Suite du rapport de J. Lesourne

 

 

L'éducation et son futur(1)

 

Que signifient pour le système éducatif, et d'une manière plus opératoire, les grandes questions qui viennent d'être énumérées ?

La réponse a cette interrogation suppose deux approches successives : une approche longitudinale qui considère l'une après l'autre les composantes de l'Éducation Nationale et une approche transversale qui aborde des thèmes relatifs au système dans son ensemble.

* La première approche conduit à examiner d'emblée le devenir de l'enseignement élémentaire. Dans ce domaine, les évaluations récentes disponibles montrent qu'une fraction importante des élèves n'a pas à la sortie de cet enseignement des savoirs suffisants pour entrer au collège dans de bonnes conditions. Aussi, est-on amené, en combinant l'apport de la réflexion prospective et l'analyse des dysfonctionnements actuels, à soulever trois questions :

- Étant donnée la marque irréversible que l'enseignement élémentaire imprime sur les enfants, l'amélioration de son fonctionnement et de ses performances ne doit-il pas être dans la prochaine décennie la priorité absolue ?

- L'objectif assigné à cet enseignement ne doit-il pas être d'assurer la construction rigoureuse des savoirs instrumentaux et en premier lieu de la lecture mais en veillant à l'aspect opératoire des connaissances, à l'autonomisation de l'acquisition des savoirs et à l'épanouissement de la créativité et en développant des pratiques d'exigences non-sélectives permettant de mieux prendre en compte la diversité des élèves, celle provenant notamment de leurs origines sociales ?

- L'ambition de faire de l'enseignement élémentaire un élément essentiel de la vitalité future de la société française ne réussira que si les maîtres adhèrent à un tel projet et s'en font les porteurs. Aussi convient-il de rechercher les mesures qui permettront de faire demain du métier d'instituteur l'un des métiers les plus estimés. En tout état de cause, il ne faudra transiger ni sur la qualité de la formation ni sur celle des recrutements (2).

* Si, en ce qui concerne l'enseignement élémentaire, les questions a débattre peuvent se formuler simplement, il n'en est pas de même pour l'enseignement secondaire. Atteint de plein fouet par l'accroissement des effectifs, les mutations de l'économie et les conséquences de reformes mal préparées, cet enseignement n'a pas su résoudre ses problèmes de manière cohérente et il doit faire face a la fois a des difficultés d'ensemble et a des difficultés spécifiques a chacune de ses parties. Les difficultés d'ensemble ? Elles portent sur :

- les finalités : l'enseignement secondaire considère actuellement comme mission principale de porter le plus grand nombre d'élèves au ter me du cycle long et il juge secondaire sa mission de préparation a la vie active alors que la majorité des jeunes entrent dans la vie active au cours ou au terme des études secondaires (3) ;

- les processus de sélection : on a transféré à l'intérieur même du système scolaire des choix d'avenir pratiquement irréversibles sous la forme d'une distillation fractionnée avec des critères uniformes et une orientation se réduisant à une affectation par exclusion ;

- la pédagogie et les programmes : il semble bien que le problème d'une pédagogie adaptée à la majorité des adolescents d'aujourd'hui n'ait pas encore trouvé de réponse satisfaisante ; quant aux programmes, il est essentiel qu'ils soient à la fois allégés et révisés périodiquement afin que soient élaguées les connaissances périmées ou secondaires et intégrés les nouveaux acquis essentiels (4) ;

- l'orientation : elle ne peut être que difficile dans une société aussi complexe que la nôtre, mais son organisation laisse actuellement à désirer et l'on peut se demander si l'information insuffisante des jeunes n'est pas l'une des causes de leur désir d'accéder coûte que coûte au premier cycle universitaire ;

- la nature des services offerts : il semble en effet qu'il y aurait place, à la demande des parents, pour des services scolaires supplémentaires facultatifs rémunérés par les familles ou les collectivités locales ;

- le couplage avec l'entreprise : malgré les progrès récents, il reste insuffisant, qu'il s'agisse de formation en alternance, de stages de préparation à la vie professionnelle ou d'échanges de personnel avec l'extérieur.

Quant aux difficultés spécifiques, elles concernent les collèges, l'enseignement général, l'enseignement technique et professionnel.

