[Le constat amer qui va suivre n'est pas le fait de déclinologues et autres déclinistes - comme on nomme, de façon méprisante, les Cassandre qui mettent le doigt sur nos faiblesses structurelles (et/ou mentales). Deux journalistes du "Point" établissent un constat alarmant de notre situation de prétendue supériorité, si bien incarnée en ce moment par... mais bref, je n'en dirai pas davantage à ce sujet... Et pourtant, une seule allusion : les meutes fanatiques dressées contre le précédent Président désireux de réformer l'incroyable Recherche française, trouvent par anticipation l'explication de leur courroux dans un des paragraphes qu'on va lire...]

 

À quatre-vingts ans passés, cet homme-là affiche un dynamisme hors pair. Son carburant à lui, c'est le vin, le grand vin. Ce fils d'immigrés italiens est devenu une star du raisin. Un viticulteur catégorie businessman. Sa réputation est internationale, son vignoble s'étend sur quatre continents. Quant à son sens du marketing, il ne fut pas pour rien dans la percée du « bon vin » sur le continent américain dès les années 1970. Bref, notre octogénaire a bien mérité de la viticulture... À un détail près. Car l'homme a un défaut majeur: il n'est pas Français. Robert Mondavi, puisque c'est de lui qu'il s'agit, est Américain. « Italo-américain », aime-t-il dire, même s'il est bel et bien né aux États-Unis. Et ça, c'est une faute de goût impardonnable.

Comme si cela ne suffisait pas, l'impudent eut le toupet de venir se mêler de vins chez nous, dans cet hexagone béni des dieux en général et de Bacchus en particulier. En 2000 et 2001, l'affaire met en ébullition le Landerneau viticole : Mondavi veut acheter de la terre du Languedoc pour y planter sa vigne et y élaborer un vin. Pas n'importe quelle piquette: sur cette terre méditerranéenne qui produit d'excellents breuvages, mais qui souffre d'une image médiocre, il entend faire jaillir le fleuron de sa production. Il dépêche donc dans la région de Montpellier un ?nologue chargé de trouver la meilleure terre. David Pearson est enthousiaste. Ce Californien de trente-neuf ans adore la France tout autant que le vin. Il a d'ailleurs peaufiné son art dans des châteaux français, après l'avoir étudié à l'université de Californie. Il sait - et d'ailleurs tous les connaisseurs français le savent - que le Languedoc peut produire bien autre chose que le vin de table vendu par hectolitres. Lui a l'intention d'investir 7 millions d'euros pour produire un nectar qui se vendra à 60 dollars la bouteille, en Angleterre ou aux États-Unis. C'est dans le massif de l'Arboussas, dans le village d'Aniane, qu'il trouve, aidé d'un jeune ?nologue français, les 50 ha qui feront son bonheur. Sans rien inventer, d'ailleurs: on trouve là deux bijoux de la région, Le mas de Daumas-Gaussac, dont la réputation est mondiale, et La grange des Pères.

Seulement, pour Mondavi, c'est le début des ennuis. Une coalition pour le moins hétéroclite part en guerre, emmenée par le propriétaire de Daumas-Gaussac, Aimé Guibert de la Vaissière, un ancien industriel qui chausse les sabots de José Bové. Des chasseurs aux écologistes, on reproche au Californien de vouloir défricher des hectares de forêt et de détruire ainsi le patrimoine naturel de la commune. David Pearson a beau répéter qu'il ne veut nullement faire une « usine â vin » mais bien installer un grand cru, il a beau promettre de disséminer sa vigne en petites parcelles de 5 hectares pour ne pas défigurer le massif, la révolte gronde.

