Ici, la suite des "Bonnes feuilles" de L'État en délire, le brûlot à l'argumentation imparable de Thierry Jean-Pierre. Et la dénonciation des scandales se poursuit ! Avec, en point d'orgue, l'affaire honteuse du Cref, désormais jugée, mais qui laisse sur le carreau tant d'enseignants ayant cru dur comme fer aux soi-disant "valeurs mutualistes" !

 

"Dans notre pays, on ne réduit pas, on augmente et, plus on augmente, plus les centrales syndicales dénoncent le manque de moyens et d'effectifs. Allez comprendre ...
La nécessaire garantie de l'emploi accordée aux fonctionnaires se confond parfois avec l'autorisation de faire à peu près n'importe quoi. Untel se montrera si paresseux que sa charge de travail sera assumée par ses collègues ; un autre se révélera si caractériel qu'il sera mis en quarantaine et n'effectuera plus que des tâches annexes ; un autre encore emploiera ses heures de bureau à militer, à s'occuper de l'arbre de Noël ou de l'association culturelle et sportive de son administration. Dans toutes ces situations, il sera inutile de vouloir faire entendre raison à l'intéressé qui, s'il est normalement habile, restera sur place jusqu'à sa retraite".

 

 

 

 

 

2. Effectifs, temps de travail et autres particularités amusantes

 

La Direction du budget du ministère de l'Économie et des Finances a la réputation de faire de l'excellent travail. Dans l'un de ses rapports, sobrement intitulé "La fonction publique de l'État", elle conclut sans ambages : "Les avantages consentis aux fonctionnaires par la collectivité au cours de ces dernières années ont au total été profondément inéquitables vis-à-vis des salariés du secteur privé". En effet. Les principaux intéressés en conviennent du reste assez facilement, et il n'est guère que les syndicalistes militants et quelques grincheux pour penser qu'en France les agents de l'État sont plus mal lotis que les salariés du secteur privé. Contrairement aux idées reçues, la situation est exactement l'inverse, y compris, nous l'avons vu, sur le plan des rémunérations. Les jeunes étudiants comprennent bien cet état de fait : ils sont de plus en plus nombreux à briguer un poste de fonctionnaire. Voilà un signe qui ne trompe guère.

Les dysfonctionnements des administrations et les atermoiements des gouvernements en place en matière de gestion de la fonction publique d'État agacent depuis toujours les magistrats de la Cour des comptes. Fait nouveau : aujourd'hui, ils le disent et ils l'écrivent. "Qu'il s'agisse d'emplois, d'effectifs [...], de modes de gestion des personnels, c'est le règne de la diversité, l'opacité, la complexité, la distorsion permanente entre les textes et la pratique", affirme ainsi leur ancien premier président, Pierre Joxe, qui poursuit : "Cette situation n'est pas acceptable. Pouvons-nous imaginer un chef d'entreprise qui préparerait son budget en ignorant le nombre exact des salariés qu'il emploie, l'échelle de rémunérations, la nature des emplois qu'ils exercent ? C'est pourtant dans ces conditions que les parlementaires, en l'absence de données précises, examinent et votent le projet de loi de finances(1)".

 

I. Combien sont-ils réellement ?

 

Il existe théoriquement trois fonctions publiques : la fonction publique d'État, la fonction publique hospitalière et la fonction publique territoriale. Il y a cependant lieu d'ajouter à ces trois catégories, tant leur statut se rapproche du statut général des fonctionnaires, une quasi-fonction publique composée des salariés des entreprises publiques, la SNCF, la RATP, EDF, etc.

Combien y a-t-il de fonctionnaires en France ? Personne ne le sait exactement. Les services de l'État eux-mêmes n'en ont aucune idée précise et ne l'ont d'ailleurs jamais su. Selon la méthode de calcul utilisée, le chiffre total oscille entre cinq millions et demi (source du ministère des Finances) et six millions et demi (source IFRAP, l'Institut français pour la. recherche sur les administrations publiques). Si l'on ajoute à ces estimations les quatre millions de retraités de l'ensemble du secteur public dont les pensions sont directement indexées sur la rémunération des fonctionnaires, ce sont plus de dix millions de Français qui relèvent directement de la politique salariale publique.

Le flou sur le nombre exact de fonctionnaires est savamment entretenu tant par la hiérarchie administrative que par les gouvernements successifs qui, soumis à une rigueur budgétaire constante, peuvent fièrement annoncer des effectifs stables ou même en baisse, alors même qu'ils ont parfois fortement augmenté. C'est ainsi qu'entre 1998 et 2000 les crédits d'emplois sont officiellement restés stables en France. En réalité, grâce aux crédits dits "annexes", le nombre de fonctionnaires s'est accru pendant cette période de près de 18 000, sans que quiconque soit en mesure de s'en offusquer. En 2001, les effectifs ont crû de 11 337, tandis que le projet de loi de finances pour l'année 2002 prévoit la création de 15 900 postes supplémentaires.

