"La face cachée du Monde" se trouve désormais exposée sous la lumière crue de la justice. En effet ses auteurs, Pierre Péan et Philippe Cohen, sont depuis quelques jours assignés en justice, de même que la maison d'édition Fayard en la personne de son PDG. Tous sont poursuivis par Le Monde, pour diffamation. La "face visible du Monde" leur réclame (devant le tribunal de grande instance de Paris) un million d'euro de dommages et intérêts. Somme relativement faible, après tout, eu égard à l'incroyable succès que rencontre cet ouvrage - sans doute 500 000 exemplaires vendus, depuis sa sortie, fin février... À faire pâlir d'envie un Prix Goncourt.
Mais on occulte presque partout le fait que ce n'est pas la première fois que "Le Monde" est attaqué. En 1976 par exemple, un brûlot parut, écrit, avec la fougue de ses 45 ans, par un ancien journaliste du quotidien parisien du soir. Les thèses qu'il défendait auraient mérité un plus large examen, une plus grande diffusion. Il est vrai qu'il attaquait son ancien journal sur le plan des idées, non des personnes. Alors, remémorons-nous, à travers deux commentaires de presse, Le Monde tel qu'il est, de Michel Legris (Plon, 1976, 209 pages). Après tout, rien n'a vraiment changé depuis - surtout Le Monde lui-même et ses insinuations moralisantes, fidèle plus que jamais à une ligne éditoriale gauchisante, à l'exaltation des "bons" (les Palestiniens, les "bi", le Tiers Monde - avec le recul, la défense des gens de Pol Pot et de ses Khmers rouges est sidérante), à la stigmatisation des "méchants" (les Israéliens, les hétérosexuels forcément beaufs, les Amerloques). Rien de nouveau sous le soleil

 

"LE MONDE" À L'ENVERS

 

"Le Monde" est-il gagné au gauchisme ? Un livre l'affirme. Écrit par un ancien collaborateur du journal.

On assiste depuis quelque temps en France à l'apparition d'un nouveau malaise, faisant suite à ceux de l'armée, de la justice, de la police ou des lycéens de sixième, dont "Le Monde" se montre friand mais cette fois il se garde bien d'en parler : il s'agit du malaise des lecteurs du "Monde".

M. Michel Legris amorce ainsi son livre "Le Monde tel qu'il est". Un pamphlet par le ton, et obéissant à la loi du genre.

Accusation principale : "Le Monde" se livrerait à un abus de confiance envers le public. Feignant de s'en tenir aux principes d'objectivité de son fondateur, M. Hubert Beuve-Méry, il favoriserait en fait une idéologie bien précise.

M. Legris appartint à la rédaction du "Monde" de 1956 à 1972. Il la quitta en faisant jouer la clause de conscience.

Selon M. Legris, l'objectivité de son ancien journal n'est qu'apparente : "On programme de façon délibérée la sélection que le lecteur va être conduit à opérer au sein du flot d'informations qui lui est livré".

Par quels procédés ? D'abord par la mise en page : "Puisqu'un petit encadré attire mieux l'œil qu'un long récit, il suffira de le juxtaposer à ce dernier pour ruiner l'effet des informations qu'il contient".

Ensuite par une certaine rhétorique : "Fausses symétries ; oubli du passé des uns, rappel de celui des autres ; ou, plus commodément encore, brouillamini au terme duquel le lecteur sera trop heureux de se précipiter sur la phrase finale - qui aura le mérite d'être claire et d'assener la conclusion que l'on voulait imposer".

Enfin, on étend sur plusieurs numéros une campagne d'opinion, ce qui, pour chaque numéro pris séparément, sauvegarde l'impression d'équilibre.

M. Legris s'est armé d'une loupe pour décortiquer certains articles.

Le 29 juin 1975, "Le Monde" titre : "Lors d'une enquête au Quartier latin, des inconnus tuent deux inspecteurs et blessent un commissaire. Il s'agirait de "terroristes" sud-américains".