L'affaire trouvera son épilogue dans les élections municipales de 2001: le maire socialiste d'Aniane, qui soutenait le projet, est balayé au profit de son adversaire communiste qui avait promis de bouter la « multinationale américaine» hors d'Aniane. Mondavi est reparti avec ses rêves et ses millions. Des dizaines d'autres villages de France lui ont écrit pour lui proposer des terres à vendre. Mais l'Américain s'est fait son opinion : «Il est trop difficile de faire du vin en France» [Business Week, 3 septembre 2001]. Pour certains, à Aniane, le verre de la victoire a dû avoir un goût amer. Cette même année, la coopérative - à laquelle Mondavi s'était engagé à acheter 4 500 hectolitres par an - est restée avec d'importants excédents invendus. Mais l'essentiel est ailleurs. Le plus saisissant, c'est que le complexe d'Astérix ait pu s'exprimer avec autant de vigueur à l'occasion de ce projet qui n'avait pourtant rien de monstrueux. La « multinationale» dénoncée si véhémentement compte... à peine un millier de salariés, pour un chiffre d'affaires de 300 millions d'euros. À l'échelle de la viticulture c'est beaucoup, mais bien minuscule pour être qualifié de multinationale (à titre d'exemple le très français Pernod-Ricard, qui investit beaucoup dans le vin à l'étranger, réalise près de 5 milliards de chiffres d'affaire) ! Seulement, le qualificatif est commode. Il permet de convoquer toute l'imagerie de la méchante mondialisation. Mondavi se voit qualifier de «McDonald's de la viticulture»...

C'est bien injuste, y compris pour la viticulture française : le Californien a construit une bonne part de sa réputation sur l'un de ses vins, Opus One qui, de dégustation en dégustation, rivalise avec les meilleurs bordeaux. Un grand cru d'ailleurs issu d'une association avec le baron Philippe de Rothschild... Mieux, Mondavi est même membre d'un club très fermé, baptisé Primum Familiae Vini, qui réunit douze familles de propriétaires de vignobles prestigieux, toutes européennes à l'exception de Mondavi. Un club résolument conservateur, qui récuse l'arrivée des banquiers et autres assureurs dans son monde et s'insurge contre la course à un «goût supposé des consommateurs ». On s'en doute, la presse anglo-saxonne, spécialisée ou non, s'est régalée de l'histoire de ce petit village gaulois qui se dresse contre l'envahisseur américain. D'autant que les protagonistes eux-mêmes ne firent rien pour échapper à la caricature. Sur les ruines du projet Mondavi, on ne tarda pas à voir arriver... Obélix, sous les traits de l'acteur Gérard Depardieu, qui incarna deux fois à l'écran le personnage de BD, et se pique, entre autres investissements exotiques, de viticulture. À L'Humanité', il dit combien «cette histoire incroyable de ce petit village qui résiste à l'envahisseur» lui a plu [L'Humanité, 30 septembre 2002].

On l'a compris, c'est d'identité qu'il s'agit: l'Américain vient, chez nous, se mêler de « la » spécialité française. Le vocabulaire ne trompe pas: on parle de «démarche colonialiste». L'histoire est, en tout cas, emblématique: elle surgit au moment où le vin français est mis à mal. Pour une seule raison : son refus de s'ouvrir au monde, de s'adapter. L'immense majorité de la population française campe encore largement sur la certitude que l'excellence viticole française ne se discute pas. Mais les professionnels savent eux que l'heure de l'alarme a sonné.

Les rapports, d'experts ou de parlementaires, se succèdent : on tremble devant les vins du Nouveau monde (Californie, Chili, Australie...) qui partout taillent des croupières à nos bordeaux et bourgogne. Après deux décennies d'expansion débridée, la gueule de bois menace. Certes, la France est toujours leader sur le marché, mais partout les ventes s'effritent. La part de marché mondiale des vins français est passée de 50 à 40% en dix ans. Au Royaume-Uni, qui a fait le succès, et la fortune, des bordeaux, la part de marché française chute d'année en année [Elle est passée de 49 % en 1990 à 22 % en 2000]. Tout se passe comme si les étrangers amateurs de vin avaient décidé de trancher la querelle entre Bordeaux et Bourgogne au profit de l'Australie... Il y a pire: depuis peu les Asiatiques, Chinois ou Sud-Coréens, en tête ont découvert le vin avec passion. Leur passion pour les alcools forts avait fait le bonheur des producteurs de cognac. Désormais, le chic du chic, c'est le vin. Eh bien, la France est en passe de manquer ce train-là. Alors que la croissance du marché viticole dans le sud-est asiatique est de 20 à 30 %, les producteurs français n'ont pas fait mieux que 4 %.

