Parodiant la fameuse interpellation de Guy Mollet, Jean Dutourd nous offrait, en 1985, une savoureuse - et souriante - leçon de politique. Trente ans plus tard, elle est tout autant d'actualité... Sauf que les scores de Le Pen ont largement doublé... Brûlante actualité, dis-je, lorsqu'on songe au dénommé Manuel Valls qui, en ce moment (mi-octobre 2015) se dit "inquiet" de la montée du FN (à propos des Régionales) : quand on veut bien se souvenir que c'est le P.S. qui a "créé" Le Pen, on n'a aucune peine à juger le chef du gouvernement comme sacré faux-cul et authentique petit trou du cul (encore une parole de De Gaulle, merci Morano !).

 

"L'opposition dit que le gouvernement socialiste a tout raté. Ce n'est pas vrai. Il a réussi quelque chose que la droite, en vingt-trois ans de pouvoir, n'était pas parvenue à faire : donner une existence politique à M. Le Pen et au Front national".

 

 

 

LA FILLE DE MINOS ET DE PASIPHAÉ

 

Pour une fois que la télévision nous offre un programme amusant, on aurait tort de bouder. Je n'aurais pas manqué pour un empire "L'Heure de vérité" de M. Le Pen mardi soir. Il s'est passé ce que j'avais prévu : la télévision socialiste a fait de son mieux pour que M. Le Pen ait un triomphe. J'oserai dire qu'elle y a mis le paquet, et M. Le Pen, à en juger par les réflexions que j'ai entendues le lendemain, n'a pas déçu ses espérances.

Si le Front national ne ramasse pas vingt pour cent des suffrages nationaux aux élections européennes, ce ne sera pas la faute de MM. de Virieu, Duroy et Jean-Louis Servan-Schreiber. Pour continuer les métaphores populaires, ils lui ont servi la soupe comme il est rare qu'on la serve.

Tout d'ailleurs a concouru au succès de M. Le Pen, à commencer par les cris et les oppositions qu'a suscités son passage à Antenne 2. On ne voulait pas qu'il fût entendu, et ensuite on a capitulé. Double bénéfice pour lui : non seulement il a parlé, mais encore il passe pour un martyr de la liberté de parole.

La petite réunion sur le plateau puait le guet-apens à plein nez. Je ne sais qui conseille M. Servan-Schreiber, mais il le conseille bien mal. Son air sinistre, son interrogatoire de juge d'instruction, ses vieux rapports de police, tout cela a fait le plus mauvais effet. M. Le Pen, rond, jovial, s'indignant de temps à autre, mais souriant le plus souvent, jouait sur le velours en face de cette triste figure.

Où M. Le Pen a touché au sublime, c'est quand il s'est levé et a observé une minute de silence pour les morts du goulag. Ah ! que j'ai souffert pour le pauvre M. Duroy, assis, ne trouvant rien de mieux que de continuer à poser ses petites questions qui tombaient dans le vide. Pendant un instant, il a eu un regard égaré, que la caméra implacable n'a laissé ignorer à personne.

Pour attirer les spectateurs sur les autres chaînes, la télévision avait mis les petits plats dans les grands : un film à chacune. Hélas ! c'était deux navets. Quinze millions de gens ont regardé M. Le Pen, l'ont trouvé homme de bon sens, plutôt sympathique, assez modéré finalement.

L'opposition dit que le gouvernement socialiste a tout raté. Ce n'est pas vrai. Il a réussi quelque chose que la droite, en vingt-trois ans de pouvoir, n'était pas parvenue à faire : donner une existence politique à M. Le Pen et au Front national.

