Il peut paraître surprenant de tirer d'un livre sulfureux - et particulièrement honteux pour l'État PS - un passage de douceur et de gratitude. Mais en ce jour de fête des mères, il ne m'a pas semblé déplacé d'extraire de ce livre - dont la lecture est salutaire à tout être épris de l'idée de démocratie - ce texte dans lequel Antoine Gaudino, un inspecteur de police révoqué pour avoir voulu faire son métier, explique d'où il vient et à qui il doit ce qu'il est. De plus, il m'a semblé lire ce texte comme un hommage discret à une mère trop tôt disparue, blessure inguérissable dans le cœur de l'homme demeuré, quelque part, enfant inconsolable

 

 

[...] Chacun se construit avec plus ou moins de réussite. L'éducation peut se faire à l'école, à la maison ou dans la rue, souvent dans les trois lieux simultanément. Je n'ai pas eu cette chance. À huit ans, je n'avais connu que la pension. Je suis né et j'ai vécu jusqu'à l'âge de seize ans au Maroc, à Casablanca. Ma mère est morte alors qu'elle n'avait que vingt-quatre ans. Ma sœur en avait alors cinq et moi deux. Dans l'impossibilité de nous garder avec lui, mon père nous a placés dans un orphelinat. Je fus donc d'abord l'élève des sœurs avant de rejoindre une institution laïque. Dans de tels cadres, seul l'imaginaire peut, plus ou moins, pallier le besoin d'amour maternel. Je me suis créé un système de référence personnel qui fonctionnait à ma convenance. La mère qui hantait ma tête d'enfant était dotée de toutes les qualités : beauté, intelligence, bonté. Avec le recul, il m'apparaît que j'ai été victime de ce mythe. Pour plaire à cette mère vénérée dont on me disait que, du ciel, elle ne cessait de veiller sur moi, je n'avais d'autre choix que d'être exemplaire. Tel était le prix de son amour.

Être exemplaire ne pouvait signifier concrètement que respecter scrupuleusement le code que m'inculquaient les religieuses. Elles ont tracé la première frontière entre le bien et le mal, l'autorisé et l'interdit. Cette distinction m'a permis de me situer et de savoir comment agir pour que ma mère soit fière de moi. Rien, dans de telles conditions, n'est plus exigeant que la conscience. Je me souviens, par exemple, qu'avec un groupe de camarades âgés comme moi d'une dizaine d'années, nous nous étions glissés, un après-midi, dans une classe vide. Après avoir joué au professeur, vint l'heure du chahut et, progressivement, du vandalisme. Nous quittâmes un local aux murs maculés d'encre. Aucun d'entre nous n'imaginait que, le lendemain, la police serait sur place et ouvrirait une enquête. Après une nuit d'insomnie, je décidais de me dénoncer. En dépit des exhortations du directeur, je refusais toutefois de nommer les autres garnements. Je fus condamné à nettoyer les dégâts durant les jours de congés. C'est ce spectacle qui décida mes camarades à se dénoncer à leur tour.

Mon rapport au remords a toujours été d'autant plus vif que j'étais seul comptable de mes fautes face à une mère idéale. Que de nuits, seul dans l'ombre du dortoir, je me suis glissé hors des draps pour m'agenouiller au pied du lit afin de punir tel ou tel manquement à mes yeux digne d'être châtié.

Ces années d'enfance n'ont pas été malheureuses. Les chères et douces sœurs savaient dispenser amour et tendresse, et elles m'avaient montré comment rendre heureuse cette mère attentive. Je collectionnais en conséquence les bonnes notes, surtout en morale puis en civisme. Et, à l'église, en parfait enfant de chœur, je maniais l'encensoir sans faiblir dès 7 heures le matin. Si cet exercice ne m'a guère ancré dans la religion, il m'a certainement rapproché des hommes. De cette éducation en milieu fermé, j'ai conservé ce que certains peuvent peut-être percevoir comme des rigidités. Il est vrai qu'un strict code moral a réglé mon enfance. Je m'y suis toujours agrippé, comme à des racines.

Mes références morales pouvaient être complexes. Lors de vacances dans la ferme du grand-père, je n'hésitais pas à voler un peu d'argent pour le redistribuer aux ouvriers agricoles dont les "nouala", ces huttes de paille et de boue, heurtaient mon sens de la justice. Les villageois qui venaient faire moudre leur grain ou acheter de la chaux déposaient les billets dans des paniers que mon grand-père rangeait ensuite dans son bureau. Prélever quelques coupures était non seulement facile, mais pratiquement indécelable. Mon grand-père n'était guère lésé, mais je ne pouvais prétendre combler l'abîme qui séparait notre mode de vie d'Européens de celui des indigènes.

