Une revue qui m'apporte trimestriellement des satisfactions s'agissant d'une passion que je partage avec de nombreux retraités (ou autres), a publié dans sa livraison de septembre dernier (n° 45) un article consacré à un poète "fusillé" dont je dois dire, à ma grande honte, que je n'avais jamais entendu parler. Qu'il me soit permis, à l'occasion de l'éclosion de ce printemps, de faire partager une science fraîche...

 

 

I. Article extrait de la Revue "Origines ardéchoises", René Leynaud (1910-1944), le poète fusillé(1)

 

Une rue du premier arrondissement de Lyon, sur les pentes de la Croix Rousse, ancienne rue de la Vieille Monnaie où Claude Besson exploitait un atelier monétaire au XVe siècle, porte depuis 1945 le nom de René Leynaud.

 

René Leynaud est né à Vaise, quartier du 5e arrondissement(2) de Lyon, le 24 août 1910, dernier enfant de Frédéric Ernest Leynaud et de Marie Cécile Charray, mariés à la mairie du 5e arrondissement de Lyon le 1er juillet 1882. Frédéric Ernest Leynaud est teinturier et habite 20 rue du Pont de la Gare à Lyon. Il est originaire du hameau du Merzelet à Vinezac, où ses parents, Régis Leynaud et Ursule Jaussen, sont agriculteurs. Trois de ses frères et sœurs vivent et se marient dans ce même 5e arrondissement de Lyon, Frédéric Auguste, tanneur, marié en 1883 à Marie Sophie Barbe, de Saint-Agrève ; Théophile, teinturier, marié en 1885 à Virginie Victoire Ida Lucie Vidal de Largentière ; et Marie Louise, sans profession, mariée en 1888 à Jean Louis Sylvain Constant de Chauzon. Marie Cécile Charray, qui habite 9 rue de Bourgogne à Lyon en 1882, est déclarée sans profession, fille d'Augustin Charray et de Marie Thoulouze, cultivateurs à Payzac.

Les pérégrinations professionnelles de Frédéric Ernest Leynaud amènent la famille dans diverses communes ; Vaise à Lyon où deux enfants naissent en 1882 et 1883 ; chauffeur à Cours(3) (trois enfants entre 1888 et 1892) ; retour au pays natal, cafetier et cultivateur quartier de la Gare à Saint-Sernin (trois enfants entre 1894 et 1897) ; puis teinturier à Saint-Rambert-l'Île-Barbe(4) (une fille en 1901), à nouveau le quartier de Vaise où il est charbonnier (3 enfants entre 1906 et 1910). Frédéric Ernest meurt dans ce quartier le 17 novembre 1913. La famille change d'arrondissement et s'installe au n° 6 rue de la Vieille Monnaie où Marie Cécile Charray s'éteint le 19 juin 1939. René fréquente le lycée Ampère. Il devient rédacteur au quotidien Le Progrès en 1933, tout en continuant ses études de droit.

Mobilisé en 1939, il combat en Lorraine puis en Belgique. Il se retrouve dans la poche de Dunkerque d'où il réussit à rejoindre l'Angleterre le 4 juin 1940, dans un bateau à moteur rafistolé par des militaires du Génie qui l'acceptent à leur bord. Mais, une fois en mer, l'embarcation prend l'eau. Ils durent pomper pendant la traversée et mirent vingt-deux heures pour rejoindre Plymouth. Rentré dans la France de Pétain, il reprend son travail de journaliste au Progrès.

