Dans un monde à l'extrême médiatisé, où le paraître balaie toutes les velléités d'être, quelques rares voix s'élèvent pour hurler casse-cou. Elles protestent en particulier contre l'immobilisme d'une société dirigée par le pouvoir de l'argent, les ambitions et les manipulations des nantis, et dont le qualificatif dont elle s'affuble, démocratique, est largement formel. Naturellement, ces voix ne seront guère entendues. Raison de plus de donner la parole à Monsieur Gilbert Comte, ancien membre de la Haute Autorité de l'audiovisuel, qui rappelle un certain nombre de vérités bien dissimulées - pour parodier Gandhi, nous affirmerons que la vérité ne devient pas erreur parce que personne ne la voit, ou parce que certains s'ingénient à la dissimuler.
L'article qu'on va lire commente une livraison du Monde diplomatique - selon nous le journal le plus à gauche, et de très loin, de la presse française

 

 

En cette fin de siècle assourdie par les tapages d'un audiovisuel devenu fou, l'histoire perd apparemment toute signification. Au creux de tumultes incompréhensibles, les lâches se réfugient dans de fructueuses capitulations. D'autres préfèrent la solitude. Entre elles, le moyen terme se découvre difficilement.

Invasions publicitaires, combinaisons commerciales déguisées en jeux de toute espèce, corrompent, attaquent le peuple dans son âme, comme en d'autres temps les troupes étrangères submergeaient le pays. Si l'antinazisme se vend bien dans la société des spectacles, le courage des premiers résistants ne s'incarne certes pas parmi les bateleurs, truqueurs, sauteurs, danseurs ou jongleurs à la mode. Il se ramasse une fois de plus autour des quelques hommes capables d'évaluer les nouveaux périls. Sans doute n'appartient-il plus qu'à ceux-là de chercher auprès des ombres d'un d'Estienne d'Orves, d'un Jean Moulin les mots fondateurs d'un hypothétique renouveau.

Par delà quarante-huit années, retenons donc les paroles de Georges Bernanos écrites du fond d'une souffrance proche de la nôtre, comme s'il parlait encore à chacun de nous individuellement : "Pour m'adresser à vous, je n'ai même pas la peine de passer d'une pièce dans l'autre, je vous écris dans la salle commune, sur la table où je souperai tout à l'heure avec ma femme et mes enfants. Entre vous et moi il n'y a même pas l'ordinaire truchement d'une bibliothèque, car je n'ai pas de livres. Entre vous et moi il n'y a vraiment rien que ce cahier de deux sous. On ne confie pas de mensonges à un cahier de deux sous. Pour ce prix-là je ne puis vous donner que la vérité".

Avec des salaires entre quatre-vingt, cent, cent vingt, cent quarante mille francs par mois, pour ne rien dire des avantages qu'ils procurent en invitations, réceptions, commissions et rémunérations annexes, les prétendues "vedettes" de l'audio-visuel s'empiffrent, gambadent sur une tout autre planète. La "vérité" ne les concerne pas. Sous peine de ne plus exister à leurs propres yeux, il leur faut d'abord servir le conformisme social dans toutes ses extravagances. Car comment obtenir tant d'argent sans devenir de grands esclaves cousus d'or, complices de n'importe quoi, du superficiel, du pire ?

Avec la troisième livraison de sa série "Manière de voir", le Monde diplomatique examine de près cette chiourme fringante. Il dresse un bilan exact du phénomène et l'intitule en toute équité la Communication victime des marchands. Dix-huit mois après le prétendu "mieux-disant culturel" promis par M. François Léotard, les grandes braderies de l'audiovisuel français peuvent effectivement se réduire à ce constat désabusé. Entre les élections conçues selon les recettes approuvées du mirage publicitaire, des mœurs de music-hall promues religion d'État, l'écrasement du film français sous les séries américaines, l'information télévisée vécue comme un show planétaire où passent des étoiles filantes, Ignacio Ramonet, Christian de Brie, Jacques Decornoy, Gilles Perrault, et vingt autres collaborateurs encore, éclairent, analysent, expliquent, dissèquent, chacun selon son style, son caractère, le fonctionnement d'une imposture désormais inséparable de la société du spectacle. Vingt-six sujets traités selon les règles du journalisme indépendant fournissent aux lecteurs de bonne foi quelque quatre-vingt-seize pages de réflexions, corrosives mais salubres.

Avec son article "La révolte ou l'abaissement", Claude Julien sonne la charge autant qu'il donne le ton à son équipe. Parmi quelques autres scandales, il rappelle que, au nom du réalisme, sans doute aussi du bonheur des peuples imaginé par des Tartuffe de Cour des miracles, les retransmissions d'épreuves sportives se financent aujourd'hui sur des "budgets supérieurs à celui de la recherche sur le cancer". De quoi inspirer quelques inquiétudes à tous les médecins d'un monde sans frontière... Bien évidemment, télévision d'État et chaînes privées rivalisent dans la fête.

"La communication audiovisuelle est libre", énonçait en 1982 la loi préparée par le gouvernement de M. Pierre Mauroy. Socialistes et conservateurs confondus, chacun se félicitait naïvement de voir tranché "le cordon ombilical" entre l'audiovisuel et l'État, pour reprendre une formule fameuse, mais d'abord creuse et trompeuse. La divergence entre les partis portait essentiellement sur la sincérité, réelle ou imaginaire, de l'expérience.

De gauche à droite, chacun feignait d'oublier qu'en ce bas monde trois pouvoirs se partagent l'obéissance des hommes, car tous les autres en procèdent ou les suivent : l'autorité de l'État, celle de l'argent, puis l'immatériel royaume de l'esprit. Ramenée à ses seules ressources, chacune des deux premières suffit à ses propres fins. Au contraire, l'intelligence ne s'exerce, ne s'élève qu'avec le soutien de l'un ou l'autre de ces deux rivaux, quand ils y voient quelque intérêt. Cette relation tout à la fois dangereuse et naturelle ne se tranche pas comme le premier cordon venu, de quelque catégorie qu'il relève. L'indépendance de la parole se négocie, s'arrache dans la dureté des rapports de force.

Pour n'avoir pas su ou voulu l'admettre, l'intelligence française découvre dans l'aurore des médias son propre crépuscule. Claude Julien ne s'y trompe pas lorsqu'il situe l'enjeu entre la révolte ou l'abaissement ... Il n'existe assurément pas d'autre choix, sauf celui du mensonge ou de la faribole. Reste à déterminer les moyens du combat. Il nous les faut impitoyables, avec la rigueur des lois.

 

 

© Gilbert Comte, Article publié dans Le Monde du mardi 7 décembre 1988

 

[Le directeur de la rédaction du Monde diplomatique, cité dans l'article qu'on vient de lire, a publié un ouvrage remarquable et décapant sur le sujet : Ignacio Ramonet, La tyrannie de la communication, Éd. Galilée, 1999, 208 pages. On songera aussi à Propagandes silencieuses, du même auteur, aux mêmes éditions (décidément...), 2000, 203 pages]

 

 


 

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