Roger Louis, tout le monde - ou presque - l'a oublié. C'était un sacré journaliste de télévision. Tandis que le Général De Gaulle avait choisi Michel Droit comme interviewer lors de la première campagne présidentielle de décembre 1965, François Mitterrand, lui, avait fait appel à Roger Louis. Qui s'en souvient ? C'était un caractère, indépendant et droit. Un gars du Nord (Arras), ce qui pour moi est une référence. C'était aussi un naïf, un rêveur. Il pensait - comme Hugo - que l'instruction rendrait le peuple meilleur... Sacré bonhomme. Un gars bien. Un Juste.
L'article qu'on va lire est extrait d'une revue depuis longtemps disparue (Provence-Magazine). Il y est fait allusion à la naissance d'un magazine super, Certifié exact. Qui entendait s'intéresser "moins au spectaculaire qu'à l'important". Naturellement, cette tentative de "contre-télévision" n'a pas fait long feu...

 

 

 

Un ton étrangement authentique

 

Le cheveu grisonnant légèrement en bataille, la moustache stricte dominant un sourire fraternel, un pied sur une chaise et la cigarette au bout des doigts, Roger Louis explique l'aventure commune dans laquelle il s'est jeté.

L'ancien journaliste de l'O.R.T.F., grand voyageur de "Cinq colonnes à la une", l'un des meilleurs parmi ceux qu'emporta l'impitoyable "charrette" d'après les événements de 1968, n'a rien perdu de son enthousiasme :

- Le C.R.E.P.A.C. (Centre de Recherches sur l'Éducation Permanente et l'Action Culturelle) a vu le jour avant mai 68, dit-il. Ce qui se passa alors bouscula nos projets. Il correspondait - et correspond toujours - à un besoin que nous ressentions de faire une certaine information. Non pas une information objective (le mot "objectivité" n'étant pas plus définissable que le mot "culture") mais une information qui s'intéresse moins à l'accident qui a fait 40 morts qu'à l'expérience obscure menée à bien dans une usine, par exemple, et qui peut avoir une résonance dans le pays entier. En clair, une information qui s'attache moins au spectaculaire qu'à l'important.

"Voici trois mois, nous avons créé Scop-Colors (Société Coopérative Ouvrière de Productions) dont le but est de produire un magazine mensuel de cinéma : "Certifié Exact".

C'est le numéro zéro de ce "Certifié Exact" que Roger Louis est venu présenter, à Marseille, aux animateurs de la Fédération des Clubs Léo Lagrange. Car, et c'est là le côté totalement original de la formule, "Certifié Exact" n'est pas destiné au circuit commercial mais aux mouvements de jeunes, aux syndicats, aux mouvements culturels, aux comités d'entreprise, etc.

- II existe, en France, explique Roger Louis, 35.000 appareils de projection en 16 m/m. Il faut que nous trouvions, d'ici un an, de 3.500 à 5.000 abonnés".

La tâche paraît difficile. Mais, en trois mois, C.R.E.P.A.C. et Scop-Colors qui comptent dans leurs rangs des noms aussi connus que ceux de François Chalais, Jean Lanzi, Max-Pol Fouchet, Frédéric Pottecher, du photographe Robert Doisneau, du dessinateur Sempé ou des réalisateurs Chris Marker et Alain Resnais, sont passés, d'un coup, au deuxième rang national de possibilités techniques, en rachetant l'ensemble du matériel des "Actualités Françaises" en faillite. Des contacts ont été pris avec les grands syndicats dont certains sont déjà entrés à la coopérative et un véritable Tour de France de présentation est entrepris.

- Les abonnés, explique Roger Louis, deviendront les vrais producteurs, grâce aux 550 francs de leur abonnement. Le prix est si bas qu'il nous faut absolument trouver plus de 3.000 adhésions. Cela est possible. Par la suite, nous pourrons réaliser des dossiers sur des questions particulières et des films commandés par tel ou tel mouvement. Pour nous aider à survivre, nous comptons vendre notre magazine à des télévisions étrangères".