Derrière la diversité des situations locales, le problème des collèges reste entier, car n'ont joué effectivement le jeu de la rénovation qu'une petite minorité d'établissements et d'enseignants. Il faut être convaincu qu'une réponse satisfaisante aux problèmes soulevés par l'hétérogénéité de la population scolaire des collèges demandera des efforts et de la constance. L'une des conditions à remplir est évidemment la constitution de véritables équipes pédagogiques au sein des établissements. L'étape du collège pose aussi le problème du traitement de la fraction des enfants rebelles à l'institution scolaire : des modalités spéciales d'insertion professionnelle et de formation couplées existent déjà mais doivent être développées pour eux.

En dépit de l'apparence d'un fonctionnement général plus satisfaisant (qu'explique la plus grande homogénéité des élèves grâce à la sélection) l'enseignement général est porteur de difficultés qui vont s'intensifier avec le temps. C'est là que les conflits nés de l'explosion des savoirs sont les plus violents, des conflits qu'aggravent le rôle pervers des mathématiques et l'insuffisance de concertation pédagogique entre les professeurs. Avec pour résultat une incohérence croissante des études, un laminage du travail personnel des élèves, une stagnation du nombre des bacheliers ayant un minimum de formation scientifique.

Quant à l'enseignement technique et professionnel il est fortement marqué par une histoire qui en a fait longtemps le parent pauvre de l'Éducation Nationale. Or, l'analyse des évolutions futures montre l'énorme responsabilité qui sera la sienne dans la prochaine décennie. Malheureusement, aucune conception cohérente ne se dégage encore au sujet de son devenir, même si les années récentes ont vu se multiplier les initiatives heureuses : création des 4ème et 3ème technologiques pour désenclaver les LEP, développement de l'apprentissage et création du baccalauréat professionnel, recomposition des CAP, introduction d'unités capitalisables. Aussi, une étude approfondie sous tous les aspects de l'état et du devenir de l'enseignement technique et professionnel semble indispensable(5).

L'enseignement secondaire apparaît ainsi, vis-à-vis des enjeux de l'avenir, comme la partie la plus fragile du système éducatif au sens étroit. Contrairement aux cas de l'enseignement élémentaire et de l'enseignement supérieur, il nécessite des réflexions de fond et a besoin d'un pilotage à la fois ouvert et prudent.

* Tout différents - et en fin de compte plus simples - apparaissent les problèmes du supérieur. Encore faut-il tenir compte pour les aborder de la diversité des populations concernées : étudiants qui ont une vocation affirmée et la capacité de faire des études longues ; étudiants des grandes écoles et des autres filières sélectives ; étudiants qui cherchent en deux ou trois ans à acquérir une qualification professionnelle, mais n'ont pas été admis dans les filières sélectives ; étudiants à la recherche de temps pour s'informer et mûrir.

Dans ce contexte, les questions les plus fondamentales concernent les missions des universités, le premier cycle, l'autonomie des universités, le corps professoral, les second et troisième cycles et les grandes écoles :

- Il sera de plus en plus difficile d'esquiver le débat sur les finalités de l'université et sur le rôle respectif de la préparation à la vie professionnelle d'une part, de la conservation, de l'extension et de la communication des connaissances d'autre part.

- Un consensus existe sur l'acuité des problèmes du premier cycle universitaire, lieu conflictuel où s'affrontent les logiques des étudiants, des enseignants et des pouvoirs publics (6). Aussi faut-il se demander : dans quelle proportion peut-on et doit-on développer les filières sélectives (DUT, BTS, classes préparatoires aux grandes écoles) ? Quels moyens doit-on consacrer à la poursuite des expériences de rénovation ? Mais surtout, ne faut-il pas faire du premier cycle un lieu particulier ayant sa pédagogie, ses enseignants et son financement propres, par exemple sous forme de collèges universitaires (de deux ans et avec diplômes diversifiés) au sein des universités ?

- Autant l'unité du système éducatif semble devoir être préservée pour les enseignements primaires et secondaires, autant il faut sérieusement se demander s'il n'est pas indispensable d'accorder une large autonomie aux universités en les dotant d'exécutifs forts, en leur octroyant une réelle liberté dans l'affectation de leurs dépenses, en accroissant et diversifiant leurs ressources, en élargissant leurs marges de sélection des enseignants et en leur permettant d'octroyer des diplômes d'établissements garantis nationalement ?