Au total, c'est près de 25 % de la population active française qui possède aujourd'hui un emploi dans le secteur public (contre 7 % au Japon et 13,2 % en moyenne dans les pays les plus industrialisés). En 1974, les fonctionnaires ne représentaient pourtant que 17,4 % de la population active. Dans une note confidentielle datée de septembre 1997, l'inspecteur général des finances Jean Choussat relevait que chaque fois que la population active d'un des pays du G 7 augmentait de cent personnes, il était créé en moyenne soixante-huit emplois privés et onze emplois publics, tandis que dix-huit personnes restaient au chômage et que trois autres demeuraient totalement inactives. En France, chaque tranche de cent nouveaux actifs crée vingt sept emplois publics, fabrique quarante-cinq chômeurs, quarante-six inactifs, et détruit dix-huit emplois privés ... Jean Choussat évaluait à l'époque à cinq cent mille les sureffectifs de la fonction publique. Sait-on, par exemple, qu'il y a aux Affaires maritimes un fonctionnaire pour trois marins ou que le ministère de l'Agriculture emploie deux fois plus de fonctionnaires qu'il y a trente ans, alors que le pays compte ... deux fois moins d'agriculteurs ? Cinq cent mille postes de fonctionnaires en trop, cela représente un surcoût pour le budget de l'État d'environ 23 milliards d'euro par an. De quoi non seulement résorber le déficit des finances publiques, mais aussi conduire une véritable politique de baisse des impôts ... Mais toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, et, devant la fureur des organisations syndicales et la bronca de sa hiérarchie, Jean Choussat a dû très vite abandonner toute velléité de réforme.

 

II. Trop de loi tue la loi

 

Le poids excessif de l'administration en France trouve en partie son origine dans cette propension très jacobine a tout vouloir réglementer. En 1994, Philippe Langenieux-Villard rappelait, dans un rapport sans complaisance sur les administrations, que la législation française en vigueur comportait 7 500 lois, de 80 000 à 90 000 décrets réglementaires et plus de 2 000 directives européennes. Le nombre de décrets réglementaires numérotés était alors compris entre 1 200 et 1 500 chaque année, tandis que le volume des circulaires avait augmenté de 50 % en dix ans au ministère de l'Éducation nationale et de 20 % au ministère du Travail où le volume de chacune d'entre elles était passé dans le même temps de trois à six pages. Pour être interprétée et appliquée, cette réglementation outrancière exige une fonction publique aux effectifs tout aussi démesurés. Ceci explique probablement cela.

 

III. L'exception française

 

Ailleurs, en Europe, les gouvernements ont renversé la vapeur en simplifiant leur législation et en initiant un vaste mouvement de réduction du nombre des fonctionnaires. En Allemagne, entre 1992 et 1997, l'administration fédérale a réduit de soixante-cinq mille le nombre de ses agents qui ne sont plus que trois cent quatorze mille, alors que les Länder et les communes décidaient d'abaisser leurs contingents de près de 6 % par an. À Plauen, une petite ville de Saxe, la municipalité n'emploie plus du tout de fonctionnaires : tous les employés communaux ont été embauchés sous contrat de droit privé. Même dans les pays scandinaves, régulièrement pris en exemple par les syndicalistes français de la fonction publique, on négocie avec les syndicats un alignement progressif des conditions d'emploi du public sur celles du secteur privé. Il en est de même en Suisse et en Grande-Bretagne. Seule la France cultive son splendide isolement et évolue à contre-courant. Dans notre pays, on ne réduit pas, on augmente et, plus on augmente, plus les centrales syndicales dénoncent le manque de moyens et d'effectifs. Allez comprendre ... Comment, d'ailleurs, comprendre ? Le ministère de l'Industrie, aujourd'hui rattaché à Bercy, dont les missions ne cessent de se restreindre, a ainsi accru ses effectifs de 25 % en dix ans, tandis que le ministère de la Culture augmentait les siens de 20 % durant la même période et qu'une étude récente relève que la Poste française emploie autant de fonctionnaires que les postes japonaises, lesquelles ont à desservir... deux fois plus d'usagers.

En 1999, la France a consacré près de 107 milliards d'euro au paiement des traitements et des retraites des fonctionnaires, soit près de 40 % du budget de l'État. Ce pourcentage était de 38,3 % trois ans plus tôt. Malgré cette évolution aux effets calamiteux, le gouvernement de M. Jospin ne bouge pas d'un cil, et Dominique Strauss-Kahn résume la pensée dominante en avertissant : "La réduction des dépenses publiques n'est pas souhaitable".