Pourtant, le vin français a bel et bien servi de modèle. Beaucoup des ?nologues qui ?uvrent au Chili, en Californie ou en Australie ont appris leur métier en France. De nombreuses entreprises françaises se sont elles-mêmes directement installées sur ces terres de conquête. Au Chili, par exemple, sur une centaine de grands exploitants, on compte quelque vingt français. Mais au pragmatisme du Nouveau monde - venu chercher les recettes des meilleurs, c'est-à-dire des Français - a répondu le dogmatisme. Et un certain contentement de soi: les fameuses AOC (Appellations d'origine contrôlées), garantes du respect du terroir, abritent aussi beaucoup de laisser-aller. «Nos échecs à l'exportation trouvent principalement leur source dans un manque de rigueur», constate ainsi le contrôleur général des offices Berthemeau dans un rapport qui secoua le milieu, en 200 L« Sous les grandes ombrelles que sont nos AOC, surtout celles qui jouissent de la plus grande notoriété, s'abritent des vins moyens voire indignes de l'appellation [...] Nous étions sur notre petit nuage, grisés, insoucieux telle la cigale de la fable, alors qu'il eut fallu capitaliser les dividendes de cette embellie en investissements commerciaux, en un pilotage fin de chacun de nos vignobles».

Coûteuse autosatisfaction...

Miroir, mon beau miroir...

Comment mieux démontrer l'effet délétère qu'induit la conviction d'être le meilleur ? Cette hypertrophie du moi national, les étrangers « amis de la France » la connaissent bien. Aux yeux de beaucoup d'observateurs de notre beau pays, rien n'illustre mieux ce travers que notre fameuse «exception culturelle». La frénésie avec laquelle l'ensemble de la classe politique s'est emparée de ce thème est vue, le plus souvent, comme la preuve définitive de l'arrogance française. Car si, à travers le monde, un combat pour la « diversité culturelle» a toutes les chances de rassembler très largement, l'idée d'une «exception française» renvoie immédiatement à une «supériorité française» pour la défense de laquelle, curieusement, les pays autres que la France ne voient pas bien l'intérêt de se battre...

Une fois de plus, ce sont nos amis et voisins francophones qui sont les mieux à même de nous déciller sur la question. Au lendemain du choc Le Pen du 21 avril 2002, Le Temps de Genève expliquait ainsi cet « accident » par l'abus «d'une drogue hallucinogène qu'on appelle exception française». L'éditorialiste suisse en donnait cette très juste définition : « Elle crée l'illusion heureuse de vivre dans un univers particulier, supérieur à tout autre» [Cité in Courrier International, 22 avril 2002]. Évidemment, plus dure est la chute. « Le fossé qui sépare la rhétorique de l'exception culturelle de la réalité crue du capitalisme», explique ces résultats électoraux, assurait pour sa part le quotidien espagnol El Pais.

«Depuis des siècles, notre pays a dans le monde la supériorité incontestée du goût, de ce sentiment élégant de la couleur et de la forme qui trouve son application dans toutes les productions du génie humain. Nous avons imposé à l'univers entier jusqu'à la forme des objets intérieurs des demeures. » À peu de choses près, ces mots pourraient servir à définir ce qu'est en fait l'exception culturelle française: un sentiment de supériorité. Cet extrait date de 1896. Le journal officiel annonçait alors la fameuse Exposition universelle de 1900, qui allait «conforter l'image de la France, reine des Arts et de la Civilisation» [Cité par Anne-Claude Ambroise Renda in La puissance française à la Belle-époque, Éditions complexes, Bruxelles, 1992, dirigé par Pierre Milza et Raymond Poidevin].