Le Progrès est un des trois quotidiens édités à Lyon avant la seconde guerre mondiale avec Le Nouvelliste et Lyon Républicain. Le titre, fondé le 12 décembre 1859 par Jean François Chanoine, imprimeur dans le sous-sol de l'hôpital de la Charité, a toujours marqué son indépendance vis à vis du pouvoir politique, aux risques d'être parfois suspendu de publication. Pendant la guerre, le quotidien, sous la direction d'Émile Brémond, comptait parmi ses rédacteurs quelques grandes plumes venues de Paris, qui devinrent responsables de réseaux de Résistance dans la région : Yves Farge, Marcel Rivière, Rémy Roure, Georges Altman, Henri Bouet, Henri Amoretti et Pierre Corval. Après l'invasion de la zone sud, Émile Brémond et les membres du Conseil de gérance du Progrès suspendent la publication du journal avec l'approbation des représentants de la rédaction. Le dernier numéro paraît le 12 novembre 1942. Les locaux de la rue de la République sont réquisitionnés par la Milice.

Sous le pseudonyme de Clair, René Leynaud entre très tôt en Résistance. Il est responsable du service de renseignement de Combat, il assure la direction locale du Comité national des journalistes clandestins. Il participe à la création de plusieurs journaux clandestins, dont Combat et La Marseillaise.

Il est membre du "groupe de la rue Viala" sous la direction d'André Bollier, dit Velin, né à Paris en 1920, entré à l'école Polytechnique à 18 ans, qui est ingénieur aux Câbles de Lyon depuis l'automne 1941. André Bollier installe pièce par pièce une imprimerie clandestine dans le local officiellement déclaré "Bureau de recherches géodésiques", muni des autorisations nécessaires, contrefaites, lui permettant entre autres de faire venir le papier d'Allemagne. Il recrute Francisque Vacher, photograveur et Paul Jaillet, typographe, issus du Progrès ; l'activité débute pendant l'été 1943, imprimant Combat, Défense de la France, La Marseillaise, Témoignage Chrétien, et de nombreux tracts. Au début de l'année 1944, un million d'exemplaires sont imprimés chaque jour(5).

René Leynaud est arrêté par la Milice pour un contrôle d'identité sur la place Bellecour le 16 mai 1944 à dix-huit heures. En le fouillant, les miliciens découvrent des documents compromettants. Il avait été repéré dans l'après midi en relevant une boîte à lettre relais de la Résistance rue de l'Argue. Il tente de s'enfuir, mais il est aussitôt atteint à la jambe par une balle tirée par un milicien. Il est soigné à l'Hôtel Dieu puis très vite incarcéré à la prison de Montluc ; ses amis, déguisés en brancardiers, arrivèrent trop tard pour l'évacuer de l'hôpital.

Le matin du 13 juin 1944, des camions bâchés quittent le Fort de Montluc en direction du nord de Lyon. Ils arrivent vers onze heures au lieu-dit Boye à Villeneuve, dans l'Ain. Les Allemands font descendre les dix-neuf hommes du convoi par groupe de six, les font avancer dans la forêt de peupliers et les abattent dans le dos avec leurs mitraillettes. Seul, Jacques Thoinet en réchappera ; il fut découvert, caché et soigné par Jean Girard, cultivateur de Villeneuve, jusqu'à ce qu'il puisse rejoindre la Résistance. Un monument inauguré en août 1945 sur le lieu du massacre rend hommage à leur mémoire. Le corps de René Leynaud est identifié le 24 octobre 1944, mettant fin à tout espoir de le retrouver vivant(6).

Albert Camus publiera le 27 octobre, un hommage à son ami disparu dans Combat : "il faut que nous en parlions pour que la mémoire de la résistance se garde dans quelques cœurs attentifs à la qualité humaine. Il partageait notre conviction qu'un certain langage et l'obstination de la droiture redonneraient à notre pays le visage sans égal que nous lui espérions. Des hommes comme Leynaud étaient entrés dans la lutte, convaincus qu'aucun être ne pouvait parler avant d'avoir payé de sa personne. Pendant ces quatre ans, ce sont les meilleurs qui se sont désignés et qui sont tombés, ce sont les meilleurs qui ont gagné le droit de parler et perdu le pouvoir de le faire. Il est sorti inconnu de cette lutte où il était entré inconnu. Nous lui garderons le silence de notre cœur, le souvenir attentif et l'affreuse tristesse de l'irréparable. La mort d'un tel homme est un prix trop cher pour le droit redonné à d'autres hommes d'oublier dans leurs actes et leurs écrits ce qu'ont valu pendant quatre ans le courage et le sacrifice de quelques Français"(7).