M. Legris commente : "À quoi riment les guillemets qui encadrent le mot "terroristes" ? Sont-ils là pour indiquer que la certitude qu'on a affaire à des terroristes n'est pas établie ? Le conditionnel y suffit. Alors que signifient-ils, sinon qu'il s'agit de terroristes à part : non parce qu'ils sont sud-américains, mais parce qu'ils se livrent à un terrorisme qui ne doit pas hâtivement entraîner une appréciation péjorative ? Le reste de l'article laisse supposer qu'ils sont des révolutionnaires... "

Le 3 juillet 1975, "Le Monde" publie un billet commençant en ces termes : "Alexandre Soljénitsyne regrette que l'Occident ait soutenu l'URSS contre l'Allemagne nazie lors du dernier conflit mondial. Il n'est pas le seul : avant lui des Occidentaux comme Pierre Laval avaient pensé de même, et des gens comme Doriot et Déat accueillaient les nazis en libérateurs..."

Observation de M. Legris : "Ce commentaire ne repose sur rien sinon sur la déformation d'un discours tenu par le prix Nobel devant des syndicalistes américains".

Le 10 mai 1975, "Le Monde", - dont l'envoyé spécial à Phnom Penh, M. Patrice de Beer, avait expédié le 17 avril une dépêche commençant par "La ville est libérée" - rend compte de l'exode de la population de Phnom Penh, contrainte par les Khmers rouges d'évacuer entièrement la ville. Il écrit : "Parmi les événements que nous n'avons pas compris, il y a eu l'évacuation totale des hôpitaux (...). Combien de ceux partis sur un lit à roulettes ou sur un brancard sont morts en route ? Mais aussi combien seraient morts de toute façon dans la pourriture ?"

Commentaire de M. Legris : "On ne sait ce qu'on doit admirer le plus entre le suave "nous n'avons pas compris" et le "de toute façon" qui atténue l'atrocité de l'évacuation puisque ceux qui sont morts en route seraient morts "de toute façon".

La thèse de M. Legris est simple. Il y eut d'abord "Le Monde" dirigé par M. Hubert Beuve-Méry : un journal politiquement orienté à gauche, mais loyal, ayant une haute idée de sa mission et sachant séparer l'information de son commentaire. Puis, en 1969, M. Jacques Fauvet prenait la direction du journal, qui passait "des mains d'un homme de caractère à celles d'un homme de compromis".

Cruel envers M. Fauvet, M. Legris ne lui attribue cependant pas la responsabilité exclusive du "gauchissement" du journal. Il met en cause l'ensemble de sa rédaction.

Le vrai problème serait en effet la progressive imprégnation du "Monde", à partir de la crise de 1968, par un "noyau diffus" de jeunes journalistes. Documents à l'appui, M. Legris fait état d'incidents survenus à l'intérieur du journal, de 1970 à 1972, entre les "rédacteurs de base" gauchistes et la direction. M. Fauvet aurait toléré l'évolution vers le sectarisme parce qu'elle permettait un élargissement de la diffusion du journal, notamment en milieu estudiantin ou "demi- instruit".

"Le Monde" est un journal qui a marqué son temps, conclut M. Legris. "Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Un journal qui a fait son temps".

M. Beuve-Méry, que M. Legris admire et dont il reconnaît la foncière honnêteté, a contresigné le communiqué du 24 mars par lequel la direction du "Monde" qualifie le livre d'entreprise diffamatoire : "Un nouvel aliment à la campagne permanente menée dans certains milieux pour discréditer un journal dont l'indépendance, aujourd'hui comme hier, ne fait évidemment pas l'affaire de tous".