Et pourtant, j'étais bien loin de me situer au nombre de ces prospères familles de colons. Ayant trouvé une nouvelle compagne, elle-même en charge de deux enfants, mon père put nous reprendre. Nous vécûmes à six, puis à huit avec mes demi-frères, dans deux pièces : nous dormions à trois sur le même matelas. Après s'être vainement essayé à l'agriculture sur une exploitation trop peu rentable, mon père s'était lancé dans le taxi. Dans cette branche, il existait au Maroc les "grands" et les "petits". Il se rangeait, bien sûr, dans la seconde catégorie. Sa compagne était ouvreuse dans un cinéma. Et juive. Nous vivions donc au rythme de deux calendriers, le juif et le chrétien, additionnant les fêtes des uns et des autres. Le soir, nous nous retrouvions seuls entre nous, nos parents étant mobilisés par leur travail. Sous la lointaine supervision d'une voisine, nous nous autogérions. D'où, là encore, la nécessité de respecter un code de valeurs et de compenser l'absence de richesses matérielles par un sens aigu de la solidarité. Il nous était, dès lors, plus facile d'accepter avec philosophie nos conditions de vie.

Au cours de ces années, j'ai eu la chance de voir des enseignants modèles qui vivaient leur profession comme un sacerdoce. En les observant, j'ai compris que pour réussir dans une profession, quelle qu'elle soit, il convenait de s'y donner totalement, de s'y impliquer en son âme et conscience. Ces enseignants du modèle de la IIIe République étaient exigeants, c'est vrai, pour nous comme pour eux-mêmes. Toute l'intelligence de leur démarche consistait justement à nous entraîner sur la voie qu'ils avaient personnellement choisie. Ce qui comptait à leurs yeux, c'était de chercher plus que de trouver. Avec le temps, j'ai seulement constaté que le champ des questions ne cesse de s'élargir tandis que se limite celui des réponses.

En 1956, le Maroc accéda à l'indépendance. L'événement m'a laissé alors perplexe. Il m'était toujours paru évident que nous étions chez les Marocains bien plus que chez nous. Pourquoi avait-il fallu tant de morts pour le reconnaître ? Je réalisais que des hommes peuvent sacrifier leur vie et celle de leurs semblables pour des idées. À l'époque, j'étais encore de nationalité italienne. Comment quitter le Maroc ? Je n'avais pas le premier sou pour gagner l'Europe. Seul de la famille, j'ai opté pour la France et, à seize ans, je me suis engagé. Sur les conseils d'un oncle, j'ai choisi la Marine. J'ai mené à bien toutes les démarches, ne laissant à mon père que le soin de signer le dossier. Le problème de mon rapatriement était ainsi réglé. L'armée allait s'en charger. J'ai découvert la France en débarquant sur les quais de la Joliette, à Marseille, un jour de septembre 1960. Pendant dix-sept ans, j'ai servi dans l'aéronautique navale. Les bases se sont succédé : Saint-Mandrier, Rochefort-sur-Mer, Nîmes-Garons. La Marine a complété mon éducation. Elle m'a donné l'encadrement et la discipline qui me sont de nécessaires références. Outre l'acquisition d'une spécialisation dans l'électronique, elle m'a inculqué le sens des responsabilités, de l'organisation et de l'efficacité dans le travail. J'ai continué à être celui qui dit, sinon le droit, du moins ce qui ne va pas. Je me souviens qu'un midi, au mess de la base de Nîmes-Garons, j'étais intervenu parce qu'à ma table, les langues de bœuf qui avaient été servies affichaient une couleur verdâtre des plus inquiétante. Faute d'obtenir satisfaction du personnel de salle, je me rendis en cuisine pour dire au chef que la langue qui nous avait été offerte était avariée. Il protesta mais annonça des steaks. Nous attendîmes. Quelle ne fut pas la stupeur de notre table de huit de voir arriver... 300 steaks. Le chef avait cru que je parlais au nom de tout le mess, mais les autres avaient mangé leur langue sans murmurer.