- L'évolution du corps professoral des universités est devenue préoccupante : le vieillissement s'accentue, la mobilité est devenue quasi-nulle et la démoralisation tend à se répandre. Aussi de nombreux problèmes se posent : problèmes d'évaluation (il faudra bien admettre un jour que tous les enseignants ne sont pas des enseignants chercheurs), de différenciation de rémunération, d'échanges avec le CNRS, de permanence dans les postes...

- Pour les second et troisième cycles universitaires, les thèmes essentiels sont ceux de la sélection, de l'excellence et de la recherche. On peut se demander en particulier si le principe de la sélection à l'entrée du second cycle ne doit pas être clairement posé (avec possibilité de reprise ultérieure des études). En ce qui concerne les grandes écoles, les questions qu'une réflexion prospective conduit à évoquer concernent les rentes de situation que la société française accorde à leurs anciens élèves, la place de la recherche dans leur formation (qui semble actuellement insuffisante), l'équilibre entre le nombre et la taille des écoles, l'attitude de conformisme et de laxisme qui, selon certains, les caractérise parfois.

Il faut rapprocher les universités et les écoles et non les opposer. Une évolution qui est déjà engagée, mais qu'il faut poursuivre afin d'aboutir à terme à un système cohérent.

Au total, les problèmes de l'enseignement supérieur sont plus faciles à identifier que ceux du secondaire, mais sans doute difficiles à résoudre à cause du cadre administratif, des inquiétudes des étudiants et de l'ambivalence des aspirations des enseignants. Il est évident pourtant que dans le monde qui s'annonce la France aura besoin d'un enseignement supérieur dynamique et vigoureux.

* Sous le terme de formation continuée, coexisteront à l'avenir des actions fort diverses : formation dispensée aux salariés pour les adapter aux besoins d'entreprises en mutation ; formation que les salariés eux-mêmes rechercheront pour leur promotion ; formation dispensée aux salariés, jeunes et moins jeunes à la recherche d'un emploi ; formation à objectif culturel que certains désireront en dehors de toute préoccupation d'ordre professionnel.

Il ne fait guère de doute que cette formation se développera demain, mais son expansion soulève plusieurs problèmes : celui de l'efficacité sociale des actions (le meilleur et le pire sont aujourd'hui simultanément présents), celui du financement (quelles doivent être les contributions de la collectivité, des entreprises et des individus ?), celui de la diffusion de l'expérience acquise en vue de stimuler l'innovation dans le domaine de la formation initiale.

* L'approche transversale du système éducatif ne peut que donner la priorité aux questions concernant les enseignants. En effet, comment ne pas souligner :

- qu'aucun autre métier n'a à long terme des conséquences aussi importantes sur l'avenir de la société française,

- qu'aucun changement durable du système éducatif n'est possible si les enseignants ne sont pas placés dans des conditions leur permettant de devenir les moteurs de ce changement.

Dans ces conditions, pour répondre aux attentes de la société, que devrait être demain l'enseignant dans son école ? Hasardons une réponse : un individu recruté à la fois pour son savoir et pour sa capacité à assumer pleinement le métier d'éducateur. Un individu ayant eu assez fréquemment une autre expérience professionnelle ou sociale. Un individu auquel est offert une tâche suffisamment variée pour qu'elle soit stimulante. Un individu ayant des marges d'initiative réelles et décidé à en tirer partie tant dans l'exercice personnel de son métier que comme membre de l'équipe pédagogique de son établissement. Un individu prêt à reconnaître que l'exercice de tout métier suppose une évaluation des performances tant personnelles que collectives et qui admet que des conséquences puissent en être tirées. Un individu susceptible par son travail d'influencer sa rémunération et sa carrière. Un individu respecté socialement dans sa personne et dans sa profession.

Or, force est de reconnaître que l'on est actuellement loin du compte puisque les règles et les pratiques de l'Éducation Nationale mettent souvent les enseignants dans des situations infantilisantes et renforcent chez eux les attitudes de défense et de repli, en dépit de leur dévouement, de leur compétence professionnelle et de leurs préoccupations pour leurs élèves. Les exemples de dysfonctionnements sont bien connus : recrutements en dents de scie, mélangeant décisions laxistes et concours difficiles ; critères de recrutement ne prenant en compte que les savoirs ; absence de moyens dont l'affectation puisse être choisie librement ; quasi-inexistence de l'évaluation, des sanctions et des récompenses ; possibilités de carrière à l'extérieur insuffisantes ; absence d'une vraie politique de formation continue avec évaluation ; définition des services en nombre d'heures de cours ; niveau et rigidité des rémunérations... À terme, c'est toute la condition enseignante qui est à repenser par touches successives avec l'appui de la majorité des enseignants eux-mêmes.