M. Beuve-Méry, dit-on, avait été également sollicité pour rédiger la critique du livre de M. Legris. Il aurait refusé.

 

 

© Article publié dans Valeurs actuelles du 29 mars 1976, pp. 35-36

 

 

"LE MONDE" TEL QU'IL EST

 

Les journalistes n'aiment pas laver leur linge sale en public. En quoi ils ressemblent à la plupart des autres corporations, enseignants et hommes politiques inclus. En dépit de leurs querelles, ils se réservent volontiers les uns aux autres un traitement de faveur. "Le Monde" jouit à leurs yeux d'un prestige unique : créé au lendemain de la Libération, il continue d'appartenir à ceux qui le rédigent ; il ignore les problèmes, toujours posés et jamais résolus, du rapport entre le capital et la rédaction. Pierre Brisson qui, en 1944, ne voulut pas déposséder les propriétaires du "Figaro" adopta une formule ambiguë, valable pour vingt ans, que sa mort, puis les difficultés financières remirent en question.

"Le Monde", grâce à son succès commercial, consolida son indépendance. Détenteur d'un quasi-monopole à certains égards - articles longs, dossiers à l'usage des étudiants, tribunes libres, prises de position des parlementaires - il exerce sur la vie du pays une influence difficile à mesurer mais impossible à méconnaître. Les journalistes du "Monde", quelles que soient leurs divergences, font bloc dès que leur journal est critiqué ; bien plus, ils font bloc dès que l'un d'eux est critiqué. Mettre en doute les mérites de Claude Julien ou ceux de Jacques Fauvet, c'est attaquer le journal lui-même. Or attaquer le journal c'est commettre, semble-t-il, un crime de lèse-majesté.

Un ancien journaliste du "Monde" (que je ne connais pas), vient de publier un petit livre qu'il appelle lui-même pamphlet contre le journal. Quel scandale ! Le fondateur, Hubert Beuve-Méry ; le directeur, Jacques Fauvet ; le président de la Société des rédacteurs, Jean-Marie Dupont, sans citer le titre du livre et son auteur, font savoir aux lecteurs "leur solidarité profonde" face à la dernière en date des offensives qui ont, depuis sa création, jalonné l'existence du "Monde". À ma connaissance, Michel Legris ne trouva pas sans peine un éditeur. Si, tout au contraire, il n'a pas agi seul, s'il est l'instrument d'une conspiration, les lecteurs auxquels s'adressent avec tant de sollicitude trois personnalités unies dans le culte du "Monde" tel qu'il fut, est et sera, aimeraient en savoir davantage.

"Les injures, elles, n'avilissent que leurs auteurs", lisons-nous. Michel Legris présente son propre livre comme un mélange de pamphlet et de démonstration. Il est à coup sûr désobligeant, pour reprendre une expression dont usait volontiers le général de Gaulle. L'assimiler à un recueil d'injures qui avilissent son auteur, c'est aller dans la polémique beaucoup plus loin que Michel Legris lui-même. Ce que celui-ci écrit, les universitaires qui ont la fortune de n'être ni communistes ni gauchistes, le disent à qui veut l'entendre. Les Israéliens et leurs amis le proclament très haut. Mario Soares pense, dans sa lutte pour la liberté et contre Alvaro Cunhal, qu'il a dû triompher de "l'intoxication" de l'opinion française - et même - européenne par "Le Monde" (je prends des exemples qui, sous une forme ou sous une autre, figurent dans le livre de Legris). En bref, le scandale, si scandale il y a, tient exclusivement à l'écart entre la parole et l'écrit. Des milliers de lecteurs du "Monde" - universitaires, grands fonctionnaires, ministres, journalistes, intellectuels, et qui, n'appartiennent pas tous, loin de là, à la majorité - tiennent des propos que l'on doit qualifier d'injurieux si la mise en doute de l'objectivité du journal, même dans les rubriques d'information, passe pour injurieuse.