Les deux hommes s'étaient rencontrés à Saint-Étienne dans le mouvement Combat. Ces deux hommes du même âge, aux origines modestes, orphelins de père, qui firent un court passage dans ce monde, entretinrent, le temps de quelques mois, une amitié forte et sincère. Camus l'athée et Leynaud le catholique avaient la même conception de l'humanisme. René Leynaud tenait d'un christianisme mis en pratique tous les jours au service du bien, contre le mal. Albert Camus pensait qu'il existe une morale laïque, sans Dieu ni pape, qui applique les mêmes principes du Christ : faire le bien, lutter contre le mal. Lors de l'exposé fait par Albert Camus au couvent des dominicains de Latour-Maubourg en 1948, si René Leynaud n'est jamais cité, c'est son esprit qui s'exprime par la bouche du philosophe(8).
Ils partageaient aussi une grande passion pour la littérature et la poésie. René Leynaud écrivait des poèmes qui seront publiés en 1947 chez Gallimard à l'initiative d'Albert Camus et de Francis Ponge(9). Pendant la guerre, il avait renoncé à écrire, il achetait des recueils de poésie qu'il prévoyait de lire après la guerre. Il s'était interdit d'écrire tant que durerait l'occupation du pays. Lorsqu'il était à Lyon, Albert Camus logeait dans une chambre de bonne, 6 rue Vieille Monnaie, appartenant à son ami René : "J'aimais le voir rire. Il le faisait rarement, si j'y réfléchis, mais alors de tout son cœur et jeté sur sa chaise avec abandon. L'instant d'après, il était debout, dans une position où je le revois souvent, les pieds un peu écartés, roulant ses manches très au-dessus des biceps et relevant ses bras solides pour essayer de discipliner ses cheveux toujours en désordre. Nous parlions de boxe, de bains de mer et de camping. Il aimait la vie physique, l'effort, la terre fraternelle, et tout cela silencieusement, à la façon même dont il mangeait, avec un bel appétit taciturne. Quand minuit approchait, il vidait sa pipe, disposait de nouvelles cigarettes dont il me priait d'user pendant la nuit, et, la veste sous le bras, partait d'un pas vigoureux. Je l'entendais encore dans l'escalier et je regardais autour de moi ce qui lui appartenait"(10).

 

 

Annexes

 


Pierre Leynaud a versé une partie des archives de son père à la Bibliothèque municipale de Lyon.
Une réédition de Poèmes Posthumes a été réalisée en 1994 à l'initiative de Paul Gravillon et de Bernard Beutler, directeur du Gœthe Institut de Lyon, en version bilingue franco-allemande aux Éditions Comp'Act.
Jean-Yves Debreuille, professeur de littérature à l'université Lumière-Lyon 2 a étudié la poésie de René Leynaud.

 

Ascendance sommaire de René Leynaud

 

1 - René Leynaud ° Lyon, 5e arrondissement 24 août 1910, + Villeneuve (Ain) 13 juin 1944. Marié à Lyon, ler arrondissement, le 24 décembre 1940 à Hélène Lothammer.
2e génération :
2/3 - Frédéric Ernest Leynaud ° le Merzelet à Vinezac 16 mars 1859, + Lyon 5e arrondissement 17 novembre 1913.
Marié à Lyon, 5e arrondissement le 1er juillet 1882 à Marie Cécile Charray ° Payzac 23 avril 1862, + Lyon 1er arrondissement 19 juin 1939.
3e génération :
4/5 - Régis Leynaud + le Merzelet à Vinezac 5 avril 1894, cultivateur, fils de Cérice Leynaud et de Marie Charbonnier, de Rocher. Marié à Vinezac le 26 septembre 1843 à Ursule Jaussent, le Merzelet à Vinezac ° + 22 février 1863, fille de Jean-André Jaussent et de Catherine Terrisse.
6/7 - Augustin Charray, maçon, fils de Jean Baptiste Charray et d'Élisabeth Paladel, de Sarremejeanne à Payzac. Marié à Saint-André-Lachamp le 4 avril 1861 à Marie Thoulouze, fille d'Augustin Thoulouze et d'Ursule Guigon.  