Le numéro zéro de "Certifié exact" avait inscrit à son sommaire une séquence sur les Comités d'Action Lycéens, une autre sur le déménagement des Halles de Paris et une troisième sur la régionalisation avec Lançon, village des Bouches-du-Rhône, comme exemple-type. Lançon est entouré par le canal de la Durance, les installations de l'Étang de Berre et l'École de l'Air de Salon-de-Provence. La commune a été découpée. Les vieux disent : "La Provence ? C'est large, sûr. Où ça s'arrête, je ne sais pas" et "Le progrès ? Ça ne stoppe pas. Mais nous ne sommes pas heureux". Un ton étrangement authentique.

Le numéro un est sorti le 15 mai. Il comprend une enquête sur le référendum, une démonstration du "trucage" que l'on peut faire subir à un reportage télévisé pour lui faire dire ce que l'on veut, et des chansons de Jean Ferrat.

- Si l'O.R.T.F. redevenait libre, conclut Roger Louis, nous pourrions travailler pour lui. Lui fournir des reportages. Mais il est hors de question que les journalistes reprennent leurs postes. De toute façon, il est à peu près certain que le public ne voudrait pas d'une télévision libre. Il a trop l'habitude de ce qu'elle est actuellement. Il ne reconnaîtrait plus sa drogue favorite".

 

[in © Provence-Magazine n° 296, mai-juin 1969, pp. 24-25]

 

 

Roger Louis, un pionnier

 

La mort de Roger Louis déchire le cœur. Ceux qui l'ont approché, connu, apprécié, vu travailler, entendu s'enflammer n'oublieront pas cet homme qui était infiniment plus qu'un excellent professionnel.

C'est peu dire qu'il fut un pionnier. Obscurément, modestement mais obstinément, il a animé d'abord Le Magazine agricole. C'était une émission, comme l'indique son titre, très spécialisée dans un domaine impropre à susciter l'enthousiasme des foules. Pourtant, avec sa présence, le feu de son œil mobile, la clarté de son débit, Roger Louis parvenait à rendre excitants des problèmes plutôt rébarbatifs.

À la même époque, dans les années 60, Roger Louis met en place, toujours dans les campagnes, un réseau de télé-clubs. Ce n'était pas pour dégager un corps d'élite rural capable de discuter de la télévision comme on discutait, dans les ciné-clubs, de l'art cinématographique.

C'était, plus simplement, pour permettre aux paysans de bénéficier des bienfaits de la télévision, alors merveille des merveilles. C'était aussi pour favoriser des rencontres, amorcer des discussions.

Roger Louis a toujours été un militant, un vaillant zélateur de la culture populaire et de l'éducation permanente. Même lorsque son talent a fait de lui une vedette de la télévision, il ne se prenait pas pour une star, il ne refusait jamais de prêter bénévolement son concours à des stages, des rencontres, des réunions, des séances de travail organisés par les plus modestes des associations.

Il a représenté, aux yeux des gens de ma génération, le modèle du grand reporter (au point qu'on a pu dire - abusivement - que Claude Lelouch et Yves Montand s'en sont inspirés pour composer le personnage du film Vivre pour vivre)

Il parcourait le monde, posait aux acteurs des grands drames les questions simples et directes que les téléspectateurs se posaient.

Vint mai 68. Que peut faire un militant sinon, comme tout un chacun, remettre en cause tout ce qui méritait de l'être : le régime, le système, les institutions, le fonctionnement de la télévision. Il l'a fait, honnêtement. Il a été licencié, comme beaucoup d'autres journalistes et producteurs, mais lui n'a pas été réintégré. Malheur aux purs !

Infatigable idéaliste, il fonde une coopérative de production en liaison avec d'autres mouvements et associations d'information audio visuelle, Certifié exact. Il pense que tous les groupements possédant un appareil de projection en 16 mm devraient être intéressés et s'abonner. C'était bien vu, théoriquement. C'était un bon magazine, simple, documenté, vif, honnête. On y abordait toutes sortes de sujets d'actualité ou généraux : l'information, la grève, la recherche scientifique, les immigrés... tout quoi. Roger Louis cherchait, avec ses amis et ses collaborateurs, à rompre le sortilège d'une information monolithique et unilatérale.