Aucune institution de la France n'échappe aujourd'hui à la critique en général, à la critique du "Monde" en particulier. Ni l'Université, ni l'Église, ni l'Armée, ni la Justice ne sont épargnées. Puisque, comme chacun le dit, "Le Monde" est une institution, pourquoi échapperait-il à la critique ? Pourquoi ne devrait-il pas, lui aussi, procéder à un examen de conscience auquel il convie - et sur quel ton - les mandarins de l'Université en 1968, les chefs d'entreprise en permanence et les officiers depuis quelques mois ? Le magistère qu'il s'attribue quotidiennement, d'aucuns le discutent.

Remplaçant ou successeur du Temps, "Le Monde" cumule les avantages ou les servitudes d'un organe quasi officiel et d'un organe d'opposition. Il est l'expression de notre société, et aussi de l'opposition qui en veut une autre. Comment s'étonner que ce double rôle crée maintes fois un malaise chez le lecteur ? Journal engagé qui n'avoue pas son engagement, "Le Monde" devient suspect. Suspect à ceux qui n'approuvent pas son engagement ou qui choisissent un autre engagement ? C'est probablement parmi les adversaires de la coalition socialiste que se recrutent de préférence les anti-"Monde". Mais non pas de manière exclusive. Dès qu'un problème - Université, Israël, Portugal - ne provoque pas l'alignement rituel, majorité au pouvoir contre opposition socialiste-communiste, l'information et les commentaires du journal tombent sous le coup de critiques venant de tous les côtés.

Preuve de sagesse, répondra notre confrère. Ou preuve publique, crie l'adversaire, que les informations et les reportages sont de plus en plus colorés ou biaisés par les engagements, que les procédés typiques dénoncés ici ou là, les fausses comparaisons historiques, les suggestions par petites touches, les insinuations par titres, apparaissent avec évidence au lecteur dès que celui-ci ne partage pas les convictions du journaliste.

Personne ne dénie à Jacques Fauvet, André Fontaine et leurs camarades le droit de prendre parti pour l'opposition socialiste-communiste, pour les Palestiniens contre Israël, pour les révolutionnaires portugais et les soldats de l'An II contre Mario Soares et le parti socialiste. Deux questions ne s'en posent pas moins : l'une concerne l'influence qu'exercent ces prises de position sur la manière dont le journal rapporte les événements ; l'autre porte plus loin : en vue de quelle société, au nom de quelles valeurs, le journal prétend-il à une autorité morale sans pareille ? Imagine-t-il qu'une République dans laquelle Georges Marchais tiendrait le haut du pavé lui témoignerait autant d'indulgence que le général de Gaulle, Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing ? En bref, défend-il encore une société qui rend possible la liberté dont il jouit et dont il tire une juste fierté ?

Ancien collaborateur du "Monde", en procès avec son ex-employeur, Michel Legris s'expose à des injures. Collaborateur régulier d'un journal concurrent, je suis moi aussi d'avance disqualifié. Une seule réponse : qui serait qualifié ? Pour les membres de la classe intellectuelle, il n'existe pas d'adversaire plus redoutable que "Le Monde". Les collaborateurs occasionnels du journal qui viennent de toutes les familles politiques, même s'ils approuvent plus ou moins la sévérité de Michel Legris, auraient reculé devant les conséquences prévisibles du sacrilège.

Bien ou mal, le débat est ouvert. Ni Michel Legris ni moins encore cet article ne prétendent l'épuiser. Aux lecteurs, qu'ils admirent le journal ou le détestent, de le trancher. À quoi ressemble "Le Monde" ? À l'image qu'en offre Michel Legris ? À la haute idée que s'en font ceux qui y travaillent ? Ou reflète-t-il dans ses contradictions l'esprit du temps, celui d'une classe intellectuelle partagée entre des souvenirs de christianisme et des aspirations gauchistes sans autre servitude que le refus de la seule société qui, à notre époque, lui permette d'exister ? Le Figaro du 5 avril 1976

 

 

© Raymond Aron. Article publié dans Le Figaro du lundi 5 avril 1976

 

 

"LE MONDE" tel qu'il est (extrait).