. Sans doute, à l'époque, ce discours avait-il quelque fondement. Mais déjà, l'Exposition révélait une dangereuse tendance à vouloir à tout prix se voir la plus belle dans son beau miroir. Ainsi, la presse de l'époque assure que l'exposition d'art du Grand Palais prouve «définitivement la supériorité de la France». Rien de moins. À ce détail près, que « la place allouée aux ?uvres étrangères a été réduite à la portion congrue [...] Dans ces conditions, la France n'a pas éprouvé de difficulté à s'adjuger la première place» [Anne-Claude Ambroise Renda, Ibid].

La méthode a, semble-t-il, perduré. Elle a même prospéré à mesure que la « supériorité » artistique française cessait définitivement d'être une réalité pour devenir un fantasme. Prenons l'art contemporain. Dans ce secteur très particulier, totalement « mondialisé », les artistes français ne comptent plus guère. Et pourtant, les communiqués de victoire se succèdent. Pas une Biennale ne se déroule sans consacrer l'art contemporain français, nous assurent les porte-paroles officiels. Et gare au «premier qui dit la vérité ». Alain Quemin le sait mieux que personne. Ce sociologue, spécialiste de l'art contemporain, fut chargé, par le ministère des Affaires étrangères, d'un rapport. Question posée par le Quai d'Orsay: oui ou non l'art contemporain français est-il en déclin ? Ses conclusions furent sans appel: la situation est catastrophique. Devinez quelle fut la réaction des autorités? Rapport enterré... Inspiré par la menace terroriste qui occupe alors les esprits, un haut fonctionnaire assure que le rapport est «écrit à l'anthrax» [Guy Amsalen, délégué aux Arts plastiques, lors du 3' congrès interprofessionnel de l'art contemporain, Nantes, 15 et 16 novembre 2001]. L'expert avait commis un bien grand crime : pour tenter de situer la place de la création française, il s'est penché sur la cote des artistes nationaux, ainsi que sur leur place dans les grands musées internationaux. Résultat, pas plus à Berlin qu'à San Francisco, à Amsterdam, à Munich ou à la Tate Modern Gallery de Londres, on ne trouve dans les expositions permanentes une ?uvre française postérieure aux années 1970. D'une dizaine de Français présents dans le peloton de tête du marché international dans les années 1970, on est passé aujourd'hui à seulement trois ou quatre. Le désaveu est moins pour les artistes français que pour les conservateurs de musées et les diverses institutions françaises, qui décident quels artistes ils veulent aider. «Ce travail montre simplement que leurs critères de choix ne tiennent pas à l'international », tranche Alain Quemin, «pour qui dans un domaine aussi internationalisé que l'art contemporain, c'est catastrophique». 'lotit occupés à dénoncer l'horreur économique du marché, les conservateurs français privilégient les artistes qui ne vendent pas. Comportement suicidaire: non seulement les artistes ainsi subventionnés ne trouvent pas de public, lequel déserte donc leurs expositions. Mais il y a pire: ceux qui auraient les chances de percer sont livrés à eux-mêmes. Et bien souvent contraints d'aller voir ailleurs.

Ce fur le cas de Ghada Amer. Cette artiste de renommée internationale, Égyptienne arrivée en France à l'âge de onze ans, f t ses études à Paris et Nice, à la Villa d'Arçon. Bien que déjà remarquée en France, elle ne parvenait pas à y percer. Et quand, pour cause de loi Pasqua, le renouvellement de sa carte de séjour lui a été refusé, elle est partie à New York. Là, un très influent commissaire d'exposition, Jeffrey Deitch, l'avait repérée. En deux semaines, la jeune femme a obtenu sa carte verte.

