Parmi les grandes ambitions mitterrandiennes, on a malheureusement oublié la superbe prétention affichée pour la France de dominer le monde de l'informatique. Mais qui se souvient encore de l'incroyable gâchis matériel et humain que constituèrent, autour de la création d'un éphémère "Centre Mondial [sic] de l'Informatique", les très nombreuses actions fortement médiatisées, comme les "Volontaires pour la Formation Informatique", le Plan "Informatique pour Tous", ou encore les armoires des écoles bourrées jusqu'à la gueule de TO7-Thomson inopérants ?].

 

 

En 1981, par opposition au technocratique et régalien concept de télématique promu par le rapport Nora-Minc à l'intention du président Valéry Giscard d'Estaing, François Mitterrand, impressionné m'avait-on dit, par Le Défi informatique, décida de fonder un Institut mondial pour l'informatique. Je refusai de diriger cet organisme, dont les finalités me paraissaient utopiques et démagogiques. En définitive, ce fut Jean-Jacques Servan-Schreiber qui en prit la présidence et Nicholas Negroponte, du MIT, la direction générale, l'un et l'autre entourés par des personnalités pittoresques et politiquement correctes du tiers-monde. La mission de l'Institut, destiné d'après ses dirigeants à devenir en cinq ans le pivot mondial de la recherche, était aussi ambitieuse qu'exaltante. Negroponte, ne faisant pas dans la dentelle, annonça qu'en l'espace de deux ans un ordinateur grand comme un livre, pesant 500 grammes et coûtant 300 F, ferait reculer la misère et la maladie dans le monde. Comment cela ? Le plus simplement du monde. Cet ordinateur pouvait parler et comprendre tous les dialectes de la planète : point besoin de clavier pour lui décrire le symptôme de telle maladie tropicale ou la panne d'un tracteur, la parole suffisait. La machine établirait aussitôt le diagnostic de la maladie ou de la panne et préconiserait au médecin coopérant du Ghana la spécialité indiquée, au paysan du Gange la liste des pièces à commander et la manière de les substituer aux pièces défectueuses. Ainsi, plus de maladies, plus de famine.

Je me souviens encore de l'hilarité qui me saisit quand, dans l'avion qui m'emmenait vers la Wharton School, je lus l'interview de Negroponte et le rapport au Président de la République. Mes collègues de l'université de Pennsylvanie, où j'enseignais alors, crurent à un canular. Plus tard j'invitai à Paris le directeur du département "Social Sciences Systems" dont je dépendais, le célèbre Hazan Ozbekhan. Nous rendîmes visite à Negroponte. Dans les luxueux bureaux de l'avenue Matignon, des gosses jouaient avec des Apple. Negroponte nous écouta avec le regard doux du fanatique et fut sourd à tout argument de bon sens. Il était investi d'une mission. Hazan sortit en secouant la tête :

"Le pauvre, murmura-t-il, dans quel guêpier s'est-il fourré ! Il y a de quoi démolir la carrière scientifique la mieux établie. L'Institut ne survivra pas deux ans".

En effet, celui-ci sombra, après avoir englouti des milliards de francs sans avoir produit la moindre réalisation. En revanche, Negroponte, qui réintégra le MIT, continue à faire des prédictions prises très au sérieux sur l'"homme numérique" !

© François de Closets & Bruno Lussato, in L'imposture informatique, Fayard, 2000, pp. 210-213

 


 

 

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