 

IV. Un drôle de Ministère

 

Mi-97, le tout nouveau ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l'État et de la Décentralisation, Émile Zuccarelli, donne le ton du gouvernement Jospin en matière de réforme : "Nous ne pensons pas qu'il faut faire maigrir l'État ... le poids des fonctionnaires ne me semble pas insupportable... la réduction du nombre des fonctionnaires n'est plus un objectif en soi(2)". Après de telles déclarations, il ne restait plus à notre sémillant Ministre qu'à gérer tranquillement son sous-portefeuille dont l'activité s'est résumée depuis à l'utilisation subtile et répétée d'une invariable langue de bois. On apprend ainsi que pour ce qui est du temps de travail dans la fonction publique... "la prudence s'impose ..." ou qu'en matière d'effectifs ce "problème... doit être abordé avec le même état d'esprit" ... S'agissant du rôle de l'État, il est question de "replacer l'État au cœur de la nation" tout en restant "ouvert sur l'Europe et sur le monde", ce qui, évidemment, ne veut strictement rien dire. Quant à l'administration, les technocrates du sous-ministère la veulent plus proche des citoyens, plus efficace, plus moderne, plus transparente, bref, ils s'en tiennent aux sempiternels vœux pieux dont plus personne n'est dupe depuis longtemps.

Le fait d'armes d'Émile Zuccarelli pendant ses trois années passées au gouvernement comme ministre de la Fonction publique est d'avoir fermé le Commissariat à la réforme de l'État créé par Alain Juppé en 1995. Après avoir claironné que "l'activité du Commissariat à la réforme de l'État va se poursuivre car le gouvernement ne peut que bénéficier de la réflexion des fonctionnaires de grande qualité qui participent à cette instance(3)", M. Zuccarelli change d'avis et met fin aux activités dudit organisme dont l'échec est patent et dont le grand public n'a jamais entendu parler. Dotée d'un budget de 2 millions d'euro, cette étrange excroissance de l'administration a pourtant employé jusqu'à vingt-sept personnes, dont un commissaire et quinze chargés de mission de haut niveau dont les "travaux supplémentaires" étaient compensés par l'attribution d'une prime spéciale - la réforme commençait bien - pour "rendement et productivité".

 

V. Quel est leur temps de travail réel ?

 

"Les 35 heures, on y arrivera progressivement. D'abord 32, puis 33, puis 34 et enfin 35". Cette plaisanterie, bien connue des fonctionnaires, n'est pas aussi caricaturale qu'on le pense. Le rapport de la mission interministérielle sur le temps de travail - le rapport Roché -, dont la parution a été reportée deux fois par crainte des réactions syndicales, en apporte quelques confirmations.

Avant même la mise en application de la loi sur les 35 heures, les agents de la fonction publique travaillaient en moyenne une heure et quarante minutes de moins que les salariés du secteur privé, soit entre 35 et 37 heures par semaine(4). Avec parfois des écarts public/privé plus significatifs encore selon les catégories professionnelles : deux heures de moins pour les ouvriers du public par rapport à ceux du privé, deux heures et demie de moins pour les fonctionnaires des professions intermédiaires, trois heures de moins pour les cadres de la fonction publique, et ... sept heures de moins pour les cadres de la fonction publique territoriale(5). Dans quatre ministères (la Culture, l'Agriculture, les Anciens Combattants et les Finances), les fonctionnaires concernés se contentaient d'une moyenne de 34 heures par semaine. C'est à l'hôpital que les horaires moyens - un peu plus de 38 heures - se rapprochaient le plus du privé.

Malgré le lissage des 35 heures, les différences entre les fonctionnaires et leurs homologues du privé restent encore criantes. Les fonctionnaires travaillent en effet en moyenne 120 heures de moins par an que dans le privé(6), soit 2 heures 40 de moins par semaine(7). Cet écart public/privé atteint même 200 heures pour les cadres. Ce surcroît d'inactivité prend la forme d'une sixième semaine de congés payés accordée dans quasiment toute la fonction publique. Appelée "semaine Malraux" à la Culture, "semaine du percepteur" à Bercy ou "semaine d'hiver" à l'Industrie, elle n'est - est-il besoin de le préciser - autorisée par aucun texte. Outre cet avantage acquis pour la conservation duquel, n'en doutons pas, les syndicats se battront avec la dernière énergie, les fonctionnaires bénéficient de quelques vacances supplémentaires que les salariés pourraient légitimement leur envier. Il s'agit, selon les administrations, d'une série de jours chômés joliment appelés "jour du ministre", "jour du maire", "jour de foire" ou, dans certaines communes, "jour de fête" mais aussi "jour de rentrée scolaire" ou même "jour de valises" accordés la veille des congés. Dans la magistrature, ce sont trois, voire quatre semaines supplémentaires qui sont accordées chaque année. Mais le record absolu semble revenir aux quatre cents cadres de la Jeunesse et des Sports qui bénéficieraient de vingt-sept jours de congés supplémentaires : cinq jours de congés à Noël, cinq jours à Pâques et dix-sept journées supplémentaires sur l'année, soit, au total, près de onze semaines de congés annuels(8)...