«France, reine des arts et des civilisations», disait-on à l'Exposition de 1900. C'était il y a plus d'un siècle... On est bien obligé de constater aujourd'hui que Paris n'est plus ce phare des arts et de la culture où accourraient les talents artistiques et littéraires du monde entier. Nul besoin d'aucun discours pour prouver que «l'exception culturelle française» n'est qu'un vain discours. En ne venant plus s'installer à Paris, les artistes d'aujourd'hui votent avec leurs pieds contre l'exception culturelle. Il n'est pas nécessaire d'être un aussi fervent libéral que l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa pour constater avec lui qu'une époque est bien révolue, celle où « Paris était l'aimant qui attirait et assimilait les talents artistiques et littéraires venus des quatre coins du monde. À l'instar des Roumains Cioran et Ionesco, du Grec Castoriadis, du Belge Caillois ou du Suisse Jean-Luc Godard, d'innombrables musiciens, cinéastes, philosophes, sculpteurs, peintres, écrivains, quittaient leur pays d'origine, contraints ou non et couraient s'installer à Paris» [La Nation, in Courrier International, op. cit.]. La frénétique revendication d'exception culturelle a abouti à ce que Vargas Llosa appelle un « provincialisme chauvin et ridicule ».

Cette lucidité tranche avec le discours officiel de la République: « Dans le domaine musical, la France a une place de premier plan. Elle attire des artistes de nombreux pays s'exprimant dans toutes les langues, produit leurs musiques et leur sert de tremplin. Un peu comme Montparnasse au début du vingtième siècle pour les peintres ! » Qui dit cela ? Hubert Védrine, alors qu'il est ministre français des Affaires étrangères. Miroir, mon beau miroir...

 

Ce cinéma que le monde nous envie...

 

Soit, dira-t-on, mais le cinéma ? La voilà l'exception française ! Connaît-on meilleur exemple de ce modèle que le monde entier nous envie ? De plus belle résistance à l'hégémonie américaine? Le triomphe s'étale dans tous les journaux. Chaque Amélie Poulain, chaque Astérix est l'occasion de célébrer le génie français et son rayonnement. Entendons-nous, il y a bien une exception cinématographique française : mieux que les autres, le cinéma français résiste sur son territoire. Dans l'Hexagone, les films français emportent une part de marché, en moyenne, deux fois supérieure à celle des autres cinémas européens sur leurs marchés domestiques. Et ce sont bien les aides financières à l'industrie du grand écran qui permettent ainsi au cinéma tricolore de résister face à Hollywood. D'une part les fortes obligations des chaînes de télévision en matière de production cinématographique, d'autre part la taxe sur les billets qui, prélevée sur chaque entrée, finance les films français par les « blockbusters » américains.

Seulement, cette exception cinématographique n'a absolument aucune conséquence sur le «rayonnement français» ni sur la place de notre cinéma dans le monde. Qu'on prenne un peu de recul et l'on s'apercevra que la part de marché des films français chez nos voisins européens navigue entre 1 et 3 %. La France y est certes souvent en tête des Européens, mais pas toujours. Ainsi, en Grande-Bretagne, en 2002, les films italiens ont attiré deux fois plus de spectateurs que les films français. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'à l'export, le cinéma français n'écrase pas ses concurrents. En 2001, on fit des gorges chaudes du succès international d'Amélie Poulain. Cette année-là (il y eut aussi Le Placard, Le Pacte des Loups... ), le cinéma français a quadruplé ses résultats aux États-Unis. Pour autant, les écrans américains n'ont pas été envahis par les films français. Amélie est certes sorti de la confidentialité qui attend en général les films français aux États-Unis. Mais on est loin du succès populaire. Le film de Jean-Pierre Jeunet a été distribué dans deux cents salles (sur quelque 25000). Il a récolté moins de 10 millions de dollars. Outre-Atlantique, un succès (un « blockbuster» ) s'établit autour de 100 millions de dollars... Dans le Top 250 des films de 2001, publié chaque année par le journal professionnel Variety, on ne trouve que 9 films français. Du provisoire : dès l'année suivante, le cinéma français retombera à son étiage normal, à un tiers de cette performance. Autrement dit pas grand-chose.

