La présence du premier texte est due à la perspicacité d'un jeune chineur, nommé Georges Brassens.
En effet, farfouillant du côté de la Porte de Vanves, à la fin des années quarante, Brassens dénicha, c'est le cas de le dire, un recueil de poèmes - 134 pages - publié avant la Grande Guerre, et passé complètement inaperçu, "Émotions poétiques". Il en isola un texte, "Les Passantes", au pied duquel il déposa de la musique, consacrant par là même, et définitivement, la notoriété de son auteur, Antoine Pol (1888-1971) - écrivain (certes, de seconde zone) qui n'a cessé de publier, sans succès, jusqu'à l'heure du trépas.
Antoine Pol s'inscrit ici dans une tradition bien ancrée dans le XIXe siècle, et dont on peut trouver des illustrations, entre autres, chez Gérard de Nerval ("Une allée du Luxembourg"), Sully-Prudhomme ("En voyage"), ou encore Charles Baudelaire ("À une passante") dont c'est d'ailleurs un des thèmes de prédilection.
Quant au texte suivant, il rapporte une courte émotion (poétique ?) éprouvée récemment par Ch. Juliet.
Rapprocher ces deux écrits est pour moi une manière d'illustrer très modestement ces "intermittences du cœur" si chères à Proust : rien de nouveau sous le soleil.

 

 

"Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?"


"Il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom".

(Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, p. 284)

 

 

I. Les passantes

 


Je veux dédier ce poème
À toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu'on connait à peine
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais.


À celle qu'on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s'évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui.


À la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu'on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu'on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main.


À la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval
Qui voulut rester inconnue
Et qui n'est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal.


À celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d'un être trop différent
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D'un avenir désespérant.


Chères images aperçues
Espérances d'un jour déçues
Vous serez dans l'oubli demain
Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu'on se souvienne
Des épisodes du chemin.


Mais si l'on a manqué sa vie
On songe avec un peu d'envie
À tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu'on n'osa pas prendre
Aux cœurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu'on n'a jamais revus.


Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir.


 

 

Les passantes, in Recueil publié par Antoine Pol, en 1908, aux Éditions du Monde Nouveau (fac-similé réimprimé en 2006)

 

 

II. À la Fnac

 

26 juin [2003] La Fnac. Après avoir attendu dans la file parmi d'autres clients, je me trouve devant la caissière, une femme d'une trentaine d'années. Son siège est surélevé, de sorte que nos visages sont au même niveau, proches l'un de l'autre. Ce qui s'est alors passé était absolument imprévisible. Sans que j'en aie eu l'intention, mon regard - un regard grave, respectueux, empreint de douceur, nullement intrusif - mon regard pénètre son regard et l'éveille à elle-même. Elle est surprise, je suis étonné. Soudain elle n'est plus une caissière aux gestes mécaniques et répétitifs, mais une femme, une femme vue comme telle, une personne reconnue en tant qu'être humain. Je ne souris pas, elle ne sourit pas. Pendant de lentes secondes, nos regards restent accrochés l'un à l'autre. Nous n'échangeons aucun mot, sommes tous deux dans un grand trouble, une profonde émotion. Puis nos regards se disjoignent et elle se ressaisit. Je présente mon CD, le règle. Nos regards se rencontrent encore longuement, et je m'éloigne à regret.

 

Charles Juliet, in Journal, Apaisement (Journal VII), P.O.L., 2013. p. 344.

 

 

 


 

 

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