair. Elles se fécondent l'une l'autre si l'on sait s'y prendre. Elles peuvent aussi s'entre-tuer.

 

 

2121.5 Traits communs

 

Activités musicales, plastiques, manuelles diverses, ont certes chacune leurs caractères propres ; mais leur commune origine dans le corps qui joue importe davantage. Ainsi doit-on les associer, en considérant l'horaire imparti aux activités d'éveil et à l'E. P. S. – pour le moins – comme un champ unique offrant aux enfants les occasions les plus diverses de vivre, de jouer, de créer, d'explorer, d'expérimenter. C'est à partir de ces expériences multipliées et recoupées, qu'ils dégageront avec l'aide du maître les notions de base qui structurent la pensée, qu'ils développeront leur fonction symbolique et leur aptitude à communiquer (en situation, technique et affectivité interférant alors). On en nourrira les apprentissages instrumentaux aussi bien que l'acquisition d'attitudes et de capacités générales : l'éducation sensorielle induit une éducation de la sensibilité, l'affectivité se discipline en s'exprimant, le goût se forme à critiquer les impressions premières, la sociabilité s'édifie sur l'échange et la confrontation.

Aussi bien le choix des activités n'est-il pas l'essentiel (à condition, bien sûr, de ne pas perdre de vue l'éventail des finalités). Il devrait d'ailleurs rester très souple pour s'adapter aux intérêts et aux tempéraments, pour donner matière à chacun d'éprouver ses goûts et de préparer ses choix. Mais selon les moments, les situations matérielles, selon ses aptitudes ou préférences personnelles, un maître peut donner à telle activité, pour tel groupe d'enfants, plus que son dû en heures. Il lui faudra, bien sûr, réduire en conséquence la part d'une ou de plusieurs autres : c'est sans inconvénient grave s'il ne va pas jusqu'à perdre le bénéfice de la pluralité des approches et s'il ne transforme pas en même temps l'activité ainsi privilégiée en pur apprentissage : elle doit rester d'éveil.

 

 

212.2 Le côté de la science

 

Polyvalentes du côté de l'expression et de la création, ces activités ne le sont pas moins du côté de l'observation et des premiers stades de l'approche scientifique. Et les mêmes peuvent souvent être exploitées aux deux fins. La pensée scientifique elle-même gagnera en pureté si à d'autres moments son objet libère la charge de rêverie dont il est porteur. Il est sain que, tour à tour, sans mélange mais sans inutile hiérarchie, l'enfant observe, décrive, dessine avec précision la fleur, l'animal ou l'instrument, et puis qu'il les anime en personnages d'un conte ou d'un poème (verbal ou plastique) d'une fantaisie sans entrave. Peu importe l'ordre, que l'imaginaire suive l'observation ou que celle-ci s'exerce sur une création esthétique, comme dans l'exemple qui suit.

 

Activités à proposer

 

Dans un tableau figuratif, paysage ou scène de mœurs par exemple, on peut analyser l'action, la situation relative des personnages, supputer son évolution dans le temps, interpréter leurs gestes, identifier des accessoires, et se livrer sur ces données à tout un travail de réflexion et de discussion.

Cet exemple peut scandaliser : c'est tenter le diable ! Et sans doute l'inclination n'est-elle que trop naturelle à intellectualiser, à privilégier l'anecdotique, à discourir sur le tableau (comme sur la symphonie ou le poème) au lieu de laisser les enfants s'en pénétrer.

Mais ce n'est pas profaner l'œuvre d'un maître que d'y trouver l'occasion d'une analyse perceptive faisant ressortir de l'instantané en deux dimensions la profondeur et la durée – qui parfois sont implicitement incorporés au drame(3). Il n'est pas interdit non plus de s'en aider pour restituer la vie d'une époque ou d'un milieu. Le peintre n'avait pas d'intention documentaire ; mais souvent le symbole lui –même n'apparaît que par référence à une réalité qu'il faut identifier. Et le tableau…

Peut faire l'objet d'une analyse culturelle, permettant de comprendre comment vivaient les gens, comment ils concevaient leur monde, selon quelles conventions ils le représentaient. Un tableau est un microcosme, et son observation scientifique est aussi légitime, à son heure, que l'analyse de couleurs dans un certain ordre assemblées : tout l'art pédagogique sera de faire que la première renforce la seconde – ce qui suppose de choisir des œuvres où celle-ci présente un intérêt.

Naturellement, le paysage réel (et non plus représenté), l'environnement, au sens le plus large du terme, se prête plus encore à ces deux sortes d'approche. L'eau qui fascine aisément les enfants est interdisciplinaire par excellence : on y nage, on la boit, on en rêve ; elle se présente dans la nature sous les formes les plus variées, mer, fleuves, flaques, avec les animaux et végétaux qui peuplent mares et aquariums ; elle change d'état, de forme, de couleur – mais c'est toujours substantiellement la même eau, qu'on l'observe ou qu'on s'en inspire tour à tour.

