Circulaire sur la direction qu'il convient de donner
à l'enseignement dans les écoles primaires

(7 octobre 1866, Victor Duruy)

 

Monsieur le Recteur,

 

En vous envoyant, le 2 juillet dernier, une copie du nouveau règlement des écoles normales primaires, j'ai appelé votre attention sur les abus que quelques maîtres ont introduits dans l'étude de la grammaire, et sur la nécessité de donner à cet enseignement une direction plus pratique.

Je trouve la preuve de cet abus persistant dans les mémoires produits en 1861 lors du concours des instituteurs, et dans les rapports de l'inspection générale, comme dans les copies des concours cantonaux que je viens d'examiner. Des enfants de dix à onze ans parlent de verbes transitifs et intransitifs, d'attributs simples et complexes, de propositions incidentes explicatives ou déterminatives, de compléments circonstanciels, etc. etc. Il faut n'avoir aucune idée de l'esprit des enfants, qui répugne aux abstractions et aux généralités, pour croire qu'ils comprennent de pareilles expressions, que vous et moi, Monsieur le Recteur, nous avons depuis longtemps oubliées ; c'est un pur effort de mémoire au profit d'inutilités.

Si l'étude sérieuse de la grammaire est une des plus importantes à poursuivre ; si, par l'analyse des procédés du langage, elle nous conduit à découvrir certaines lois de l'esprit ; si, par la comparaison des grammaires entre elles, on arrive à retrouver la filiation des peuples et l'identité des races ; si enfin elle constitue, pour une intelligence déjà mûre, une des applications les plus fécondes de la philosophie éclairée par l'histoire, on doit avouer que, pour les enfants, elle n'est trop souvent qu'un objet d'effroi. Une grande partie du temps de la classe est, chaque jour, employée dans certaines écoles à la récitation de longues leçons de grammaire, à la rédaction d'interminables analyses logiques et grammaticales, qui remplissent leurs cahiers ou leur mémoire, et ne disent rien à leur esprit. Cet enseignement doit être remplacé par des leçons vivantes. Il faut réduire la grammaire à quelques définitions simples et courtes, à quelques règles fondamentales qu'on éclaircit par les exemples ; il faut aussi, à mesure que l'intelligence des enfants se développe, les mettre en présence des plus beaux morceaux de notre littérature, leur y faire reconnaître d'abord le sens et jusqu'aux nuances des mots, la suite et l'enchaînement des idées, plus tard les inversions, même les hardiesses du génie, et compter, dans cet exercice, encore plus sur cette logique et cette grammaire naturelle qu'ils portent en eux que sur le vieux bagage d'abstractions et de formules dont on accable leur mémoire sans profit pour leur intelligence. Lhomond disait, il y a quatre-vingts ans : «la métaphysique ne convient point aux enfants, et le meilleur livre élémentaire, c'est la voix du maître, qui varie ses leçons et la manière de les présenter selon les besoins de ceux à qui il parle».

Nos maîtres ne sont pas coupables de suivre les méthodes que j'accuse ; ce sont celles qui leur ont été enseignées. Ils en mesurent la valeur au prix qu'elles leur ont coûté, aux fatigues, au temps qu'ils ont dépensés pour acquérir des connaissances qui donnent à la plus simple des études les apparences, les embarras et les ennuis d'une science mystérieuse.

L'ardeur avec laquelle les instituteurs ont ouvert et dirigé les cours d'adultes prouve qu'ils ne cherchent pas à ménager leurs forces et qu'ils ne redoutent pas le travail. Ce n'est donc pas le courage et le dévouement qui leur font défaut, mais une bonne direction pédagogique. Or, cette direction, c'est à l'école normale qu'ils la prennent ; c'est donc de l'école normale qu'il faut chasser cette scolastique grammaticale qui se complaît dans les théories subtiles et s'amuse à des curiosités bonnes pour occuper les loisirs des lettrés.

Depuis longtemps, Monsieur le Recteur, des observations ont été adressées à cet égard aux administrations académiques par plusieurs de mes prédécesseurs ; un d'eux vous avait même posé, le 20 août 1857, une série de questions auxquelles vous ne paraissez pas avoir répondu. Je dois conclure de ce silence que les instructions dont il s'agit n'ont obtenu qu'une attention passagère, et je me suis assuré qu'elles sont à peine connues de MM. les inspecteurs d'académie. Je tiens à ce qu'il n'en soit pas de même désormais. J'attache non seulement à la propagation, mais à l'amélioration de l'instruction primaire, une grande importance. Je considère cet enseignement comme une dette de l'État envers les populations laborieuses et ce n'est pas, ou du moins ce ne doit pas être en vain que le décret du 22 août 1854, se conformant à la loi du 14 juin de la même année, vous a chargé de veiller à l'exécution des règlements d'études dans les écoles primaires et normales, et de proposer au Ministre les mesures propres à en améliorer l'enseignement. C'est là, Monsieur le Recteur, une de vos attributions les plus essentielles, et je regrette vivement de ne trouver que de rares exemples de l'intervention personnelle des chefs des académies dans la direction de cet important service. Tout le monde s'accorde aujourd'hui à reconnaître que la meilleure méthode d'enseignement est celle qui exerce le plus l'intelligence des enfants, sans la fatiguer ni la rebuter ; celle qui, tout en excitant leur mémoire, ne la charge que de choses utiles ; celle qui ne leur présente isolément aucune règle abstraite, mais leur fait comprendre l'utilité de la règle par une application raisonnée ; celle enfin qui leur apprend le mieux à apprendre.