Les congés supplémentaires accordés aux agents de l'État ne les empêchent cependant pas de souffrir d'une santé fragile. L'absentéisme dans le secteur public ne s'est jamais aussi bien porté et le nombre de malades y est beaucoup plus élevé qu'ailleurs. Dans le secteur privé, la moyenne est de onze jours par an. Dans le secteur public, elle varie entre dix-sept et vingt-deux jours chaque année, jusqu'à deux fois plus. Pour prendre l'exemple de la Poste, les congés maladie équivaudraient à cinq cent mille journées de travail par an(9). Quant à la mairie de Lyon, le taux d'absentéisme y est trois fois supérieur à celui observé dans le privé ...

 

VI. Dans quelles conditions travaillent-ils ?

 

Le tout premier avantage de la fonction publique, c'est évidemment la garantie de l'emploi. Longtemps, l'entrée dans la carrière administrative était vécue comme un pis-aller. Crise économique et chômage aidant, servir l'État est aujourd'hui un "must" au point d'attirer de jeunes étudiants dont le niveau d'études est bien supérieur aux postes qu'ils briguent. Une fois dans la place, ces jeunes fonctionnaires peuvent en effet prétendre, via les concours internes correspondants, à monter dans la hiérarchie administrative plus vite que cela leur serait possible dans le privé. Dans tous les cas de figure, ils sont certains de conserver leur emploi et d'avancer à l'ancienneté.

Le problème est ici que la nécessaire garantie de l'emploi accordée aux fonctionnaires se confond parfois avec l'autorisation de faire à peu près n'importe quoi. Untel se montrera si paresseux que sa charge de travail sera assumée par ses collègues ; un autre se révélera si caractériel qu'il sera mis en quarantaine et n'effectuera plus que des tâches annexes ; un autre encore emploiera ses heures de bureau à militer, à s'occuper de l'arbre de Noël ou de l'association culturelle et sportive de son administration. Dans toutes ces situations, il sera inutile de vouloir faire entendre raison à l'intéressé qui, s'il est normalement habile, restera sur place jusqu'à sa retraite. Dans l'administration, les procédures disciplinaires sont rarissimes et les sanctions plus encore. Les chefs de service, dont l'une des hantises est d'éviter les conflits avec les syndicats, surnotent systématiquement leurs agents au point, dans l'Éducation nationale, d'avoir inventé des notes supérieures à 20 ! Les incompétents ou les incapables sont non seulement assurés de rester à leur poste, mais aussi de progresser régulièrement dans leur carrière. Comme le dit avec amertume un cadre de la SNCF : "Chez nous, pour mettre quelqu'un à la porte, il faut qu'il ait tué son chef !"

Au quotidien, les conditions de travail des fonctionnaires dits d'exécution prêtent quelquefois à sourire. Ainsi à Bercy où les syndicats ont, chronomètre en main, fait constater que les fonctionnaires devaient tous les matins et tous les soirs marcher deux longues minutes pour atteindre la pointeuse. Ces quatre minutes sont aujourd'hui intégralement décomptées de leur temps de travail hebdomadaire.

 

 

 

 

3. Des retraites en or

 

"Aujourd'hui, les retraités du secteur public gagnent plus que ceux du privé, ont cotisé moins longtemps, et peuvent laisser leur conjoint à l'abri de toutes difficultés en cas de décès". Les syndicats de la fonction publique, qui ne cessent d'affirmer leur indéfectible attachement au principe d'égalité, devraient méditer ce constat de l'Institut français pour la recherche sur les administrations publiques. Eux qui ont défendu pendant des années l'école unique, au nom de l'égalité des chances, eux qui s'opposent systématiquement à toute libéralisation de l'assurance-maladie, au motif que celle-ci pourrait susciter l'apparition d'une médecine "à deux vitesses", eux qui affirment que les mesures adoptées dans le secteur privé doivent également profiter aux fonctionnaires, ne s'offusquent guère des inégalités de traitement entre les retraites des agents du secteur public et celles des salariés du secteur privé. Tant il est vrai que certains sont décidément plus égaux que d'autres, la quête d'égalité affichée par ces syndicats ne franchit jamais les portes des administrations et des entreprises publiques. À croire que la vraie vie s'arrête aux seuils des ministres, des organisations syndicales et des administrations centrales.