 

© Bernard Gineste, in Origines ardéchoises n° 75, septembre 2015, pp. 8-9 (Publié avec la très courtoise autorisation de l'auteur).

 

[Cf. aussi Albert Camus au Panelier (Le Chambon-sur-Lignon) et à Lyon, octobre 2003]

 

 

II. Préface d'Albert Camus aux Poésies-Gedichte

 

Le 16 mai 1944, René Leynaud, porteur de documents clandestins, était arrêté par des miliciens, place Bellecour, à Lyon. Comme il essayait de fuir, une rafale de balles, tirée dans les jambes, le fauchait sur place. Après un court séjour à l'hôpital, il était transporté au fort de Montluc où il devait rester incarcéré jusqu'au 13 juin 1944. Ce jour-là, les Allemands qui préparaient l'évacuation de Lyon firent choix à Montluc de dix-neuf prisonniers dont le rôle dans la Résistance était jugé important. Nous ne connaissons les noms que de onze d'entre eux. Au matin, entre cinq et six heures, Leynaud et dix-huit ce ses camarades furent rassemblés dans la cour du fort. On leur offrit du café, puis on les chargea de menottes. Un à un, ils montèrent dans un camion qui les conduisit place Bellecour, à l'hôtel de la Gestapo. Ils attendirent trois quarts d'heure dans les caves de cet immeuble. Quand on revint les chercher, on leur ôta les menottes, puis on les fit monter à nouveau dans le camion avec quelques soldats allemands, armés de mitraillettes. La voiture quitta Lyon, en direction de Villeneuve. À onze heures, elle traversait ce village à très petite allure et croisait un groupe d'enfants qui revenaient de promenade. Les prisonniers et les enfants se regardèrent longtemps, mais n'échangèrent aucune parole. À la sortie de Villeneuve, face à un petit bois de peupliers, le camion s'arrêta, les soldats sautèrent au sol et ordonnèrent aux hommes de descendre et d'aller vers le bois. Un premier groupe de six quitta le camion et se dirigea vers les arbres. Les balles de mitraillettes crépitèrent aussitôt dans leur dos et les abattirent. Une deuxième vague suivit, puis une troisième. Les coups de grâce achevèrent ceux des hommes qui respiraient encore. Il y en eut un cependant qui, affreusement blessé, put se traîner chez des paysans. C'est par lui que nous savons ce qui précède. Les amis de Leynaud se demandent seulement s'il a fait partie de la première vague ou des suivantes.

 

 

Leynaud avait trente-quatre ans. Il était né le 24 août 1910 à Lyon-Vaise, de parents ardéchois. Il avait commencé son éducation à l'école communale et l'avait poursuivie au Lycée Ampère, à Lyon. En même temps qu'il préparait son droit, il était entré comme journaliste au PROGRÈS de Lyon. C'est probablement dans les années qui le séparaient alors de la guerre qu'il se définit à lui-même son goût de la poésie et son christianisme profond.

En septembre 1939, Leynaud est mobilisé, se bat en Lorraine, puis en Belgique, fait la retraite de Dunkerque, et se trouvant éloigné des manœuvres d'embarquement, réussit cependant la traversée de la Manche jusqu'à Plymouth, par des moyens de fortune. Il revient en France et l'armistice le trouve à Agen, exténué et malade. Je signale seulement qu'aucun de ses amis n'a jamais entendu Leynaud par1er de son rôle dans la guerre. Nous tenons ces détails de sa femme. Dès le début de 1942, Leynaud entrait en contact avec les groupes de résistance, et devait finir comme chef régional du mouvement Combat à Lyon, sous le pseudonyme de Clair.