Quand on emmène à la piscine des enfants de C. P., ils n'apprennent pas seulement nager. Ils explorent deux milieux nouveaux, l'aquatique et l'humain, et l'expérience personnelle qu'ils vivent, dans le déplacement, les changements de tenue (les leurs et ceux de la maîtresse), l'aventure individuelle et collective, fournit une riche matière à l'expression verbale, ou graphique, ou gestuelle.

De même, dès le C. P., une séquence d'orientation peut comporter des exercices d'orientation du schéma corporel, de placement par rapport à des objets ou à des camarades, de structuration de l'espace (éventuellement à l'aide du code de la route), de report sur un plan d'itinéraires suivis dans la classe, et, inversement, d'exécution de parcours à partir du plan, donc de codage et décodage, d'exercices graphiques sur papier quadrillé, le tout donnant lieu à exploitation verbale et mathématique. Naturellement, la même activité deviendra plus complexe au cours élémentaire avant de déboucher sur le parcours (plus tard, la course) d'orientation en pleine nature, avec ses explorations, collectes, exploitations pédagogiques diverses, en attendant les exploitations culturelles de l'âge adulte, compétition ou randonnée.

Ainsi, des activités de finalité initiale différente sont-elles exploitables sous l'angle scientifique, dans la perspective des sciences de la nature ou dans celle des sciences humaines.

D'autre part, toute opération concrète repose sur la perception, base de la création artistique et de la pensée logico-mathématique comme de l'observation et de la pensée causale. Perfectionner le toucher, la vue, l'audition (le goût et l'odorat aussi, mais de manière moins polyvalente), c'est de ce fait, tout ensemble, développer la sensibilité et en objectiver les messages, faire progresser de pair le raisonnement et la manipulation, avec l'aide du langage, toujours présent pour décrire et confronter.

 

Le corps de l'enfant

 

Il y a enfin un élément commun à toutes ces démarches de création et d'observation, le plus interdisciplinaire de tous, vécu et représenté, objet et sujet, c'est le corps de l'enfant : corps propre, source de l'expression et premier instrument de toute connaissance, corps objet, tel qu'on le voit chez autrui, plongé dans l'environnement avec lequel il forme couple, matière à observation et à réflexion, scientifique, morale aussi.
Le plus souvent, la démarche d'éveil part du corps, n'est féconde que dans la mesure où initialement elle implique le corps par la manipulation, la perception, l'affectivité, l'intérêt. Il viendra certes des phases où la pensée objective devra au contraire s'abstraire des répulsions ou attirances instinctives, prendre du recul, maîtriser passions et émotions. Mais au départ c'est à ce qui concerne son corps, de près ou de loin, mais de façon perceptible, que le jeune enfant s'intéresse spontanément. Et c'est sur cet intérêt, pour l'exploiter et pour l'orienter, qu'il faut axer l'action éducative.
On sait quels enseignements l'éducateur-psychologue peut tirer du dessin du bonhomme, où l'enfant traduit la représentation plus ou moins claire qu'il a de son propre corps. La description verbale n'explicite pas moins utilement l'idée que l'enfant se fait de son corps, de sa structure, de son fonctionnement. À partir de là, on pourra le conduire vers une connaissance plus objective de soi, vers une meilleure appréciation de sa place dans le monde parmi les animaux avec lesquels il a tant de points communs, pour l'éthologue comme pour le zoologiste, desquels il diffère pourtant radicalement par le petit nombre de traits qui fondent aux yeux de l'homme sa dignité et ses responsabilités, celles des individus comme celles de l'espèce.
Comparant son corps à celui des autres, l'enfant arrivera à cette conclusion que ses semblables diffèrent de lui comme ils diffèrent entre eux, d'individu à individu, de groupe à groupe, par ce qu'on appelle la race, ou par le sexe, sans que ces différences vaillent hiérarchie, sans qu'elles justifient que soit si souvent bafouée la fraternité des hommes.
Plus banalement, l'enfant grandit (dès le C. P., des mensurations simples enrichiront son appréhension de ce phénomène) ; il se nourrit ; il entretient son corps, le vêt, le loge, l'exerce, le fait soigner ; ses dents de lait font place à d'autres ; il voit autour de lui - dans sa famille et dans ses élevages - naître et mourir : autant de sujets de réflexion auxquels, de proche en proche, peuvent se rattacher tous les autres.

 

 

212.3 Le côté de la prose (ou de la vie quotidienne)

 

La vie physique - sous ses aspects sensori-moteurs ou tonico-affectifs - est aussi la vie pratique, le biologique n'est pas plus séparable du social qu'il ne l'est de l'esthétique. Ce qu'il vit corporellement, l'enfant le vit aussi dès l'origine comme partie intégrante d'un corps social.