Pendant toute l'émission, un vers célèbre de Racine me trottait par la tête : "La fille de Minos et Pasiphaé ..." Je songeais en le parodiant que M. Le Pen était vraiment le fils de Mitterrand et de Georges Marchais. [pp. 57-58, février 1984]

 

 

LE LANGAGE, AUSSI IMPORTANT EN POLITIQUE QU'EN LITTÉRATURE

 

Depuis qu'il est passé à la télévision, je n'entends parler que de M. Le Pen. Huit personnes sur dix m'expliquent avec gravité que le gouvernement socialiste s'ingénie à lui faire de la réclame, à le gonfler, afin que les électeurs du RPR et de l'UDF votent pour le Front national, affaiblissant ainsi les deux grands partis de l'opposition. Les bonnes gens voient du machiavélisme partout. Or, il n'y en a nulle part. Les hommes politiques sont bien trop talonnés par la nécessité pour qu'il leur reste du temps pour combiner des intrigues, machiner des faux-semblants, jouer un ennemi contre un autre. Je ne crois pas le gouvernement actuel, composé principalement de têtes de linotte, capable d'exécuter des manœuvres aussi profondes, ni même de les concevoir.

Les cris d'horreur de la gauche dès que M. Le Pen se manifeste sont authentiques. Exagérés, sans doute, mais sincères. M. Le Pen la hérisse. Elle lui jette son aversion au visage en toute ingénuité : il est Hitler, Mussolini, Franco en une seule personne, soyons vigilants, faisons bonne garde ! Empêchons le hideux poussin de devenir un gigantesque oiseau de proie ; ces choses-là arrivent sans qu'on sache comment : un beau jour, on se retrouve avec l'incendie du Reichstag sur les bras et le parti nazi au pouvoir.

Comparer M. Le Pen à Hitler, plus encore qu'excessif, me paraît inadéquat. Pour une raison évidente : à savoir que le présent n'est pas le passé. Mais comment empêcher les gens de retarder de cinquante ans, comment leur faire comprendre que le monde n'est plus le même, que les cartes ont été redistribuées ? Évoquer le IIIe Reich et l'Italie du Duce, nous mettre en garde contre une résurgence possible de ces abominations, c'est partir en guerre contre des fantômes.

Il y a cinquante ans, le grand danger de l'Europe était le fascisme. Aujourd'hui le fascisme est mort et enterré. Si l'on en relève quelques traces par-ci par-là, ce n'est que l'impuissante nostalgie d'une espèce disparue. Les périls de 1984 ne sont pas ceux de 1934. Tout le monde sait parfaitement où ils se trouvent. Tout le monde sait où sont les camps de concentration, la police politique, l'antisémitisme, le militarisme, l'esprit de conquête, et qui les exploite.

Il se peut que M. Le Pen ait l'ambition d'être Adolf ou Benito, mais comment y parviendrait-il ? Je ne vois nulle puissance voisine susceptible de le financer, nul courant politique ou idéologique international qui le porte. D'ailleurs, l'étiquette d'"extrême droite" qu'on lui met sur le dos (et qu'il revendique) est antinomique du fascisme, lequel est plutôt un phénomène de gauche, un paroxysme de la démocratie. Les fascismes que nous avons connus étaient des socialismes autoritaires. M. Le Pen est un bon réac ; la Sociale n'est pas son fait. Il réclame le retour à des valeurs et à des situations traditionnelles. Il n'a pas de programme. Il n'a que des sentiments. C'est de là que vient son succès. Les partis ont tort de dauber sur son indigence d'idées. Eux n'en ont que trop, des idées, et les électeurs se sont bien aperçus que ce n'est pas avec des idées que l'on gouverne, que l'on fait la tranquillité et la prospérité du pays. Il y faut autre chose. Quoi ? Ce qui ne se trouve dans aucun programme, justement : l'énergie, le caractère, le bon sens, le courage d'assumer des responsabilités graves, le désir de mettre de l'ordre dans la cité à n'importe quel prix.