 

 

Leurs délibérations [de ceux qui voyaient, non sans inquiétude, s'effilocher les anciennes valeurs du Monde], il est vrai, ne duraient guère : il leur importait davantage de voir rétablir la conscience au sein du journal que de l'invoquer contre lui […]. L'on voit proliférer les comités qui, sous couvert de démocratie, appellent à tout bout de champ aux plus larges débats : mais comme l'intérêt de ces réunions est souvent inversement proportionnel à leur interminable durée, elles aboutissent à décourager tous ceux qui n'ont qu'un goût modéré pour le bavardage.

Ainsi se trouvent écartées en douceur les individualités susceptibles d'opposer une digue aux flots de démagogie déversés habituellement en ces circonstances.

De plus, dotés de longue date d'une Société des rédacteurs, les vieux journalistes du Monde avaient, par tradition, le respect de la concertation. Ils ne virent dans l'éclosion de comités divers que l'extension d'une habitude acquise depuis des lustres. Cependant, la multiplication de groupes de pression à peine déguisés devait modifier peu à peu le climat et l'état d'esprit au sein de la Société des rédacteurs elle- même.

C'est ainsi que se développa dans l'entreprise un noyau diffus qui, bien qu'il ne constituât pas à proprement parler un parti, joua le rôle d'un catalyseur. Influençant le gros de la rédaction, il put exercer progressivement son action sans véritable contrepoids, car la nouvelle direction laissa faire.

De plus en plus souvent, l'on vit émailler les articles de descriptions et d'interprétations qui, tout en empruntant à la réalité, et même en prétendant la refléter fidèlement, aboutissaient à la déformer si insidieusement que seuls s'en apercevaient ceux qui étaient au courant des faits par d'autres sources.

La direction, même si elle s'aveuglait volontairement ou involontairement sur l'état d'esprit qui inspirait ces distorsions, ne pouvait pas les ignorer tout à fait. Il est plaisant de noter qu'elle s'en indigna ouvertement au moins en une circonstance : le jour où elle en fut la victime.

L'occasion fut fournie par un rapport interne composé à l'issue d'une réunion qui avait rassemblé la totalité de la rédaction à Royaumont en juin 1970. Le soin du compte rendu fut confié à un groupe de ces rédacteurs qui prenaient de plus en plus d'importance dans le journal. Or leur texte provoqua la diffusion par l'un des deux gérants, Jacques Fauvet, d'une lettre circulaire dans laquelle il protestait contre la défiguration tendancieuse de ses propos. Pour parer à l'inconvénient qu'il y avait à dénoncer à travers un texte quasi public la déloyauté des auteurs (des journalistes, dont on ne cessait de vanter l'honnêteté à la clientèle), J. Fauvet usait d'une étrange précaution oratoire : "Aucun de vous ne procéderait ainsi dans l'article le plus banal". Comme si la malhonnêteté intellectuelle, stigmatisée en filigrane par J.F., ne constituait pas, chez ceux qui en sont affectés, un trait de caractère permanent, capable de se manifester aussi bien dans des articles proposés à cinq cent mille acheteurs que dans un "document" à l'usage, si l'on peut dire, intime...

Le mieux est de soumettre à l'appréciation l'essentiel de la lettre de Jacques Fauvet. Elle a le mérite d'amorcer une nomenclature des subterfuges dont use une partie des journalistes de la rédaction du Monde, nomenclature d'autant plus digne de foi qu'elle émane du directeur de la rédaction lui-même. Cette lettre circulaire commençait par les mots "cher ami". Les passages les plus dignes d'attention seront en italique.