Pour nous tous, sa mort a fait de Leynaud un exemple. Nous savions, cependant, à la qualité de notre attachement pour lui, que sa vie, déjà, dont on vient de suivre la ligne courte et dure, était exemplaire. Vivant très retiré, absorbé par l'amour de sa femme et de son fils, par les besoins de la lutte, il n'avait pas tellement d'amis. Mais je n'ai pas connu un seul être qui, l'aimant, ne l'aimât pas de toutes ses forces. C'est qu'il donnait confiance. Autant que cela est possible à un homme, il était tout entier dans ce qu'il faisait. Il n'a jamais rien marchandé et c'est pourquoi il a été assassiné. Solide comme les chênes courts et râblés de son Ardèche, il était rudement taillé au moral comme au physique. Rien ne pouvait l'entamer quand, une fois, il avait décidé de ce qui était juste. Il a fallu des paquets de balles pour le réduire.

 

 

Jusqu'ici, j'ai parlé de Leynaud avec sécheresse et, pour ainsi dire, en général. Mais, s'il est vrai que, sans doute, je ne pourrai jamais plus parler avec abandon de celui qui fut mon ami, du moins pourrais-je essayer de rapporter, maintenant, quelques images plus vivantes que j'avais déjà commencé de réunir.

Il était d'une taille à peine au-dessus de la moyenne, il avait le cheveu dur et bouclé, un visage rude avec des yeux clairs, une bouche vivante et plutôt épaisse, le nez charnu, la mâchoire vigoureuse. Il s'habillait sans recherche, mais la forme de son corps crevait le vêtement et lui donnait son élégance.

J'ai souvent logé, en 1943, lors de mes passages à Lyon, dans sa petite chambre de la rue Vieille-Monnaie que ses amis connaissent bien. Leynaud en faisait les honneurs brièvement, donnant tous ses soins à la lampe de chevet et puis, se relevant, sortait des cigarettes d'un pot de grès et les partageait avec moi. "Je fume moins que vous, disait-il, et d'ailleurs, j'aime mieux ma pipe". Il la sortait en effet et restait un moment. Dans mon souvenir, ces heures-là sont restées celles de l'amitié. Leynaud, qui allait coucher ailleurs, s'attardait jusqu'à l'heure du couvre-feu. Autour de nous, le lourd silence des nuits d'occupation s'établissait. Cette grande et sombre ville du complot qu'était alors Lyon se vidait peu à peu. Mais nous ne parlions pas du complot. Leynaud d'ailleurs, sauf nécessité stricte, n'en parlait jamais. Nous nous donnions des nouvelles de nos amis. Nous parlions quelquefois de littérature. Il aimait les poètes du XVIe siècle et parmi eux, ceux de l'école lyonnaise. Sa bibliothèque, rare et précieuse, qui nous entourait alors, n'était faite à peu près que de poèmes. Mais ils étaient de tous les temps et de tous les lieux. J'avais moins de compétence. Je me hasardais cependant à lui dire mon impatience devant le poème court, la notation fugitive pratiqués par tant de modernes. Nous nous rencontrions sur ce point et c'est à cette occasion qu'il me confia son projet d'un long poème où il essaierait de fixer ce qu'il avait à dire. Des fragments retrouvés de ce poème figurent dans ce volume.