On fera donc sa place à une approche globale de la vie des hommes en société, sous une forme modeste sans doute et surtout susceptible de mobiliser l'intérêt naturel des enfants. On partira de leur vie réelle, à l'école, dans leur famille, au centre de loisirs ou de vacances, sur les chemins qui relient ces divers milieux de vie, éléments d'un "territoire"(4) où l'enfant se sent chez lui, où il aime à mettre sa marque, où il a ses affections et ses coins de rêve, mais aussi qu'il partage avec d'autres, pairs et adultes, associés entre eux par des relations diverses qu'il faut comprendre, selon des règles qu'il faut respecter, sans s'y asservir l'esprit.

Cette exploration de l'environnement immédiat, et déjà de ses structures les plus aisément perceptibles, permettra d'élaborer quelques notions simples, d'établir progressivement, avec les premières distinctions de classification, un ordre opératoire dans les informations recueillies à profusion, et de fixer un certain nombre de repères pour se situer dans ce flux du temps comme dans la complexité de l'espace - plus déroutante que jamais à une époque où les media juxtaposent hier et aujourd'hui, ici et là-bas.

Tout naturellement, dans l'effort pour ordonner et comprendre, surgiront les mots "histoire", "géographie", "morale"? mots-outils à ce stade, grâce auxquels on amorcera dans un espace non aménagé le tracé des grandes avenues où l'on s'engagera un jour. Bien sûr, il ne s'agit aucunement d'un éveil à l'histoire ou à la géographie : il s'agit, par des activités d'éveil à dominante "historique" ou "géographique", de doter petit à petit les enfants d'un outillage verbal et conceptuel opératoire, simple mais solide, et indispensable à d'ultérieurs défrichages. Et c'est ainsi que progressivement, d'aménagements en retouches, on tissera à partir du vécu de l'enfant une première trame temporelle, on établira, à partir de ses premières orientations dans l'environnement immédiat, une première carte de son espace.

Au lieu de l'introduire à un passé reconstruit pour lui, la pédagogie d'éveil se propose de faire découvrir par l'enfant lui-même, à partir de sa propre histoire, de celle de ses proches, des activités qu'il est à même de connaître, ces deux grandes dimensions dans lesquelles s'inscrivent toutes formes de vie : l'espace et le temps. L'objectif n'est pas tellement d'accéder à des concepts de portée si générale qu'on les retrouve partout avec des contenus passablement hétérogènes, mais bien d'appréhender dans ce qu'il a de spécifique ce temps des hommes qui n'est pas celui de la biologie, du sport ou de la musique, en sorte que les enfants s'installent dans l'épaisseur de l a durée historique  comme  leur place sur la planète, au milieu des sociétés humaines vivantes ou disparues.

Mais pour des enfants très jeunes, l'inventaire du vécu quotidien, l'information sauvage apportée par es media, l'exploration du proche environnement provoquent d'inévitables et salutaires plongées dans le passé, et aussi des excursions immobiles à la rencontre des enfants de tous les pays. Ainsi s'éveille la curiosité pour le monde des hommes ; ainsi se construit peu à peu, avec un vocabulaire de base (dit historique ou géographique, mais d'usage commun), un premier et sommaire outillage conceptuel ; ainsi se posent les premiers jalons sur la voie d'une autre rencontre, le moment venu, avec l'histoire, la géographie, ou telle autre des sciences humaines.

Entre ces différentes approches d'un même vécu global, il n'y a pas lieu d'établir de frontières infranchissables, pas plus qu'il n'y a lieu de leur délimiter des domaines réservés ou des horaires inaliénables : ce sont les mêmes enfants qui dialoguent avec le même monde extérieur, tour à tour poètes, chercheurs ou moralistes... en herbe ! Sans doute convient-il de veiller à ce que chacun trouve sa place dans l'emploi du temps (non pas de la semaine, mais de l'année, voire du cycle...). Mais l'important est moins dans cette répartition que dans la démarche pédagogique adoptée pour conduire les activités, quelles qu'elles soient.

 

 

2.1.3 La démarche pédagogique : du vécu au conçu, ou la spirale de l'éveil

 

 

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Notes

 

(1) De "l'âge d'or de l'expression" à "l'âge d'or des acquisitions motrices", formules dont on peut sourire, mais qu'il faut méditer.
(2) Des expériences récentes ont confirmé, au grand désappointement des animateurs "non directifs", que des enfants initiés au seul maniement technique de la caméra s'en servaient… pour reproduire les poncifs de la télévision quotidienne.
(3) Qu'on pense par exemple aux Aveugles de Brueghel, dans la version originale comme dans les transcriptions de la caricature.
(4) au sens des éthologues.