Comment pourrait-il en être autrement ? Car l'exception cinématographique française est purement quantitative. Grâce aux diverses aides, il est, en France, assez facile de financer un film, en tout cas, beaucoup plus qu'ailleurs. Le préfinancement est quasi total, le succès en salle n'est donc qu'accessoire pour le producteur. La France produit ainsi un nombre considérable de films (deux cents en 2002), sans la moindre considération d'un quelconque succès public. D'autant moins que le système accouche de quantité de «premiers films» (une cinquantaine par an), alors qu'aucun pays ne peut évidemment prétendre découvrir autant de nouveaux talents chaque année. Beaucoup de professionnels le reconnaissent d'ailleurs, tout en proclamant tout de même leur attachement à «l'exception française »: la qualité pâtit de cette abondance. La production française manque notamment de bons scénarios. Aux États-Unis, sur dix projets, un seul sera réalisé, contre un sur quatre chez nous [Source: ,Les aides au cinéma français», Alain Mathieu, Les dossiers de l'IFRAP, avril 2002]. L'industrie cinématographique hexagonale consacre 2 à 3 % en dépenses d'écriture de scénario, «trois fois moins que pour les petits fours lors de la sortie de nos films, soit 6 à 7 %», dit Charles Gassot, un des principaux producteurs français" [Positif, mai 2001].

Les spécialistes de la profession n'ignorent évidemment rien de tout cela. C'est pourquoi ils déploient une énergie considérable à... mentir. Quelques critiques positives dans des revues élitistes américaines deviennent, vues de France, un «succès populaire». Grand manitou du septième art, Daniel Toscan du Plantier, décédé en février 2003, était devenu un expert en la matière. À la tête d'Unifrance, organisme parapublic, il assurait la promotion du cinéma français à travers le monde. Un travail qui consistait, en fait, en l'organisation de voyages pour les stars et autres notables du cinéma français, au fil des festivals organisés par Unifrance.

Unifrance, qui semble tenir à ce que l'image du cinéma français à l'étranger soit caricaturale, met un point d'honneur à ne promouvoir que les films qui n'ont aucune chance de rencontrer un public étranger - pour la bonne raison qu'ils n'ont en général rencontré aucun public en France... Ainsi, lors de l'édition 2001 du festival d'Acapulco, on ne trouve aucun des succès du moment (Amélie, Le Placard...), mais des ?uvres plus obscures les unes que les autres : Ceci est mon corps (21000 entrées en France) ; Grégoire Moulin contre l'humanité (81000), l'Emploi du temps (167 000) ... C'est à propos de ce même festival que l'on put entendre l'ambassadeur de France au Mexique, Philippe Faure, se réjouir de ce que les Mexicains étaient «prompts à me témoigner leur goût pour le cinéma français. Beaucoup de mes interlocuteurs, continuait l'ambassadeur, me font part [...] de leur plaisir d'avoir ainsi accès à une alternative à la culture hollywoodienne prédominante». Après cette belle envolée, l'ambassadeur attendra un peu pour rappeler que la part du cinéma français au Mexique s'établit à 2,8 %...

Contrairement aux idées reçues, les faibles performances à l'exportation ne sont nullement compensées par des succès dans les grands festivals, qui consacreraient la créativité française. À Berlin, à Venise ou même à Cannes, la France n'obtient pas de meilleurs résultats que les autres. Visiblement, le génie français n'éblouit pas plus les jurys de ces festivals que les spectateurs du monde entier.