Mais à cette époque, Leynaud n'écrivait rien. Il avait décidé qu'il travaillerait après. À quelques indices, je devinais alors qu'il attendait cet après avec impatience. Cet homme qui ne s'était dérobé à aucun devoir avait d'autant plus de mérite à le faire qu'il sentait justement tout le poids du devoir. La fatigue le prenait à certaines heures et lui donnait cet air buté qui l'isolait du monde, pour un temps. Il était trop près de tout ce qu'il aimait, sa femme, son enfant, une certaine vie, pour ne pas rêver d'un avenir où cet amour n'eût pas été en danger et où lui-même eût pu être ce qu'il était réellement. "Que ferez-vous quand ce sera fini ?" me disait-il. Mais alors comme maintenant, je n'avais pas d'imagination et mes réponses n'étaient pas nettes. Pour Leynaud, tout était simple, il reprendrait sa vie au point où il l'avait laissée, car il la trouvait bonne. Enfin, il avait un enfant à élever. Et lui qui s'animait rarement, le nom de son fils suffisait à faire briller ses yeux.

Au reste, nous avions des conversations moins austères. J'aimais le voir rire. Il le faisait rarement, si j'y réfléchis, mais alors de tout son cœur et jeté sur sa chaise avec abandon. L'instant d'après, il était debout, dans une position où je le revois souvent, les pieds un peu écartés, roulant ses manches très au-dessus des biceps et relevant ses bras solides pour essayer de discipliner des cheveux toujours en désordre. Nous parlions de boxe, de bains de mer et de camping. Il aimait la vie physique, l'effort, la terre fraternelle, et tout cela silencieusement, de la façon même dont il mangeait, avec un bel appétit taciturne. Quand minuit approchait, il vidait sa pipe, disposait de nouvelles cigarettes dont il me priait d'user pendant la nuit, et, la veste sous le bras, partait d'un pas vigoureux. Je l'entendais encore dans l'escalier et je regardais autour de moi ce qui lui appartenait.

Je lui donnais aussi des rendez-vous à Saint-Étienne. Entre deux trains, nous passions quelques heures dans cette ville désespérante. Je me souviens très bien de la première de ces entrevues, en septembre 1943, parce que tout y fut manqué. J'avais prévenu Leynaud qu'on ne pouvait rien réussir à Saint-Étienne, où je passais souvent alors, qu'en particulier je n'y étais bon à rien, n'y ayant jamais éprouvé que la plus déraisonnable des torpeurs. À son avis, si l'enfer existait, il devait ressembler à ces rues interminables et grises, où tout le monde était habillé de noir. Leynaud m'assurait que j'exagérais et nous avions pris un rendez-vous pour lui permettre de rencontrer un de mes amis, que Leynaud souhaitait connaître. Il s'agissait d'un dominicain énergique et frondeur, qui disait détester les démocrates chrétiens et rêvait d'un christianisme nietzschéen [il s'agit du père Raymond Bruckberger (1907-1998)]. Leynaud qui ne pouvait avoir que de l'éloignement pour les formes prudentes du christianisme se sentait intéressé par ce moine-soldat. Je devais l'attendre au buffet de la gare de Saint-Étienne, en compagnie du père. Par malheur, celui-ci, contraint de prendre un train au début de l'après-midi, était obligé de déjeuner très tôt. Leynaud arrive en effet au dessert mais, souffrant d'une fluxion très apparente, il était incapable de parler avec un peu de suite. Cinq minutes après, la robe blanche de mon ami s'envolait vers les quais. Et Leynaud et moi, dont les trains ne partaient que tard dans l'après-midi, commencions à tourner dans l'enfer, abrutis de chaleur et d'ennui, échouant, à intervalles réguliers, autour d'une limonade saccharinée, dans des cafés déserts et pleins de mouches. Lui, pendant ce temps, se nourrissait d'aspirine. Vers quatre heures, nous pouvions alors échanger quelques paroles. Un peu plus tard, je le raccompagnais à son train et il était déjà sur le marche-pied quand nous fûmes pris du fou-rire. "Vous voyez bien, lui disais-je, on ne peut rien réussir ici". Il riait de tout son cœur et le train démarrant, il continuait de rire, me faisant de la main le signe de l'amitié. De toutes les images que je garde de lui, celle-ci m'est particulièrement chère.