 

I. De très jeunes retraités

 

La fonction publique offre à ses agents un régime de retraite dont les avantages sont sans commune mesure avec ceux dont bénéficient les salariés du secteur privé. L'âge de départ à la retraite des fonctionnaires est ainsi fixé à soixante ans pour les emplois dits sédentaires (secrétaire administratif, professeur certifié, inspecteur, etc.) et à cinquante-cinq ans pour les emplois dits actifs, c'est-à-dire ceux qui présentent des "risques particuliers" ou des "fatigues exceptionnelles". Dans la fonction publique, les risques particuliers ou des fatigues exceptionnelles sont cependant appréciés selon des critères qui échappent quelquefois au sens commun. On savait, par exemple, le tri postal régulièrement sujet à des grèves aussi dures qu'injustifiées. De là à considérer que les inspecteurs du tri occupent des fonctions à caractère éprouvant ou risqué...

D'autres salariés du secteur public qui bénéficient par ailleurs de bonifications pour travaux difficiles - c'est le cas à EDF et à la RATP - ont, de plus, la possibilité de prendre leur retraite à cinquante-cinq ans. Tout comme, du reste, les conducteurs de la SNCF qui perçoivent toute une série de primes censées compenser la pénibilité de leur travail mais peuvent également prendre une retraite pleine dès l'âge de cinquante ans. On pensait pourtant que les conducteurs de TGV n'avaient plus grand-chose à voir avec "La bête humaine" immortalisant un Jacques Lantier bravant tous les dangers aux commandes de sa Pacifie 231... Cette pénibilité supposée a d'ailleurs si peu à voir avec la réalité que la moitié des conducteurs de la région parisienne ont demandé à prolonger leur travail après cinquante ans... Comprenne qui pourra ! Moins chanceux - si l'on peut dire -, les contrôleurs aériens ne peuvent prendre leur retraite qu'à cinquante-sept ans. Quant aux femmes en poste depuis au moins quinze ans dans l'administration elles peuvent prendre leur retraite quand elles le souhaitent à la condition toutefois d'être mères de trois enfants. Les militaires bénéficient du même régime de faveur que les mères de famille avec cette réserve que les officiers doivent attendre l'âge de cinquante ans avant de percevoir leurs pensions. Les salariés du privé qui ne prennent en moyenne leur retraite qu'entre soixante et soixante-cinq ans apprécieront...

De dérogation en dérogation, d'exception en exception, de bonification en bonification, plus de la moitié des agents de la fonction publique d'État partent aujourd'hui à la retraite avant leurs soixante ans. Le rapport Charpin souligne même que "les départs après soixante ans sont l'exception dans la fonction publique et [sont] inexistants dans les régimes spéciaux". Pour mémoire, peut-être convient-il de rappeler qu'au Japon l'âge moyen de la retraite pour les hommes est de soixante-sept ans et de soixante-quatre aux États-Unis. Autre avantage du secteur public : contrairement aux salariés du secteur privé, soumis à une réglementation drastique, les fonctionnaires qui prennent leur retraite anticipée peuvent cumuler leur pension et le salaire d'une nouvelle activité professionnelle.

 

 

II. Des calculs très avantageux

 

Dans la fonction publique, le salaire de référence pour le calcul de la pension de retraite n'est pas le salaire moyen des vingt-cinq dernières années - comme c'est la règle dans le privé - mais le salaire perçu, hors primes, pendant les six derniers mois d'activité. À EDF, c'est même le dernier mois de salaire qui est pris en compte et, à la SNCF, la pension de retraite des "roulants" est égale à 75 % de leur dernier salaire augmenté des primes. Dans le même ordre d'idées, la durée de cotisation des fonctionnaires n'est pas de quarante ans, comme dans le secteur privé(10), mais de trente-sept ans et demi. Grâce à ce généreux système de retraite, un fonctionnaire, sans enfant, ayant travaillé trente-sept années et demie, aura droit à une pension égale à 75 % du traitement moyen perçu pendant ses six derniers mois d'activité. Une fonctionnaire, mère de trois enfants et ayant effectué trente-sept ans et demi de service effectif, percevra une pension de retraite (qu'elle aurait pu recevoir à un montant inférieur dès quinze années de service) représentant 88 % de son dernier traitement(11). Par le jeu des bonifications et des majorations, certains agents de la fonction publique parviennent même à obtenir une pension de retraite égale au montant de leur dernier traitement. Grâce à ces généreux modes de calcul, la moyenne du montant des pensions de retraite servies dans la fonction publique est de 1 457 euro (9 558 francs) par mois et de seulement 880 euro (5 773 francs)(12) dans le privé. Quant aux taux de cotisations dans le public (7,85 % du traitement mensuel), ils sont bien inférieurs à ceux du secteur privé (12,3 % pour les cadres et 9,3 % pour les non-cadres).