 

La bataille du thermomètre

 

Le paradoxe français c'est que ce mépris pour la réalité se combine avec une passion pour les classements et autres hit-parades. Peu de peuples ont autant que les Français le goût de se comparer aux autres. Ou mettent autant d'ardeur à critiquer le résultat de ces comparaisons, pour peu qu'elles ne mettent pas suffisamment en valeur le très exceptionnel modèle français.

L'éducation en fournit le meilleur des exemples. À partir des années 1990, les pays industrialisés, tous peu ou prou confrontés à une crise de leurs systèmes scolaires ont commencé à vouloir en mesurer les performances. Et donc à les comparer les uns aux autres. L'OCDE entreprit ainsi une étude sur l'illettrisme. Seulement voilà, en 1995, juste avant la publication, le gouvernement français décida de se retirer de l'enquête. Officiellement, le travail de l'OCDE était jugé trop peu fiable, scientifiquement contestable... Un peu facile. Surtout quand on sait ce qui aurait dû résulter de l'étude: la France y apparaissait en avant-dernière position, juste devant la Pologne [Le Point, 7 mai 1999]. Et très loin derrière la Suède, l'Allemagne et même les États-Unis. Mais évidemment, le stratagème fit long feu. Ce qui devait arriver arriva. Le retrait français n'effaça nullement l'humiliation, elle la souligna bien au contraire. Du coup, les experts du ministère de l'Éducation jurèrent qu'on ne les y reprendrait plus. De la rue de Grenelle partirent les instructions pour qu'à l'avenir la France n'ait plus à chercher son salut dans une piteuse fuite : il fallait infiltrer les divers organismes internationaux chargés de ces classements pour s'assurer que les critères d'évaluation ne seraient pas trop défavorables à la France.

Pour pratiquer cet entrisme, l'administration hexagonale n'était pas dépourvue. Depuis 1987, à l'initiative du ministre de l'Éducation d'alors, René Monory, un bataillon de statisticiens, de sociologues et de démographes, ausculte en permanence l'école française. Ce sont ces spécialistes qui sont mis à contribution pour faire en sorte que l'OCDE jette sur les résultats de l'école française un regard moins sévère, « plus juste». Décidément non ! Il ne sera pas dit que le « modèle éducatif français» n'affiche que de médiocres résultats.

La preuve du succès de la méthode s'appelle PISA. C'est le nom - pour Program for International Student Assessment - d'un grand programme pluriannuel de l'OCDE pour évaluer les performances des élèves de différents pays industrialisés en lecture, en mathématiques et en sciences. Car, dans tous les résultats, distillés, mois après mois à partir de 2001, la France a enfin quitté la queue des classements. Les performances ne sont certes pas mirobolantes. Ainsi, dans le «classement général», la France n'apparaît pas dans les dix premiers et se situe tout juste au-dessus de la moyenne des pays de l'OCDE. À en juger par le très faible impact de PISA dans les médias français, tout le monde semble content. Le ministre français de l'Éducation peut en tout cas être satisfait, il s'en tire beaucoup mieux que son homologue allemand. Outre-Rhin, la publication de l'étude a, en effet, créé un véritable traumatisme. Les résultats de l'Allemagne, 21e sur trente-deux pays, y sont catastrophiques, très inférieurs à la moyenne. Le « choc PISA » a même été au c?ur du débat politique allemand.