Un autre jour, sur la place Bellecour, parmi les enfants et les quelques rares pigeons épargnés par la faim des habitants, Leynaud et moi nous parlions de la morale et nous étions d'avis qu'il fallait, si j'ose dire, faire quelque chose pour elle. C'est à cette occasion que j'ai pu mesurer ce qui le distinguait particulièrement, la force et la qualité de son silence, puisque nous avons passé ensuite plus d'une demi-heure côte à côte, occupés apparemment à regarder les passants, préoccupés seulement de suivre une pensée commune.

La dernière fois que je l'ai vu, c'était à Paris, au printemps de 1944. Nous n'avons jamais été plus près l'un de l'autre qu'au cours de cette dernière rencontre. Nous nous étions retrouvés dans un restaurant de la rue Saint-Benoit et ensuite, le long des quais et par une merveilleuse journée, nous avions longtemps parlé de l'avenir. Nous étions si profondément d'accord que, pour la première fois, je me sentais une confiance absolue dans les lendemains de notre pays. Je ne puis rapporter ici notre conversation que j'ai pourtant tout entière à l'esprit et dont plusieurs de ses lettres me rappellent encore qu'elle fut importante pour lui comme elle l'avait été pour moi. Nous avions décidé alors d'agir en commun, après la libération. Leynaud devait s'installer à Paris, unir sa bonne volonté à la nôtre. Mais, maintenant, il n'appartient plus à personne et je me garderai de laisser croire qu'il serait aujourd'hui, forcément, à mes côtés. Il m'a quitté ce jour-là, vers quatre heures de l'après-midi, sur le pont du Carrousel. J'ai honte de dire que je ne me souviens pas de ses dernières paroles. Je n'ai pas eu d'imagination non plus pour sa mort. Enfoncé dans la stupide confiance humaine, sûr de lui et de ses lendemains, je l'ai seulement salué d'un bout du pont à l'autre, comme il me saluait, le bras levé un court instant.

Quelques semaines auparavant, il m'avait écrit : "Que Dieu nous donne encore cette année et quelques autres, et le bonheur de servir la même vérité. Ce sont mes vœux de I944 que je forme pour vous et pour moi, puisque je tiens aujourd'hui à ne pas vous dissocier d'une certaine idée que j'ai de moi-même et qui n'est pas, je l'espère, la moins noble".

Mais cette année-là ne lui fut pas donnée.

 

 

Il me reste à parler des poèmes de Leynaud que nous réunissons ici. Ses amis, et particulièrement Francis Ponge, le mieux qualifié d'entre nous, les ont choisis dans un paquet de brouillons et de manuscrits retrouvés par Ellen Leynaud.

Je suis mauvais juge de ces poèmes. C'est que j'aimais Leynaud. C'est aussi qu'en trente ans de vie, jamais la mort d'un homme n'a retenti à ce point en moi. Il n'est donc pas possible que je regarde d'un œil froid ces feuillets d'écolier où mon ami avait essayé de donner une forme à ce qu'il avait de plus secret. Je sais aussi que leur état n'est pas définitif et qu'il méditait, dans le scrupule et le travail, une œuvre considérable. Mais je ne crois pas être aveuglé par l'amitié et la tendresse si je dis qu'on trouvera dans ce volume les deux ou trois cris qui suffisent à justifier une œuvre.