" Vous avez reçu en même temps que moi, le compte rendu de la réunion de Royaumont des 6 et 7 juin dernier. (...) ce compte rendu n'a pas été soumis à deux des intervenants, les deux gérants, (...). Mais chacun est libre de ses méthodes et cette lettre n'aurait pas de raison d'être si elle n'avait pas un autre objet.
... Le compte rendu est en effet précédé d'un préambule qui m'a surpris ainsi que Jacques Sauvageot. Des déclarations y sont reproduites entre guillemets sans que l'on précise ni l'auteur, ni la date, ni le contexte. On devine parfois de qui il peut s'agir mais sans certitude.
Aucun de vous ne procèderait ainsi dans l'article plus banal
et c'est pourtant ce qui est fait dans un document qui se veut important . Cela me paraît constituer plus qu'une mauvaise méthode […]"(1).

Mais les mises en garde demeuraient sans écho. Elles étaient le plus souvent accueillies avec un scepticisme dédaigneux, enrobé de propos lénifiants. Les responsables qui cherchaient ainsi à rassurer (et à se rassurer) étaient-ils aveugles ou complices ? Une chose est certaine on assistait chez eux à une progressive démission de l'esprit. Leurs œillères les empêchaient de voir qu'une lassitude commençait parfois à s'emparer des journalistes qui souhaitaient demeurer fidèles à la vocation initiale du journal. Tel se retirait sur l'Aventin d'une rubrique anodine ; tel autre choisissait l'exil d'une correspondance en attendant des jours meilleurs.

Dix-huit mois plus tard, ils verraient combien leur attente était vaine. De concessions en reculs, la dégradation se poursuivit. Un événement vint alors illustrer l'altération intellectuelle et morale du Monde.

Pour le comprendre, il faut savoir que, depuis plusieurs années déjà, le journal était en proie à une frénésie de réorganisation, à une fringale d'organigrammes, Derrière le prétexte invoqué - un meilleur fonctionnement - se dissimulaient bien souvent des intrigues, des ambitions, de sourdes luttes d'influence, Certes, elles sont le lot commun de beaucoup d'entreprises elles révélaient que le Monde, sur ce plan-là déjà, était descendu au niveau le plus ordinaire. Mais au printemps de 1972, un incident prouva que l'esprit de clan conduisait peu à peu au terrorisme intellectuel. Il montra que des jugements aussi sommaires que des exécutions pouvaient frapper quiconque ne se pliait pas ou ne paraissait pas susceptible de se plier à la nouvelle conception de l'information qui était en train de se répandre.

Un journaliste des "informations générales" présent depuis douze ans au journal allait être muté au service étranger, comme il le souhaitait. Mais ce professionnel, d'une solide culture, d'un grand sérieux, d'une grande rigueur dans l'analyse et, du reste, fort estimé, avait des qualités qui, faut-il penser, pouvaient porter ombrage à certains des membres dudit service qui ne les possédaient pas. Ses reportages, ses comptes rendus d'audience, où la scrupuleuse description des faits s'alliait avec la nuance, avaient chiffonné quelques théoriciens, aussi scolaires qu'abstraits, et dont toute la pensée, lorsqu'ils n'en dissimulaient pas le fond, consistait en un manichéisme aussi niais que tortueux.

Une poignée de ces journalistes-là, au sein du service étranger, décida en conséquence qu'il ne saurait être question d'admettre leur confrère parmi eux. Et, à la mi-juin 1972, dix jours avant de prendre ses nouvelles fonctions, celui-ci apprit avec ahurissement qu'il lui fallait y renoncer. Les chefs de service, passablement confus, lui expliquèrent comment certains éléments de la "base" leur avaient fait reproche de ne pas les avoir consultés sur sa nomination, à laquelle ils s'opposaient. Au préalable, ils s'étaient réunis et avaient décidé que l'impétrant était un "réactionnaire", "un fasciste", et même, un "agent de la police !" Rien de moins. Devant ces propos scandaleux, les chefs du service et la direction ne manquèrent pas de se montrer outrés. En foi de quoi la victime attendit une réparation et des excuses.

