Une fois de plus, la désinformation bat son plein. Le Medef aurait assoupli sa position devant le succès de la mobilisation syndicale du jeudi 25 janvier… (qui a réuni 2 %, tout au plus, des salariés !). Naturellement, les vrais problèmes demeureront irrésolus, jusqu'à ce qu'une catastrophe nous mette au pied du mur.
Il y a plus que longtemps qu'on connaît les effets conjugués du départ en retraite des enfants du baby-boom, et de l'arrivée tardive de leurs enfants et petits-enfants (les uns et les autres en classes d'âge peu chargées) sur le marché du travail : ceux-là commençaient parfois à quatorze ans, ceux-ci sont rarement à la tâche avant vingt-quatre ans...
Tout n'a-t-il d'ailleurs pas été écrit dans le Livre blanc commandé sous le ministère Rocard ? En 1970, trois actifs cotisaient pour un retraité. Ils ne sont plus que deux, aujourd'hui. Et demain ? Tout le problème est là, et les rodomontades des matamores traditionnels n'y changeront rien.
Et il est évident que le Medef n'a jamais demandé que ceux qui ont commencé à cotiser à l'âge de quatorze ans, poursuivent leur labeur jusqu'à soixante-cinq. Mais la désinformation démagogique, comme toujours, bat son plein. L'exception française dont on nous rebat tellement les oreilles ne serait-elle pas, en définitive, une incapacité congénitale à regarder en face les échéances, et à traiter les problèmes en dehors de l'urgence et des affrontements ?
En tout état de cause, l'article qui suit - cinq ans, déjà ! - mérite d'être relu… et médité. Il conserve, hélas, toute son actualité.

 

 

Tout mouvement social puissant dit autre chose que ce qu'il énonce. Quand les étudiants de mai 1968 scandaient "CRS-SS", ils proféraient une ânerie, et quand ils accolaient au général de Gaulle, l'épithète de "fasciste", ils commettaient une flagrante injustice. Leur phraséologie révolutionnaire n'annonçait point le début, mais la fin du mythe de la guerre civile juste. Bref, dans ces moments-là, un slogan peut en cacher un autre.

Nous venons, à ce propos, de vivre un épisode exemplaire.

Formellement, la conjonction de grèves-bouchons qui a paralysé la capitale et quelques grandes villes de province n'est qu'un agrégat de revendications catégorielles assez scandaleuses : rien ne justifie que des travailleurs en situation précaire et aux perspectives de retraite mal définies doivent continuer de cotiser pour qu'un roulant de la SNCF - dont l'activité n'est pas plus "pénible" que les nuits répétées d'un serveur de brasserie - pose le sac à cinquante ans. En fait de "solidarité", il s'agissait plutôt de perpétuer des prébendes.

Formellement, donc, les corporatismes se sont déchaînés. Reste que l'indulgence des usagers, le succès des manifestations et la mobilisation des non-syndiqués montraient bien qu'autre chose était en jeu : les modalités de la décision publique, l'arrogance presque naïve d'un pouvoir qui s'est contredit mille fois, mais s'imagine convaincre parce qu'il ordonne, l'image désastreuse des mandataires de tout poil auprès de leurs mandants, la lassitude, pour ne pas dire l'épuisement, des classes moyennes auxquelles on promet indéfiniment "le bout du tunnel", l'héritage désastreux d'une gauche amnésique et inconsistante.

Le plus troublant, au fil de ces rudes semaines, n'a pas été le décalage entre les pancartes et les motivations profondes. Le plus troublant fut la médiocrité des grands médias. Les journalistes ont mission, quand une vague passionnelle traverse la société, certes d'en rendre compte, mais aussi de produire les faits, les chiffres, les données, soudain à l'arrière-plan. Or cette mission n'a pas été remplie. Nous avons eu droit, au contraire, à un super-show émotionnel dont l'information était trop souvent absente.

Qui a expliqué que le "révolutionnaire" Blondel dénonçant le "rapt" de la Sécurité sociale, vit aux crochets de cette dernière depuis des lustres ? Qui a enquêté sur le nombre de permanents FO rétribués, en pratique, par la Caisse nationale d'assurance-maladie ? Qui a analysé d'un peu près la coïncidence entre la "détermination" de Louis Viannet et l'échéance (providentielle) du congrès de la CGT ?

Qui, surtout, a pris la peine de détailler les "régimes spéciaux" et d'examiner en détail le "plan Juppé" ? Qui a relevé que le dit plan étend l'assise des prélèvements et est infiniment plus équitable que les précédents plans Bianco (socialiste) et Veil (balladurien) ? Qui a rappelé à Michel Deschamps, secrétaire général de la FSU, qu'il a signé, le 12 janvier 1995, une déclaration commune avec la CFDT, la FEN, Médecins du Monde et la Mutualité française, déclaration réclamant un régime universel d'assurance-maladie, une maîtrise des dépenses et un financement élargi à l'ensemble des revenus - ce qui constitue le cœur des propositions formulées par Jacques Barrot, contre qui la FSU s'est mobilisée à tout crin, histoire de faire bon poids aux côtés de Louis Viannet ?

On ne s'indignera pas que les syndicalistes "chevauchent le tigre" : c'est leur vocation. On s'indignera moins encore que les Français râlent : je ne suis pas le dernier. Mais on aimerait que les informateurs informent.

 

 

© Hervé Hamon, in Le Monde de l’Éducation, janvier 1996, p. 11

 

 


 


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