Autre avantage non négligeable accordé aux agents de la fonction publique : le régime de réversion. En cas de disparition du fonctionnaire retraité, l'épouse, le mari ou les enfants peuvent ainsi bénéficier d'une pension égale à 50 % de la pension de retraite du fonctionnaire décédé(13). Les salariés du privé, soumis à toutes sortes de restrictions en la matière, sont dans une situation moins enviable.

Enfin, le régime de la fonction publique accorde des aides spécifiques aux fonctionnaires retraités. Citons pour mémoire l' "aide à l'amélioration de l'habitat", renouvelable tous les cinq ans, destinée à subventionner les travaux réalisés par le retraité dans son habitation principale. Montant maximal de la subvention : 1 693 euro (11 106 francs) en 1998. Autre financement apprécié des retraités de la fonction publique, la "prestation d'aide ménagère à domicile" qui constitue une prise en charge partielle de ce type de dépenses. Le nombre d'heures subventionnées est ici limité à trente par mois (exceptionnellement soixante), mais le montant de la subvention attribuée peut représenter jusqu'à 90 % du coût des heures d'aide ménagère réellement payées par le retraité. Conditions de ressources : aucune.

 

III. La "fracture des retraites"

 

Cette authentique "fracture des retraites" entre le public et le privé s'accroît inexorablement au fil du temps. Selon l'IFRAP, entre 1993 et 1997 le pouvoir d'achat annuel des retraités de la fonction publique a augmenté en moyenne deux fois plus que celui des salariés du privé : 3,4 % dans le secteur public contre 1,7 % dans le privé. L'ensemble de ces avantages, excessifs au regard de la situation des salariés du secteur privé, devrait logiquement être reconsidéré compte tenu du marasme du financement des régimes de retraite. Il est généralement estimé que l'État devra débourser plus de 274 milliards d'euro (1 800 milliards de francs)(14) dans les prochaines années pour en assurer le paiement. Où trouvera-t-on les fonds nécessaires ?

En 1995, alors ministre de l'Économie et des Finances, Alain Madelin envisage de s'attaquer au problème des retraites et à la disparité entre secteur public et secteur privé. Mal lui en prend. Comme cela était prévisible, les syndicats s'insurgent violemment contre ces insupportables velléités réformatrices. "Si le gouvernement se lance dans cette bagarre, il aura d'énormes difficultés... nous ne nous laisserons pas faire(15)", menace FO. "Les propos de M. Madelin pourraient avoir l'effet d'une allumette(15)", prévient la CGT, tandis que la CFDT affirme benoîtement : "Alain Madelin fait de la provocation(16)". Cette levée de boucliers et la crise gouvernementale qui s'ensuit le contraignent d'ailleurs à démissionner. Depuis, aucun membre du gouvernement ne s'est même risqué à évoquer la nécessaire refonte du système de retraite de la fonction publique ... Il a en effet fallu attendre ces dernières semaines et le rapport du Comité d'orientation des retraites (le COR), mis en place par Lionel Jospin en mai 2000, pour y trouver ce titre sans équivoque : "Inégalités de situation vis-à-vis de la retraite entre les régimes de salariés du secteur privé et les régimes des fonctionnaires". Dans cette note, le COR va jusqu'à poser la question - légitime - qui agace tant les syndicats : "Compte tenu de la dégradation financière plus rapide pour les retraites des fonctionnaires que pour celles des salariés du privé et du fait qu'une réforme importante a été décidée pour le privé en 1993, la question de savoir s'il faut faire des réformes pour les fonctionnaires est posée ..." Logiquement, le COR préconise que les fonctionnaires soient soumis aux mêmes efforts que ceux imposés aux salariés du privé et acceptent un allongement à quarante ans de la durée de leur cotisation. Le Comité d'orientation des retraites rappelle, s'il en était encore besoin, que cet allongement de la durée de cotisation diminuerait les besoins de financement des retraites de la fonction publique et constituerait un premier pas pour sortir de l'impasse financière dans laquelle se trouve aujourd'hui le régime français de répartition. Égales à elles-mêmes, les centrales syndicales ont immédiatement dénoncé une supposée manipulation du Medef, voire un "coup de sonde" du gouvernement.