Il faut en tout cas réussir les recrutements des quinze prochaines années. Comme il est exclu de transiger sur la qualité, il conviendra de moduler les volumes en fonction de la valeur des candidats et, en conséquence, de demander aux enseignants actuels, grâce à des heures supplémentaires convenablement rémunérées, d'effectuer le supplément nécessaire d'heures d'enseignement.

* Le deuxième grand problème transversal de l'Éducation Nationale concerne le fonctionnement de son administration. Une organisation de cette taille ne peut pas fonctionner correctement sur les bases actuelles. Certes, le ministère parvient, avec des difficultés croissantes d'année en année, à gérer au jour le jour le quantitatif et l'uniforme, mais il ne pilote pas véritablement le système et l'on peut s'attendre à l'avenir à des conflits croissants entre le reste de la société et lui.

En dehors de l'enseignement supérieur pour lequel il faudrait mettre en place une très large autonomie des universités, il paraît souhaitable de maintenir sur le territoire national - dans la diversité qui résulte de la coexistence de l'enseignement public et de l'enseignement privé - l'unité de l'enseignement, de la maternelle au baccalauréat. Mais ce choix n'est viable à terme que s'il est accompagné de deux séries de mesures :

- une déconcentration large et précise au niveau des rectorats et des académies, ce qui suppose une réorganisation de ces entités, la formation de leur personnel, et une préparation particulière pour ceux qui en assument le commandement.

- l'octroi d'une autonomie réelle aux établissements, ce qui suppose qu'un soin tout particulier soit apporté au choix, à la formation, à l'évaluation des maîtres directeurs(7), des principaux de collèges et des proviseurs de lycées ; ces responsables devraient avoir à leur disposition des crédits leur permettant de prendre des initiatives, de soutenir les innovations des enseignants de leur établissement et de développer des collaborations horizontales avec d'autres établissements ; il s'agit là d'une priorité absolue, car elle est indispensable pour que les enseignants puissent prendre leur s responsabilités, pour que le système expérimente, pour que les communications ne se limitent pas à des messages du haut en bas.

Naturellement, la contrepartie naturelle de l'autonomie doit être une évaluation périodique objective des résultats obtenus par les établissements et tenant compte des caractéristiques initiales de leurs populations d'élèves.

Il va de soi que, du point de vue de l'autonomie, l'existence au sein du système éducatif français de l'enseignement public et de l'enseignement privé constitue un facteur de diversité positif qui contribue à la variété des expériences. Il faut naturellement souhaiter qu'à l'avenir les établissements publics voient s'élargir leurs marges d'initiatives pour qu'elles deviennent comparables à celles des établissements prives. Il conviendrait en outre que, tant dans l'enseignement public que dans l'enseignement privé sous contrat puissent exister des établissements pilotes fonctionnant avec des contraintes allégées et susceptibles d'explorer, sous réserve d'une évaluation a posteriori, des voies véritablement nouvelles.

* Un troisième problème transversal est relatif à l'influence de progrès technique sur la pédagogie, en bref sur le rôle de l'ordinateur à l'école. À cet égard, la querelle est profonde dans le corps enseignant. Au discours fasciné de certains, s'oppose l'indifférence manifestée par beaucoup et le discours polémique et hostile d'une forte minorité, mais un quatrième groupe commence à apparaître, celui des enseignants acquis à une pratique raisonnée de l'informatique à l'école. À quelle évolution faut-il s'attendre ? L'observation historique et la réflexion prospective suggèrent quelques conjectures à ce sujet :

- Le problème ne se réduit nullement à une question de disponibilité de matériel comme la dernière décennie l'a amplement montré.

- L'introduction de l'informatique dans la pédagogie se heurte à des difficultés profondes : méfiance des enseignants à l'égard d'un outil qu'ils ne maîtrisent pas, perte d'autorité vis-à-vis de leurs élèves, inutilité d'une simple transposition des pratiques précédentes, inadéquation d'un statut qui définit les services en heures de cours, insuffisance des didacticiels...

