Lorsqu'il était président de la République, le Général De Gaulle avait fait installer à l'Élysée un compteur électrique qui lui permettait de connaître - et de payer - sa consommation personnelle. Quant à sa correspondance, lorsqu'elle ne concernait pas les affaires de l'État, elle était toujours postée à l'extérieur du Palais, c'est-à-dire que le Général réglait de sa poche les timbres...

 

Ce souci d'économiser l'argent public - poussé jusque dans le détail - paraîtra aujourd'hui parfaitement anachronique et, disons le vrai, un peu ridicule.

Mais De Gaulle appartenait au XIXe siècle laborieux, pour lequel "Un sou était un sou", qui, dès l'école laïque ou religieuse, enseignait l'honnêteté aux enfants. Les parents tenant le même langage, le pays baignait dans la morale des fables de La Fontaine. Vous savez : "Qui veut voyager loin ménage sa monture", "Pierre qui roule n'amasse pas mousse", "Qui vole un œuf vole un bœuf" et surtout "Travaillez, prenez de la peine".

Bien entendu, il y avait des scandales, des magouilles, des tricheries. Mais leurs auteurs ne se trouvaient que rarement et, pour peu de temps, honorés et flattés. Très vite, ils étaient mis au ban de la société, le mot : "C'est un malhonnête homme" valant condamnation.

Nous avons changé tout cela. Aujourd'hui, un honnête homme est un personnage risible qui n'entend rien au monde dans lequel il vit, un dinosaure en somme.

La formule "Un malhonnête homme" a disparu du discours politique et des propos quotidiens. Le champ des malhonnêtetés s'étant considérablement étendu, il faudrait, d'ailleurs, l'employer constamment. On a préféré le mettre au rancart.

L'argent est à l'origine de cette banalisation de la malhonnêteté dans la politique, dans le sport, dans les affaires, dans la vie quotidienne.

Si celui qui triche gagne argent, pouvoir, honneurs, comment voulez-vous que la tricherie ne soit pas une très forte tentation, un cancer du mal ? Lorsque les hommes politiques, pour l'emporter doivent mener des campagnes, "à l'américaine", c'est-à-dire avec une surabondance de moyens techniques dépassant leurs moyens financiers personnels et ceux - maigres - de leur parti, ils entrent obligatoirement dans la spirale des concessions et de la corruption. Nous connaissons tous des politiciens dont le train de vie ne correspond nullement aux ressources et nous devinons que la partie émergée des scandales n'est rien à côté de la partie encore immergée, car il faut bien du temps avant de voir monter à la surface, c'est-à-dire dans les journaux et dans les livres, tout ce qui était dissimulé sous les mots vertueux des grands discours électoraux.

L'argent pour le pouvoir et pour l'argent. L'argent et la gloire, récompenses d'un succès volé. La triste affaire du dopage du cyclisme trouve son explication dans l'impossibilité pour un coureur de gagner aujourd'hui, ou de bien se placer, sans dopage. Alors, celui qui refuse de se doper est non seulement assuré de perdre les courses (et bientôt son contrat) mais encore d'être tenu à l'écart, exclu psychologiquement et physiquement du groupe. Il est le dérangeur et devient le mouton noir, celui qui, par son attitude moralisatrice, "gâche le métier".

Le Professeur Jean-Paul Escande qui, depuis des années, dénonce le dopage et ses méfaits car, en l'écoutant ou en le lisant, on comprend fort bien - mais les sportifs et leurs employeurs ne comprennent manifestement pas - que tout ce qui permet à l'individu de se dépasser artificiellement ruine relativement vite sa santé, le Professeur Jean-Paul Escande a clairement laissé entendre vendredi, sur France Inter, qu'au-delà du cyclisme c'était l'athlétisme qui, dans la plupart de ses disciplines, était touché et il a mis en cause les contrôles qui ne révèlent rien.

II y a moralement plus grave : on ovationne, on couronne, on fête, on décore des athlètes dont autorités, organisateurs et public savent ou soupçonnent qu'ils sont dopés.

Les performances inscrites sur les tablettes sont donc souvent obtenues par trucage mais cette malhonnêteté ne dérange presque personne. Et ne scandalise plus. Les foules veulent du spectacle, elles réclament des "dieux du stade", des "Aigles des Alpes" ; elles s'enthousiasment à l'annonce de la chute de records sans s'intéresser aux méthodes mises en œuvre pour obtenir les résultats. Le procès Festina qui est, en réalité, celui de tout le cyclisme, aura-t-il des effets ? Moralisera-t-il le sport ? Provisoirement peut-être.

À moyen terme, la chose est douteuse puisque tout repose sur la conscience des individus et que la conscience est plus élastique que jamais, l'appât du gain étant toujours plus grand.

Dans la mesure où il est un trucage, le dopage ne concerne pas que le sport.

Puisque, sous peine de ne pas "s'en sortir", il faut imiter les plus malins, les plus astucieux, les plus combinards, le trucage n'est malheureusement pas sans influence dans le monde des affaires.

Pourquoi rester honnête quand tant d'autres ne le sont pas ? Et pourquoi, dans la vie quotidienne, dans l'entreprise, au bureau, remplir convenablement sa tâche quand tant d'autres, dopés à l'hormone de paresse, se la coulent douce ?

Mais, du haut en bas de l'échelle, quels exemples ! La délinquance juvénile n'a jamais été aussi élevée. On le constate sans être surpris.

Le relâchement ou l'absence des liens familiaux, la disparition dans l'enseignement des règles morales fondamentales, l'influence de la télévision, le prestige acquis par des hommes et des femmes "gonflés" par les médias, et dont la carrière repose sur le bluff, tout incite aujourd'hui les jeunes à tenter d'imiter ces gloires dont on a fait des idoles... C'est-à-dire des faux dieux...

 

 

© Henri Amouroux in La Provence, dimanche 30 octobre 2000, p. 22

 

 


 


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