 

IV. "Fais ce que je dis, ne fais pas ce que je fais"

 

Répartition ou capitalisation ? Sous ces termes barbares se cachent deux conceptions, a priori très antagonistes, des systèmes de retraite. Les tenants de la répartition souhaitent que tout le monde soit responsable de tout le monde. Dans ce système, les cotisations sont à taux fixe et les actifs paient pour les retraités. Les partisans de la capitalisation plaident pour un système où l'épargne accumulée au cours de la vie active est reversée sous forme de rente au moment de la retraite. Ce dernier mode de financement des retraites a toujours été critiqué par les syndicats. Pour eux, seule la répartition garantit une indispensable solidarité entre les Français. C'était compter sans le déficit démographique et l'allongement de la durée de la vie. Il y a aujourd'hui beaucoup plus de retraités que d'actifs, et il est indispensable d'introduire un peu de capitalisation dans le financement des retraites(17). Cris d'orfraie des centrales syndicales qui non seulement continuent de bloquer toute réforme, mais oublient de rappeler qu'elles ont été les premières à introduire la capitalisation... pour les seuls fonctionnaires.

Les agents de l'État bénéficient en effet depuis 1967 d'un régime complémentaire de retraite par capitalisation : le Préfon-retraite. Créé par FO, la CFTC, la CFDT, la CGC et par un groupement de hauts fonctionnaires, le Préfon a été initialement conçu pour compenser le fait que contrairement au privé les primes versées aux fonctionnaires n'entrent pas dans le calcul de leur retraite. Cet authentique fonds de pension regroupe aujourd'hui plus de deux cent cinquante mille fonctionnaires et gère près de 4 milliards d'euro (26 milliards de francs). Il est actuellement un des plus gros fonds de pension français. Non contents de disposer d'un régime complémentaire de retraite par capitalisation avant tout le monde, les fonctionnaires ont en outre obtenu quelques avantages complémentaires : absence de frais de dossier, frais de gestion réduits et complément de retraite versé dès cinquante-cinq ans. On en oublierait presque que les cotisations versées sont intégralement déductibles du revenu imposable, y compris les versements de rachat au titre des années antérieures à l'affiliation. Ouvert non seulement aux fonctionnaires mais aussi aux anciens agents et à leurs conjoints, le Préfon fait partie des fonds les plus rentables en France. En 200l, la valeur du point y était d'un peu plus de 8 centimes d'euro. Un fonctionnaire âgé de trente ans qui cotiserait, à partir de 2001, 151 euro par mois percevrait ainsi mensuellement, dès soixante ans, quelque 390 euro. Sachant que les 151 euro de cotisations sont entièrement déductibles des revenus, il est assez étonnant que seuls deux cent cinquante mille agents de l'État aient choisi de bénéficier de ce fonds. Ces avantages restent, de manière inexplicable, interdits aux salariés du secteur privé. La gauche socialiste et les organisations syndicales rejettent en effet catégoriquement l'instauration d'un système complémentaire de retraite par capitalisation pour les entreprises.

 

V. Le scandale du CREF

 

Après l'affaire de la MNEF, celle du CREF. Créé en 1949 sous la houlette du Syndicat national des instituteurs (SNI) et de la Fédération de l'Éducation nationale (FEN), le CREF (le Complément retraite de la fonction publique) regroupe plus de quatre cent quarante mille fonctionnaires de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Culture et les adhérents de vingt-huit mutuelles santé de la fonction publique. Il gère, selon la technique de la capitalisation à hauteur d'un tiers et selon celle de la répartition pour les deux tiers restants, près de 5 milliards d'euro (plus de 32 milliards de francs) d'actifs nets. Règle de base de la gestion du CREF : les allocations versées restent indexées sur le traitement de la fonction publique et ne peuvent donc que progresser. Le 30 octobre 2000, les dirigeants de l'UNMRIFEN (l'Union nationale des mutuelles de retraites des instituteurs et des fonctionnaires de l'Éducation nationale) qui gère le CREF annoncent - officiellement en prévision d'arbitrages gouvernementaux annoncés comme imminents - la diminution autoritaire du point de retraite de leurs adhérents d'un peu plus de 16 %! Les plus touchés par cette baisse surprise sont aussi les plus modestes. Un couple de retraités estime ainsi perdre chaque année plus de 1 200 euro. Mais la stupeur des mutualistes fait vite place à la colère. Mettant en cause la gestion hasardeuse des dirigeants de l'UNMRIFEN - parmi lesquels un ancien ministre socialiste qui fut à sa tête pendant dix-huit ans -, six cents adhérents du CREF forment, en avril 2000, un Comité d'information et de défense des sociétaires. Trois cents d'entre eux engagent une action en justice, se constituent partie civile et fustigent le train de vie somptuaire des administrateurs, les dépenses injustifiées de fonctionnement (des frais exagérés de congrès dans des contrées exotiques) ou les libéralités sans rapport, même lointain, avec les missions d'une mutuelle(18).