Que s'ensuivit-il ? Rien. Le directeur du Monde donna une semonce aux "diffamateurs", puis il s'empressa de capituler devant eux en renonçant à la nomination prévue. On tergiversa à n'en plus finir sur les termes des excuses qu'il convenait de lui fournir. On eût dit que l'important était que cette affaire ne laissât pas de trace publique. L'embarras était d'autant plus grand que le comité au cours duquel s'étaient déversées les calomnies s'était tenu en présence du président de la Société des rédacteurs de l'époque. Qu'il n'eût pas élevé de protestation solennelle en face de semblables agissements, comme s'il en était venu à les trouver tout naturels, donnait la mesure de la dégradation invisible de l'âme de la rédaction.

Quant au journaliste indignement sali, lorsque au bout de quelques mois, il obtint les excuses qu'il était légitimement en droit d'attendre, en raison de la gravité des accusations portées contre lui, il décida, écœuré, de quitter le Monde(2).

Au sein de l'équipe, il y eut bien de-ci de-là quelques signes d'embarras. Plus rares furent les signes de remords. Et plus rares encore furent ceux qui perçurent la portée, à terme, de l'incident. Il était confirmé que des diffamateurs, non seulement pouvaient se manifester impunément, mais encore imposer leur autorité au sein de la rédaction du Monde et faire reculer son directeur. Celui-ci a-t-il jamais mesuré les conséquences de son attitude ? S'est-il soucié, au cours des années qui ont suivi, de se demander, si les diffamateurs n'étaient pas également capables de répandre la calomnie et le mensonge dans leurs articles ? Et, du moment qu'ils appartenaient au service étranger, des pays, des États, des partis, des hommes que l'éloignement ou l'ignorance du français empêchaient le plus souvent de répondre et de se défendre, ne risquaient-ils pas d'être exposés à ce genre de procédés ?

Mais le Monde refusa de voir que l'affaire dont avait été victime un de ses collaborateurs pouvait avoir un lien avec son évolution générale. Et, même, qu'elle en marquait la consécration(3).

 

Notes

 