J'ai malheureusement lieu de craindre qu'on ne soit pas pénétré de cette vérité dans toutes les écoles, et je vois avec peine de nombreux témoignages, confirmés par ma propre expérience, établir que l'enseignement primaire, en beaucoup de lieux, est plus mécanique que rationnel. C'est ce qui explique, jusqu'à un certain point, le long séjour, trop souvent infructueux, que font les enfants dans les écoles.

Le chiffre qui m'a le plus vivement frappé dans la statistique que j'ai publiée pour l'instruction primaire, n'est pas celui du nombre des enfants restés en dehors des écoles, et que le progrès des mœurs et des idées suffira maintenant à réduire rapidement ; c'est le chiffre des non-valeurs scolaires, ce sont ces quarante élèves sur cent qui sortent de l'école, ou ne sachant rien, ou sachant si peu de chose que, sans le cours d'adultes, ils l'auront bien vite oublié.

Nous ne pouvons agir sur les familles qui nous refusent leurs enfants que par la contagion morale de l'opinion publique, et, à cette heure, elle agit énergiquement ; mais, pour les autres, nous avons le devoir de chercher les moyens de diminuer chaque année notre déficit. Ce moyen ne consiste pas à demander plus de temps pour l'étude aux maîtres et aux élèves. Les instituteurs ne marchandent pas leur peine, et, quant aux élèves, nous ne leur faisons déjà que des classes trop longues.

L'amélioration à trouver doit être cherchée dans les méthodes d'enseignement ; car il est certain qu'il ne faudrait pas six années pour parcourir le programme de l'enseignement primaire, si cet enseignement était donné avec la parfaite connaissance des besoins intellectuels des enfants.

Mais comment, Monsieur le Recteur, parvenir à réformer un vice de méthode si général et si persistant ? La circulaire du 20 août 1857 n'ayant été suivie d'aucune mesure ni même d'aucune proposition, je ne crois pas devoir la reproduire aujourd'hui textuellement ; je désire cependant trouver, par la connaissance précise des faits, le remède à l'état de choses que je signale.

Pensez-vous, Monsieur le Recteur, que, si MM. les inspecteurs primaires réunissaient deux ou trois fois les instituteurs de leur arrondissement, pour leur signaler les imperfections des méthodes employées, et recueillir leurs observations, ils pourraient ensuite, être invités par M. l'inspecteur d'académie départemental, à discuter avec lui ces observations ? Pensez-vous qu'en appelant près de vous MM. les inspecteurs d'académie et en provoquant également leurs avis sur les résultats des conférences qu'ils auraient présidées dans les départements, vous pourriez me fournir, à cet égard, de bonnes indications ? Pensez-vous qu'il pourrait résulter de ces divers avis une sorte de plan d'études court et facile, qui serait non imposé, mais proposé aux instituteurs, et qui contiendrait d'utiles directions pédagogiques, analogues, sous quelques rapports, à celles qui ont été publiées pour l'enseignement secondaire spécial ?

Je vous prie, Monsieur le Recteur, d'examiner attentivement ces questions, ainsi que toutes celles qui peuvent s'y rattacher, et de me répondre dans un court délai.

Je vous demande, pour cette œuvre si importante de l'éducation publique, une attention persévérante. La part qui vous est réservée par la loi dans la direction du service de l'enseignement primaire a pu, Monsieur le Recteur, sembler restreinte ; mais cette part est en réalité la plus belle, si on l'envisage comme elle doit l'être, puisqu'elle vous impose toute la sollicitude réservée «au magistrat particulier de l'enseignement» et qu'elle comprend tout ce qui peut contribuer au développement de l'intelligence humaine, par conséquent au bonheur des populations, à la sécurité et à la grandeur de l'État.

À quoi serviraient les sacrifices que le pays s'impose, les efforts matériels qui sont faits pour établir partout des écoles et y appeler les enfants, si l'âme même de l'enseignement y manquait, si l'esprit de routine s'installait dans les édifices que l'on élève de toutes parts à l'esprit du progrès ? Sachons prouver, Monsieur le Recteur, que l'Université ne néglige aucune des parties de sa noble tâche, et qu'à côté des fortes études qu'elle offre dans ses lycées et ses collèges, elle sait donner, dans les écoles primaires, aux enfants qu'attendent les professions agricoles, commerciales et industrielles, une instruction solide, durable et appropriée à leur destination.

 

Victor Duruy, Ministre de l'Instruction publique de 1863 à 1869

 

[Texte souligné par nous. Extrait du CDRom "Pédagogie de la lecture", CNDP, 1996]