En 1999, une mission de l'IGAS (l'Inspection générale des affaires sociales) avait déjà relevé les nombreuses anomalies de gestion du CREF. Resté confidentiel, ce rapport soulignait "un fonctionnement institutionnel marqué par la forte présence d'administrateurs permanents bénéficiant d'avantages importants", parmi lesquels des logements, des voitures de fonction ou encore "le versement d'indemnités non autorisées par l'assemblée générale".

Pourtant, pour les adhérents spoliés, c'est surtout l'État qui est en cause. "Il est clair que les pouvoirs publics ont pris une lourde responsabilité en incitant fiscalement les fonctionnaires à adhérer à ce régime : l'adhésion au CREF est facultative ; or un système par répartition n'a de chances de fonctionner que s'il est obligatoire. J'envisage donc de déposer un recours devant le Conseil d'État visant à engager la responsabilité de l'État français", a prévenu l'avocat Nicolas Lecoq-Vallon.

 

 

Notes

 

(1) Conférence de presse du 27 novembre 1997.
(2) Le Figaro, 6 novembre 1997.
(3) Cf. l'avis à l'Assemblée nationale de Christian Paul du 9 octobre 1997.
(4) En moyenne annuelle. Cf. le rapport du Centre d'études de l'emploi n° 36, novembre 1999.
(5) Cf. le rapport du Centre d'études de l'emploi.
(6) En moyenne annuelle. Cf. le rapport du Centre d'études de l'emploi.
(7) Idem.
(8) Cf. l'IFRAP. Dossier n" 57, "Fonction publique: les absents ont toujours tort".
(9) Chiffres cités par Valeurs actuelles (13 février 1999) qui ne donne pas ses sources.
(10) Cette disposition sera intégralement appliquée en 2008.
(11) 37,5 ans + 3 ans de bonifications (1 an par enfant) = 40,5 x 2 = 81 %, mais maximum fixé à 80 % (art. L.14). S'ajoute la majoration de 10 % de la pension pour les 3 enfants : 80 % + 8 = 88 %.
(12) Source IFRAP.
(13) Les veuves perçoivent immédiatement 50 % de la pension du fonctionnaire si la durée du mariage est d'au moins quatre ans ou si la durée de services valables pour la retraite depuis le mariage est d'au moins deux ans, sauf s'il y a la naissance d'un enfant. Le montant minimal garanti de la pension de réversion est égal au minimum vieillesse. Pour les veufs, la pension de réversion s'élève à 50 % de la pension de 1'épouse décédée sans pouvoir dépasser 37,5 % du traitement brut (référent à l'indice 550). Pour les orphelins, la pension de réversion se monte à 10 % de la pension jusqu'à l'âge de vingt et un ans.
(14) Interrogé par la Cour des comptes, le ministère de l'Économie et des Finances s'est montré incapable de donner le montant exact des engagements de l'État au titre des pensions des fonctionnaires et agents publics. Faisant valoir des divergences dans les méthodes statistiques, Bercy ne sait pas si le coût actualisé des pensions des fonctionnaires de l'État (retraités actuels et à venir) est proche de 594 milliards d'euro (3 900 milliards de francs) ou plutôt de 686 milliards d'euro (4 500 milliards de francs). Un simple écart de 90 milliards d'euro ...
(15) Roland Gaillard, La Tribune, 25 août 1995.
(16) Louis Viannet, Les Échos, 25 août 1995.
(17) Nicole Notat, Les Échos, 25 août 1995.
(18) Aujourd'hui, il y a 2,5 actifs pour un retraité. En 2006, la proportion tombera à 1,4.
(19) L'instruction pénale de ce dossier étant en cours (plusieurs mises en examen ont d'ores et déjà été notifiées), il est impossible de savoir ce qu'il en est réellement des responsabilités pénales de chacun, y compris de celle du ministre dont il est fait état ici.

 

 

 

© Thierry Jean-Pierre, in L'État en délire, Robert Laffont, 2002, pp. 47-89 (extrait de la première partie : l'État à l'envers).

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

À propos du "CREF"

Le scandale du Cref a été jugé, et l'un de ses responsables (aujourd'hui disparu) condamné (très légèrement), en dépit de ses incroyables protestations d'innocence, l'aigrefin ! Protestations qui n'étaient pas sans faire penser à l'attitude courroucée qu'observa jadis un autre malhonnête, pris la main dans le pot de confiture de la Ligue contre le Cancer.
Le résultat des courses, pour des centaines de milliers de sociétaires cotisants, c'est qu'en définitive leur retraite complémentaire qu'on leur annonçait mirobolante, s'élève à environ la moitié de la somme qui leur avait été promise, juré craché, quarante ans auparavant...
Cf. aussi : "Au bord de la grève"...