(1) Je résolus de répondre à M. Fauvet et m'adressai au Directeur du Monde en ces termes, le 30 novembre 1970 :
"Le ton de votre lettre du 25 novembre 1970 évoque trop celui de certains lecteurs du Monde dans la correspondance pour laisser insensible. Les doléances qu'elle contient présentent aussi une analogie avec celles qu'une partie de vos collaborateurs, dans le cercle de leurs fréquentations extérieures et dans le feu des conversations, doivent quelquefois subir - avec résignation - puisque leur loyauté envers leurs employeurs leur interdit d'y souscrire, et que leur honnêteté les paralyse dès qu'ils voudraient entreprendre une réfutation.
Par bonheur pour eux, les lecteurs ne formulent pas et ne savent le plus souvent pas exprimer ces reproches avec la même vigueur dans l'analyse que celle dont vous faites preuve à propos du préambule précédant le procès-verbal de la journée de Royaumont. La dimension de votre lettre montre d'ailleurs combien semblable critique de texte exige du temps, de l'attention et de l'esprit de finesse. Et la clarté de votre exposé invite chacun à découvrir - ou à se rappeler - combien la méthode est bonne.
Ainsi est-on conduit à souhaiter qu'elle soit appliquée à l'ensemble des colonnes du journal.
J'y verrais deux avantages.
Vous savez en effet sans doute que quelques-uns de vos collaborateurs, comme moi ou avec moi, émettent (intra muros…) des réserves sur l'évolution de la conception du Monde. Ils se sont toujours vu opposer des arguments inspirés par des considérations quantitatives - le tirage augmente , le manque de temps !-, par l'esprit de géométrie - l'organisation nécessitée par l'entrée du journal dans l'ère industrielle - ou par la satisfaction - nous sommes le meilleur organe de presse de l'Univers !
S'ils se trompent, ils seraient mieux convaincus de leur erreur, une fois qu'elle leur aurait été démontrée après des investigations et des examens relevant davantage de l'ordre qualitatif. Il conviendrait bien entendu que soit exclue toute démagogie d'une étude commune de cette sorte. Les nuances, les subtilités dans lesquelles nous serions conviés à entrer ne sont pas compatibles avec l'intention d'avoir raison sur l'autre et encore moins d'avoir raison de lui - comme cela paraît devoir à peu près inévitablement se produire dans les assemblées ou les comités excessivement élargis. Il ne s'agirait que d'une recherche de ce qui est raisonnable.
L'autre avantage consisterait à voir trancher un doute que votre lettre ne peut manquer d'introduire, le texte incriminé ayant été conçu et écrit par des rédacteurs du journal dont j'ignore, je le précise, les noms. L'identité des auteurs importe du reste fort peu. Ce qui ne saurait être nié, c'est que le préambule que vous stigmatisez reflète un état d'esprit qui ne saurait être celui d'un seul ; il n'aurait pas été produit s'il avait dû ne pas rencontrer des échos...
Or, vous mettez gravement en cause les procédés et la démarche intellectuelle qui ont présidé à son élaboration - vos reproches ne portant pas seulement, si l'on vous suit bien, sur un usage de guillemets qui serait abusif, mais aussi sur la relation des faits, les jugements et les commentaires. Il importerait grandement à la réputation de la rédaction qu'il soit vérifié si les mêmes méthodes, que vous dénoncez lorsqu'elles vous sont appliquées, ne se retrouvent jamais dans les colonnes du journal à propos d'autres personnes, d'autres faits, d'autres jugements et d'autres commentaires.
Même si cela devait apparaître, je ne pense cependant pas qu'on pourrait, comme vous paraissez prêt à le faire, mettre en doute la bonne foi de ceux contre qui vous vous dressez dans votre lettre. Il s'agit peut-être seulement d'une autre foi, évidemment très différente de celle qui régnait dans cette maison quand j'y suis entré voici quatorze ans, en ces temps où il n'y était admis qu'une seule tendance : la tendance à l'objectivité.
Il va sans dire que, si vous n'aviez pas invité indirectement à une réponse en recourant à une lettre pour vous adresser à chaque membre de la rédaction, j'aurais continué de me cantonner dans mon rôle d'exécutant - que j'accepterai aussi longtemps que me sera accordée la possibilité de ne rien écrire contre mes convictions et contre ma conscience. Je veux préciser que la notion d'exécutant, en ce qui concerne notre métier, n'a, dans mon esprit, aucun caractère péjoratif. Elle n'exclut ni la liberté de jugement ni la responsabilité personnelle et n'implique nullement la passivité de l'intelligence et la soumission du caractère - au contraire et je pense que le travail que je fournis vous l'aura prouvé.
Elle a cependant un caractère restrictif. Elle indique les limites de la "participation" à la vie générale du journal imposées à ceux qui, isolés ici ou là, en constituent la minorité silencieuse - réduite au silence par le fait seul de savoir qu'elle ne pourrait se manifester efficacement.
Elle ne désespère cependant pas de l'avenir, etc.
Michel Legris".
(2) Mon départ du Monde fut étroitement associé au sien.
(3) Michel Legris date cette évolution "gauchiste" du départ du fondateur du Monde, son successeur J. Fauvet n'ayant en rien son envergure. A contrario, il raconte que les événements de mai 1968 surprirent Hubert Beuve-Méry à Tananarive. Pendant son absence, la ligne du Monde commença à chavirer. De retour de Madagascar, Beuve-Méry reprit les choses en mains : "Les gamins ne vont tout de même pas faire la loi".

 

 

© Michel Legris, in Le Monde tel qu'il est, Plon, 1976, 209 pages - extraits du chapitre XII, Falsificateurs et diffamateurs, pp. 171-182

 

 

 

En suivant ce lien, on peut lire une opinion autorisée sur l'ouvrage de Péan & Cohen : celle de Michel Legris soi-même !

 


 


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