M. Le Pen et ses candidats, lorsqu'ils s'adressent au peuple, ont un grand avantage sur les partis de la majorité et de l'opposition: n'ayant aucune philosophie, ils ne peuvent pas se cacher derrière elle. Ainsi le peuple a l'impression - grisante nouveauté - de se trouver non en présence de fonctionnaires qui lui rabâchent des arguments et des raisonnements qu'il a déjà ingurgités mille fois, mais en face d'hommes pareils à lui, s'exprimant dans son langage, l'entretenant de ce qui l'inquiète ou le tracasse, expliquant que tout peut s'arranger à condition qu'on voie la situation telle qu'elle est et qu'on s'attaque à elle brutalement.

Le langage est aussi important en politique qu'en littérature. Depuis quarante ans, les partis parlent en clichés. Les clichés sont commodes, non pour masquer l'absence de pensée mais l'absence de cœur. Je ne dis pas que M. Le Pen et ses amis aient plus de cœur que les autres, mais ils ont le privilège d'ignorer la "langue de bois" des politiciens. Ils n'ont pas appris cet idiome si particulier. Leurs phrases, leurs mots ressemblent à ceux que nous employons entre nous. Leur public les comprend tout de suite. Il n'a pas besoin de décoder leurs propos, ce qu'il est obligé de faire avec les politiciens officiels, travail décevant, car, le décodage terminé, il constate qu'on ne lui a rien apporté de nouveau ou de réconfortant.

Les virtuoses de la langue de bois étant les communistes, c'est chez eux que M. Le Pen racole le plus d'électeurs. Il n'y a rien là, du reste, que de naturel : les extrêmes vont aux extrêmes. Sans compter que le Front national en appelle surtout aux petites gens, qui sont plus désarmés devant les abus ou les dangers que les riches, et le PC est le parti des petites gens. L'opposition a moins à craindre des fuites à droite, ne serait-ce que parce qu'elle est l'opposition, qu'elle est soudée par deux ans et demi de guerre politique et la perspective d'une victoire assez proche. Je souhaite que M. Montand ne se formalise pas si je hasarde que, d'une certaine façon, il offre aux Français un pareil sujet de satisfaction que M. Le Pen. Ils ne disent pas la même chose l'un et l'autre, bien sûr, et je vois aussi bien que n'importe qui la distance qui les sépare, mais ils ont en commun ce qui attire les gens d'aujourd'hui : ils parlent comme l'homme de la rue. Leurs paroles touchent directement les cœurs. Il est quand même révélateur que les seules personnalités nouvelles dans notre paysage politique si connu soient ces deux-là. D'ailleurs, leurs ennemis sont les mêmes. [pp. 62-65, février 1984]

 

 

LES 11 % DE LE PEN OU LA DROITE ENSORCELÉE

 

Il serait temps que l'opposition adoptât une attitude raisonnable à l'égard de M. Le Pen. Celui-ci est un cadeau que lui a fait la gauche. Lorsqu'on reçoit un cadeau, la moindre politesse consiste à remercier, même si l'objet est embarrassant.

L'opposition non seulement ne remercie pas, mais encore elle fait la moue, elle prend des airs effarouchés. Elle dit: "Où vais-je mettre ce machin qui jurera au milieu de mon salon ? Il n'est pas possible d'avoir un Le Pen chez soi. Ça fait vulgaire. D'ailleurs la gauche, qui est infaillible en matière de décoration, ne cesse de me le répéter".

Je pensais qu'après trois ans de régime socialo-communiste la droite n'était plus ensorcelée. Visiblement elle l'est encore. Elle est toujours pleine de révérence pour les lubies de la gauche, toujours intimidée, toujours incapable de juger par elle-même. Pour qu'elle approuve quelqu'un ou quelque chose, il faut que la gauche l'ait d'abord approuvé. Elle craindrait, sinon, de ne pas paraître chic, moderne, jeune, progressiste, dans le vent.