Si je n'ai pas oublié cet incident c'est qu'il frôla le drame. Le soir même j'étais convoqué par le commissaire, c'est-à-dire l'intendant de la base, pour m'entendre notifier une procédure disciplinaire pour rébellion et gâchis. À la clé, un mois de prison. Nous nagions décidément en pleine affaire de mauvaises langues. Le dossier remonta jusqu'au commandant et le conseil d'état-major accepta de retenir ma version, celle du malentendu. Il m'arrive parfois de songer que, par une sorte de fatalité, dès que je me saisis d'un dossier il prend des proportions inattendues. Au moins la hiérarchie militaire savait-elle écouter avant de condamner.

Cette carrière dans l'aéronautique m'a aussi enseigné que le couple confiance-conscience professionnelle est indissociable, La sécurité d'un équipage à bord d'un avion ne peut se satisfaire de l'à-peu-près. Le contrôle du matériel et de l'appareil doivent être rigoureux. Le technicien au sol décide de la vie de l'équipage qui lui fait confiance. Il m'est toujours apparu qu'il doit en aller de même pour les institutions. Elles ne peuvent mériter la confiance des citoyens que si elles bénéficient de la conscience professionnelle de tous ceux qui ont leur fonctionnement en charge. Une justice qui ne serait pas exigeante avec elle-même ne pourrait être respectée par les justiciables. Et faut-il insister sur la rigueur dont tout policier doit faire montre ?

Dès mon entrée dans la Marine, j'ai commencé à songer à ma sortie et à la préparer. Devenu adulte, je souhaitais connaître de nouveaux univers. Durant six ans, j'ai activement préparé ma reconversion en suivant, à Nîmes, des cours du soir au Conservatoire national des Arts et Métiers. C'est là que le virus de l'économie m'a saisi.

En 1977, j'ai quitté la Marine avec le grade de maître-principal, mais surtout avec un DES d'économie en poche. Je pouvais avoir accès à un des " emplois réservés " qui - vieille faveur d'après-guerre - permet aux militaires, sous certaines conditions, de se recycler dans des administrations civiles. La police me séduisait mais je conservais des événements de mai et juin 1968 un certain scepticisme sur son efficacité. Je me suis donc laissé tenter par un petit tour dans le privé, d'autant que la Marine m'offrait un an de stage. Recruté par une entreprise de nettoyage industriel, effaré par la pagaille qui y régnait, je proposais de mettre un peu d'ordre dans les procédures. Ma proposition est acceptée avec enthousiasme par le PDG. Il me connaît bien superficiellement.

Appliqué et consciencieux, je ne tarde pas à découvrir des pratiques de sur-facturation dont, à l'évidence, mes employeurs sont les bénéficiaires à titre personnel. Après avoir hésité, je choisis de me taire et de partir. Ordre pour ordre, respect des règles pour respect des règles, autant opter pour la police. Et puis, même si cette administration n'est pas sans défaut, autant la réformer de l'intérieur.

Le test d'entrée est, pour moi, une simple formalité. Interrogé sur la loi Royer limitant l'implantation des grandes surfaces commerciales, je développe sans difficulté les grands axes du texte. Ce que je découvre en revanche avec surprise, c'est la méthode d'interrogation. Si trois commissaires interrogateurs me font face, trois autres se sont placés dans mon dos. Il existe à l'évidence un style propre à la police.

Entrer dans cette administration ne représente pas, pour moi, un simple choix de carrière. J'opte d'abord pour un monde qui me paraît clair et net, celui des gardiens de la loi. Aussi ringard ou déplacé que cela puisse paraître, il est vrai que j'ai placé dans cette profession ma quête d'absolu. Je vais pouvoir satisfaire à la fois mon intérêt pour la société et mon goût pour la fonction publique. Devant l'éventail des spécialités, je me suis tout naturellement dirigé vers les affaires financières, une branche peu prisée à l'époque.

La délinquance financière, dite en col blanc, ne peut laisser indifférent. Les coups ainsi portés à la société sont souvent graves et coûteux. Le rapport profit sur risque, nettement plus favorable que celui du braqueur moyen, attire les supermalins. Se mesurer à eux constitue une réelle motivation intellectuelle et professionnelle. Dans sa traque, le policier n'est pas démuni. La constance est récompensée, car les traces de l'argent frauduleusement acquis sont plus difficiles à effacer que des empreintes digitales. Al Capone et Gaetan Zampa en ont fait la rude expérience.

 

 

© Antoine Gaudino, L'Enquête impossible, Albin Michel, 1990, pp. 16-22

 

 


 

 

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