En France, point de « choc PISA » ! Tous les ministres de l'Éducation, mais aussi tous les responsables syndicaux et encore la majorité des professeurs peuvent continuer à conclure tous leurs discours sur l'école française par un: « Tout de même, le système français est encore un des meilleurs du monde... » C'est une rengaine, un passage obligé, le sésame de tout responsable politique qui ne veut pas être tenu pour un traître à la nation éducative. Certes notre école souffre, nos profs en bavent, « Mais enfin, c'est une des meilleures du monde. » Même un ministre aussi sulfureux que Claude Allègre prend soin de l'affirmer: «Parmi les atouts de la France dans la mondialisation, le meilleur, c'est l'éducation [...] Le système d'éducation français est encore considéré comme l'un des meilleurs du monde» [Claude Allègre, Toute vérité est bonne à dire, Fayard et Robert Laffont, 2000, p. 215 et 216]. Juste après quoi, celui qui est encore ministre dit tout de même que «nous prenons un retard considérable dans la formation scientifique par rapport à des pays comme la Corée, Hong-Kong, Singapour, Taiwan »... Comme si même les plus lucides devaient succomber à l'aveuglement volontaire, à une sorte de schizophrénie: critiquer notre système, en dénoncer les défauts, les travers, certes; mais accepter que d'autres dans le monde font mieux, sûrement pas ! PISA (comme toutes les autres études du même type) a beau nous démontrer que les petits Français ont moins de chance que les japonais, mais aussi les Finlandais, les Canadiens, les Britanniques ou les Autrichiens, « tout de même, nous avons le meilleur système »...

Mais plus encore que l'Éducation nationale, il est un milieu qui se distingue par son aveuglement volontaire. C'est celui des scientifiques. Pas question de critiquer la recherche « à la française ». Il suffit d observer le tir de barrage auquel se livrent nombre de chercheurs français dès qu'il s'agit de mesurer leurs « performances ». Qu'une revue des plus sérieuses, comme La Recherche, s'avise de publier une enquête très alarmiste sur l'état de la recherche française [La Recherche, n° 352, avril 2002. L'auteur de l'article et directeur de la rédaction de La Recherche, Olivier Postel-Vinay en a tiré un ouvrage, Le grand gâchis, Éditions Eyrolles, 2003] et les forums internet spécialisés sont assaillis de messages critiquant vigoureusement les indicateurs utilisés par la revue pour son enquête. L'auteur de l'article n'a pourtant rien inventé: il s'est simplement servi d'instruments forgés ces dernières années et reconnus internationalement. Et le résultat est douloureux. Qu'il s'agisse du nombre de publications scientifiques, du nombre de brevets déposés ou du nombre de citations de chercheurs français dans des recherches ultérieures, la France se situe immanquablement dans le bas des classements. Selon la Commission européenne, qui a construit un indicateur global censé mesurer la dynamique des performances de chaque pays en matière d'innovation, la France est même le pays qui accuse le plus net retard.

Triste résultat : tout en produisant ces médiocres performances, les scientifiques français sont aussi parmi les mieux traités au monde ; aucun autre pays n'accorde plus d'argent public à la recherche et au développement (civil et militaire), soit 4,95 % du budget. La France compte aussi plus de chercheurs publics que tous les autres grands pays. Mais qu'un ministre s'avise de vouloir réformer le CNRS - Claude Allègre, encore lui - et tous se lèvent comme un seul homme pour défendre «l'excellence française» ainsi menacée. Précisons qu'en 2000, les mêmes 11000 chercheurs se sont distingués par le dépôt de cent soixante et un brevets... On comprend l'énervement des chercheurs français, et de leurs syndicats qui se sont élevés contre cette enquête de La Recherche, comme ils le font contre toute tentative d'évaluation des résultats de la politique de recherche publique.

Mais on sent bien qu'il est vain de vouloir discuter, de prétendre mesurer la pertinence du «modèle français». La France est exceptionnelle par nature. C'est cette définition de l'exception française que donne Jack Andrew, qui fut correspondant à Paris du Financial Times : "la conviction profonde qu'il n'existe qu'une seule bonne façon de faire les choses : la façon française" [Jack Andrew, Sur la France, Vive la différence, Odile Jacob, 1999].

On ne saurait mieux dire.

 

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

 

[© R. Gubert et E. Saint-Martin, in L'arrogance française, Balland, 2003, 272 pages [L'extrait présenté figure aux pp. 141-163]