- À terme pourtant, la combinaison des aides pédagogiques, du livre aux vidéocassettes et à la télématique, devrait permettre, comme le manuel jadis, une amélioration sensible de la qualité de la formation. Mais à condition de placer les enseignants dans une situation où les aides pédagogiques seront à leur service.

- Devrait également se développer - par l'utilisation de la télévision et de la télématique - un enseignement à distance permettant une éducation personnalisée de qualité, mais il faut être conscient que ce nouveau mode de transfert des connaissances impliquera une modification des contenus et des méthodes. Des émissions de télévision éducative auraient par ailleurs le mérite de développer dans l'opinion publique la conscience de l'importance des problèmes d'éducation.

- D'où une dernière condition à remplir : donner à des équipes constituées d'informaticiens et d'enseignants confirmes les moyens de réaliser des didacticiels de valeur.

À l'issue de cet examen nécessairement succinct des problèmes du système éducatif face à son avenir, deux grandes interrogations émergent : elles concernent l'objectif de 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat en l'an 2000 d'une part, la configuration future du système éducatif d'autre part.

* L'objectif des 80 % est souvent compris par l'opinion publique comme signifiant que, par déformation homothétique du système éducatif, 80 % d'une classe d'âge obtiendrait a la fin du siècle un baccalauréat d'enseignement général. Cette interprétation est naturellement fausse sur trois points : le chiffre de 80 % porte sur la fraction des élèves arrivant en classe terminale et non sur celle ayant obtenu le baccalauréat ; ces élèves se distribueront entre toutes les filières et notamment les filières techniques et professionnelles ; le niveau des baccalauréats et leur valeur relative sur le marché seront modifies par le changement du volume et de la composition des populations scolarisées.

Le contenu de l'objectif étant ainsi précisé, trois questions se posent à l'évidence à son sujet : pourquoi ? Comment ? À quelle vitesse ?

Pourquoi ? L'objectif est généreux dans son principe. Il se propose de répondre par un allongement de la scolarité à la formidable demande de compétences qui se développe dans la société française, mais le problème est infiniment plus complexe qu'il ne paraît, car une amélioration de la compétence ne résulte pas automatiquement de n'importe quel allongement de formation initiale. Il est d'ailleurs légitimement permis de se demander si pour la collectivité française l'effort principal doit être porté sur l'accroissement des effectifs sortant au niveau IV ou sur la diminution des effectifs sortant au niveau VI et amélioration sensible des compétences au niveau V ?

Aussi, le comment ? ne peut être éludé, car plusieurs hypothèques doivent être levées au préalable. Est-il possible en effet d'amener 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat tant qu'une fraction aussi importante des élèves sortira de l'enseignement élémentaire sans avoir maîtrisé la lecture, que le collège continuera à être un nœud de problèmes non résolus, qu'aucun projet éducatif cohérent n'aura été élaboré quant aux modalités d'acquisition d'une culture par les jeunes dont la scolarité serait prolongée, des jeunes peu aptes à recevoir un enseignement abstrait à l'école, mais capables d'acquérir des savoir-faire ? Il faut aussi simultanément trouver une réponse au problème des 20 % restants qui seront impitoyablement éliminés du marché du travail si les conditions actuelles continuent à régner dans l'avenir.

Dès lors, la question de la vitesse devient primordiale, car l'accroissement des moyens quantitatifs - en lycées à construire ou en professeurs à recruter - est secondaire. L'opération tournera à la catastrophe si les jeunes sont insérés dans un système qui n'est pas préparé à les recevoir. Il faut donc réfléchir, expérimenter, évaluer les résultats, procéder par étapes. L'objectif doit donc être au moins assoupli : assoupli quant au pourcentage de 80 % qui, au vu d'études démographiques fines, apparaît trop élevé ; assoupli quant à l'horizon qui, compte-tenu des délais de préparation, doit être décalé de plusieurs années au moins.(8)

Mais l'objectif des 80 % ne doit pas occulter les problèmes fondamentaux sur l'évolution souhaitable de la configuration du système éducatif. Les débats à ce sujet devraient s'organiser autour de deux questions :