L'affaire Le Pen est des plus instructive. Avant que la gauche n'accédât au pouvoir, M. Le Pen représentait peu de chose dans la vie politique française. Personne ne ressentait le besoin d'un parti tel que le Front national. Puis le gouvernement socialiste en a tant fait que, par réaction (c'est le mot qui convient), un certain nombre d'électeurs se sont portés violemment à droite. Leur raisonnement était quelque chose comme ceci : "Plus on est à gauche, plus ça va mal. Donc plus on sera à droite, mieux cela ira".

La gauche, en l'occurrence, n'a pas manqué de montrer son inconséquence. Elle pousse des gémissements lamentables devant M. Le Pen qui est son œuvre. Elle crie au fascisme, au nazisme ; M. Le Pen est un mélange d'Hitler, de Mussolini, de Pinochet, de Franco; il est raciste et antisémite, il est un "poison", etc. Pure rhétorique que tout cela, et rhétorique idiote, car plus on proclame que M. Le Pen est extrémiste et féroce, plus on lui fait de réclame ; et plus on envoie de gros bras perturber ses réunions ou faire sauter ses locaux, plus on lui donne de consistance. Mais la gauche, comme nous savons, n'est pas à une sottise près.

Je comprends que l'opposition soit de mauvaise humeur contre M. Le Pen, qui lui a volé quelques électeurs (pas plus qu'il n'en a volé à la gauche, du reste), mais elle devrait surmonter cette contrariété et tâcher de comprendre pourquoi quelques brebis l'ont quittée le 17 juin dernier. C'est peut-être parce que M. Le Pen leur disait des paroles qu'elles attendaient et qu'on n'osait pas prononcer, par élégance ou par pudeur.

M. Le Pen n'est pas Hitler, et le Front national n'est pas le parti nazi. Ce n'est rien d'autre que la vieille droite "ratapoil" comme la qualifie un de mes correspondants, homme de bon sens qui se désole parce que l'opposition "donne tête baissée dans le panneau tendu par la gauche". En condamnant bruyamment M. Le Pen, au nom de la morale imposée par les Jospin, Poperen, Lajoinie et consorts, dit-il, "la droite officielle et le centre droit le poussent à devenir ce que certains de ses supporters sont peut-être mais qu'il n'était pas lui-même". Cette analyse me semble juste.

Il est dangereux de faire d'un homme et de son parti une caste de parias et d'intouchables, surtout en France où l'on a volontiers l'esprit de contradiction : cela lui confère un air de jeunesse, une apparence d'énergie, et lui amène quantité d'adhérents.

Ce qui devrait rassurer un peu, quand même, c'est l'obstination de M. Le Pen à se proclamer de droite. Dans le monde moderne, ce n'est pas la droite qui est dangereuse ; ce n'est pas elle qui tient esclave la moitié de la planète. Nous savons bien, malgré notre hypocrisie, où est le vrai danger. Mais cette hypocrisie scelle les bouches. Je n'ai entendu aucun membre de l'opposition déclarer qu'il est moins dangereux de s'allier avec le petit Front national qu'avec le parti communiste, prolongement d'une puissance étrangère formidable par son armée, son idéologie, ses espions et sa police.

M. Le Pen est tout seul ou quasiment avec ses onze pour cent d'électeurs français au milieu d'une Europe libérale, socialisante et mollassonne. En France même, hormis ses partisans et la sympathie d'un secteur de l'opinion, il n'a que des adversaires qui se voilent la face sitôt qu'on prononce son nom.

Il ne suit nullement de ces considérations que j'aie voté pour M. Le Pen et ses candidats. Je désire seulement que la droite renonce enfin à être snob. Personne ne veut plus de la gauche en France. Nul ne peut l'endurer davantage. On n'attend que l'heure légale pour la mettre à la porte. Ce n'est pas le moment de la singer. [pp. 159-162, juin 1984]

 

 

© Jean Dutourd, in La gauche la plus bête du monde, Flammarion, 1985.

 

 


 

 

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