Roger Louis avait encore beaucoup à dire et à entreprendre. Les nouveaux dirigeants de la télé, lui ont offert un "créneau". C'était déjà trop tard. L'homme était fatigué, malade, usé par tant de campagnes, d'actions, de croisades...

Roger Louis n'était pas ce que l'on appelle un "papa". Il n'avait pas de prédécesseurs. Je ne lui vois pas, pas encore, de successeurs. Pour des millions de téléspectateurs, sa mort à 57 ans aura été un choc affectif. C'est terrible de voir disparaître un regard comme celui-là.

 

[Gilbert Salachas in © Télérama, juillet 1982]

 

 

La simplicité chaleureuse

 

Le journaliste Roger Louis, ancien grand reporter à l'O.R.T.F, est mort le 24 juin à Paris. Joffre Dumazedier, sociologue, lui rend hommage.

 

Roger Louis, ce professeur de sciences passionné par le partage de la connaissance avec les paysans et les ouvriers, commença par être "un militant de Peuple et Culture".

Nous l'avons bien connu dans cette première époque des années 50 où il concevait, en pionnier, une relation nouvelle entre l'information télévisée, l'action des associations et l'observation sociologique. Avant de devenir grand reporter international de l'émission "Cinq colonnes à la une", il avait été chargé d'une longue série de treize émissions étalées sur six mois, destinée à favoriser le développement de la modernisation et de la coopération dans les campagnes.

Loin de se mettre en vedette sur le petit écran, ou de laisser l'interviewé débiter des propos banals, il avait l'art d'aider les gens du peuple à exprimer le meilleur d'eux-mêmes, un peu comme sait faire le cinéaste québécois Pierre Perrault. Cette simplicité chaleureuse qui portait sa question ou simplement son regard au fond des êtres, quel que soit leur niveau d'instruction, il l'avait cultivée par une longue familiarité avec les villages entre Château-Thierry et Laon, groupés autour d'instituteurs militants.

Roger Louis connaissait les résultats des sciences de la communication, il savait que l'action directe des médias sur la population est faible et que l'influence réelle des télécommunications passe le plus souvent, dans chaque milieu, par des intermédiaires en chair et en os, souvent groupés dans des associations.

Ce sont ces intermédiaires, dans chaque collectivité, qui ont été appelés par les sociologues des "guides d'opinion".

Il ne considérait pas l'observation sociologique comme inutile, banale ou ennuyeuse. Il savait toutes les illusions qui se cachent souvent dans la représentation que les producteurs et les réalisateurs se font de "leur" public.

Dans les années 60, l'ex-O.R.T.F. n'a guère suivi la voie ouverte par Roger Louis. Tout en assurant un travail de reporter, il gardait la nostalgie de cette conception globale d'un développement culturel démocratique où coopèrent des journalistes, des animateurs, des chercheurs et les intéressés eux-mêmes.

En 1968, il s'associa au grand mouvement qui voulait changer non seulement la société, mais "la vie". Il fut éliminé de la télévision par le pouvoir d'alors. Au lieu de se retirer dans un "job" facile que lui aurait permis sa notoriété, il fit appel aux associations et aux syndicats pour fonder une coopérative de production et de réalisation de films sociaux et éducatifs. Il réussit dans une certaine mesure. Ces films furent utilisés par les groupements et les institutions scolaires ou postscolaires pour leur action contre l'injustice et l'oppression. Mais leur dynamique socioculturelle ne fut pas égale à celle de Roger. La réalisation resta loin du rêve.

Il venait d'être réintégré par la nouvelle direction de la R.T.F., mais il n'a pas eu le temps de donner à nouveau sa mesure.

En ce temps où la politique de la télévision, des associations, de la recherche tente d'ouvrir de nouvelles perspectives, souvent dans la conclusion d'administrations séparées, l'héritage de Roger Louis, encore si peu exploité, s'impose plus que jamais pour éviter des illusions.

 

[Joffre Dumazedier, in © Le Monde, juillet 1982]

 


 

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