Quelles finalités adopter ? Faut-il en particulier retenir la double mission d'assurer la formation initiale générale et de participer avec d'autres acteurs, en coopération et en concurrence, à la formation professionnelle et à la formation continuée ? Comment traiter l'hétérogénéité des populations scolaires en évitant toute sélection prématurée, définitive et sur critères étroits ? La solution est à chercher, semble-t-il, dans la multiplication des passerelles, l'octroi de secondes chances, l'accroissement de l'autonomie des établissements. À ce sujet, si les objectifs paraissent relativement clairs pour le primaire et le supérieur, toute autre est la situation du secondaire dont les problèmes sont d'autant plus préoccupants que l'objectif de 80 % a toutes chances de les aggraver. Il faut aussi travailler à réduire les ruptures : maternelle-CP, CM2-6ème, terminale-université car leur brutalité contribue à éliminer des élèves capables.

 

Des stratégies de changement

 

Les analyses des trois premières parties du rapport n'ont de sens que si l'on s'interroge sur les priorités et les stratégies de changement. Quatre thèmes devraient à cet égard retenir l'attention :

* En ce qui concerne les stratégies de changement, il est important de ne pas figer l'avenir du système éducatif mais de lui permettre d'évoluer progressivement par un mélange d'élargissement des marges de jeux des acteurs, de planification souple et de correction des erreurs par évaluation permanente.

Le temps n'est plus aux grandes réformes centralisées, car les participants éprouvent à leur égard un "ras le bol" général à cause du fossé qui sépare les décideurs de l'administration centrale du terrain. Aussi, convient-il, tout en maintenant les structures, de les faire évoluer progressivement en permettant les adaptations locales, en accroissant le rôle des chefs établissement en tant qu'animateurs d'une collectivité d'enseignants, en infusant dans le système des crédits libres, en facilitant la création de réseaux de communication horizontaux...

Mais rien ne se fera sans la confiance des enseignants, et elle ne sera pas accordée facilement. Elle ne pourra probablement être obtenue, et lentement, que par la conjonction de deux politiques complémentaires : une politique de la condition enseignante qui revalorise socialement la fonction et une politique d'autonomie des établissements qui permette aux enseignants d'assumer de plus grandes responsabilités.

* La nécessité de ne rien figer abusivement ne doit pas empêcher de retenir quelques lignes directrices quant à l'évolution du système lui-même :

- Les demandes sociales ne se limitent pas à la transmission de savoir.

- La première des priorités porte sans doute sur l'amélioration du niveau de l'enseignement primaire, car cet enseignement est le socle sur lequel repose tout l'édifice.

- La seconde des priorités consiste à faire évoluer la nébuleuse du secondaire, mais force est de constater que dans ce domaine, de la gestion des collèges à l'organisation de l'enseignement professionnel, du projet de l'allongement de la scolarité aux modalités de sélection dans les lycées, les questions sont beaucoup plus nombreuses que les réponses.

- Quant à la troisième priorité, elle concerne, comme nous l'avons vu, l'organisation du premier cycle universitaire.

* Le changement de l'institution scolaire suppose un changement simultané de l'environnement. Sur cinq points au moins :

- Sauf comme signal en début de carrière, le rôle des diplômes doit diminuer au profit des performances réelles, et notamment dans la fonction publique. Cela suppose naturellement le développement, tant dans les entreprises que les administrations, de procédures d'évaluation formalisées donnant aux individus des garanties minimales d'objectivité.

- L'institution doit accepter la concurrence : en son sein et avec l'extérieur. En son sein, car une forte concurrence entre les universités est souhaitable et une saine émulation est nécessaire entre les établissements du second degré, qu'ils appartiennent à l'enseignement public ou à l'enseignement privé et même si des règles doivent être édictées pour éviter la ségrégation scolaire. Avec l'extérieur, dans les domaines relevant de la périphérie de la formation initiale, de l'adaptation à l'emploi, de la formation professionnelle, de la formation continuée.

- Les acteurs extérieurs doivent s'habituer à devenir des partenaires de l'école sur des projets précis. Qu'il s'agisse de formation en alternance, de modules d'adaptation à l'emploi, d'insertion professionnelle de jeunes en difficulté, de développement de l'enseignement à distance, de la rédaction de didacticiels. Certes, cette évolution a déjà commencé, mais l'on n'efface pas en quelques années un siècle de méfiance et d'incompréhension réciproques.

- Les échanges de personnes avec l'extérieur doivent être multipliés. D'un côté, il faut faciliter l'ouverture des enseignants sur le monde et notamment sur le monde économique. De l'autre, il faut permettre a des professionnels venant des entreprises ou des administrations de participer à des enseignements.

- Les relations avec les parents doivent s'intensifier - tant en ce concerne les personnes que les associations - mais sans qu'il y ait confusion des responsabilités. De même, l'avis des élèves et des étudiants doit mieux pris en compte, mais il doit être transmis par des intermédiaires n'appartenant pas à la hiérarchie(9).

* Une dernière question doit être enfin soulevée : comme la continuité est la contrepartie nécessaire du pilotage par essais et erreurs, l'Éducation Nationale ne devrait-elle pas faire l'objet d'une programmation quinquennale obligeant à une vision cohérente et globale et contraignant a des arbitrages financiers ? L'élaboration de cette programmation suppose à la fois :

- des réflexions sur les programmes, les structures, l'information, le recrutement, la formation, les modalités d'évaluation, la construction d'indicateurs de gestion,

- des débats sur les priorités, des études sur la comparaison des solutions possibles, des choix clairs quant au déploiement des moyens.

Aussi, doit-on se demander s'il ne faudrait par créer, à partir de la Direction de l'Évaluation et de la Prospective, un véritable Commissariat au Plan pour l'Éducation s'inspirant des structures du Commissariat Général au Plan des années 60 (10) et permettant, par l'intermédiaire de commissions, d'associer à la réflexion sur l'éducation toutes les forces vives de la nation et pas seulement le cercle étroit des fonctionnaires de l'Éducation Nationale. Une telle institution semble nécessaire pour que l'avenir du système éducatif devienne une grande préoccupation nationale.

Mais, débordant le cadre de l'Éducation Nationale, un problème majeur apparaît en filigrane tout au long de ce rapport, celui des relations de la société avec la jeunesse. Quel tissu de paradoxes que le présent ! D'un côté les jeunes semblent au centre de notre société. Ils accèdent très tôt à la liberté individuelle des adultes et dans de nombreux domaines, développent des formes culturelles qui leur sont propres. Les hommes politiques les courtisent pour leurs votes, les entreprises les recherchent pour leurs consommations... Pourtant, simultanément, ils sont rejetés plus que jamais à la marge du corps social. Leur statut scolaire ne s'est guère modifié depuis un quart de siècle. Le marché du travail fonctionne à leur désavantage et ils se retrouvent pendant des années, sans vision professionnelle construite, à la fois libres et dépendant de leur famille, à la fois désœuvrés et pleins de possibilités de création... Ces paradoxes sont lourds de risques potentiels. Bien au-delà du système éducatif, c'est la société tout entière qu'ils mettent en question.

Telles sont, d'une manière que certains trouveront sans doute trop développée et d'autres trop succincte, les questions sur lesquelles ce rapport voudrait attirer l'attention.

 

Notes

(1) Cette partie concerne essentiellement le système éducatif au sens étroit, c'est-à-dire l'enseignement public et l'enseignement privé sous contrat.
(2) Recrutements qui, compte-tenu de la pyramide d'âge actuelle, seront importants dans les quinze prochaines années.
(3) Il lui faudrait aussi mieux remplir son rôle de socialisation.
(4) Collège de France, Propositions pour l'enseignement de l'avenir, Le Matin, 29 mars l 985 et Le Monde de l'Éducation, n' 116, mai 1985.
(5) À cet égard, l'exemple de l'enseignement agricole semble encourageant, puisqu'il propose une filière technique complète associée à une formation générale et débouchant sur des formations qualifiantes..
(6) Pour l'analyse, voir le chapitre 13.
(7) Le premier acte de pouvoir du Ministre (L. Jospin) succédant à R. Monory a été, sur injonction des syndicats, de mettre fin à l'expérience brève des maîtres-directeurs (note SH).
(8) Avec le recul, on mesure la sagesse de ces propos (note SH).
(9) C. Rueff-Escoubes, J.F. Moreau, La démocratie dans l'école,Syros, l987.
(10) Les problèmes actuels de l'éducation et ceux de la France au cours de cette décennie présentent en effet certaines similitudes, mais ce point ne peut être développé ici.

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.