Peut-être pourrais-je laisser parler ici Leynaud lui-même. J'ai de lui une quinzaine de lettres dont je ne puis malheureusement citer que peu de chose ! Le plus souvent en effet, et cela le peint bien, il y parlait de moi. Mais une de ses lettres concerne ses poèmes dont il me faisait parvenir justement quelques copies. Ce qu'il m'en disait, avec un excès de modestie, nous renseigne, cependant, sur l'artiste qu'il était : "Ils sont ce qu'ils sont et je pense qu'ils valent peu de chose. Je vous les montre, comme je le fais quelquefois à mes amis, par honnêteté, et pour qu'ils sachent penser du mal de moi comme ils en pensent du bien. Je me suis souvent demandé si je ne m'exerçais pas à la poésie pour me démontrer à moi-même que je n'étais pas poète, ou encore pour tuer en moi le prestige des mots qui est grand. Déjouer, tromper les mots qui nous séparent de nous-mêmes et de Dieu ... Car il est vrai peut-être que les mots nous cachent davantage les choses invisibles qu'ils ne nous révèlent les visibles. J'ai parfois le dégoût de la poésie, ma passion profonde. C'est dans ces moments-là que je me sens le plus près d'autre chose ..."

Aujourd'hui, libéré de toute passion, délivré de la poésie, Leynaud n'appartient plus qu'à cette autre chose. Il savait, en m'en parlant, que cette autre chose n'avait pas de sens pour moi et que le seul endroit où je ne pouvais le rejoindre était sa certitude. Mais il aimait ma différence comme j'aimais la sienne. Et quelle que soit la vérité de cet appel qu'il ressentait, le déchirement où il était, et qu'il me disait si simplement, suffit à lui donner tort quand il doutait d'être poète. Notre espoir est qu'on s'en apercevra dans les pages qui vont suivre. Au demeurant, il a justifié lui-même notre entreprise dans un beau cri d'amitié : "Vivant, je ne le suis, sinon qu'en vos poitrines..." Nous accomplissons justement le devoir de l'amitié qui est de prolonger cette vie, autant qu'il est possible. Pour le reste, pour faire imaginer la qualité de cette âme que je n'ai jamais vu faillir, je ne puis rien de plus, car je craindrais de trahir Leynaud. Mais, si j'osais paraphraser une de ses lettres, je dirais simplement que j'interroge souvent en moi une image qu'il y a mise, ou une vertu, qui porte son nom et son visage. La vérité a besoin de témoins. Leynaud était l'un d'eux et c'est pourquoi il me manque aujourd'hui. Avec lui, j'y voyais plus clair et sa mort, loin de me rendre meilleur, comme il est dit dans les livres consolants, a rendu ma révolte plus aveugle. Ce que je puis dire de plus élevé en sa faveur, c'est qu'il ne m'aurait pas suivi dans cette révolte. Mais on ne fait pas du bien aux hommes en tuant leurs amis, je le sais maintenant de reste. Et qui donc pourra jamais justifier cette terrible mort ? Que sont le devoir, la vertu, les honneurs auprès de ce qu'il y avait d'irremplaçable dans Leynaud ? Oui, que sont-ils sinon les pauvres alibis de ceux qui restent en vie ? Nous avons été frustrés d'un homme, il y a trois ans, et nous en gardons depuis un cœur affreusement serré, voilà tout ce que je puis dire. Pour nous qui l'aimions et pour tous aussi qui, ne le connaissant pas, auraient mérité de l'aimer, c'est une perte sèche.

 

© Albert Camus, préface à René Leynaud, Poésies (Gedichte), édition bilingue réalisée à l'occasion du cinquantenaire de la libération de Lyon, à l'initiative du Goethes Institut, Édition Comp'Art, 1994.

 

 

III. Rêve de printemps

 

Rêve de printemps

Le printemps comme le feu
S'insinue jusqu'à ma porte,
Déjà verte et encor bleue
L'herbe consumée l'apporte.

Fleurs rouges de mon pêcher,
Blanches encloses dans vos boules
Têtues, qu'on vous a serrées !

Et le jade des nuages
Est devenu jade blanc ;
Le vert perd, le bleu le mange
Quand le ciel brûle à son flanc.

Immobile est la poussière.

Songe prophétique, hier,
J'avais en rêve brisé,
Coupe emplie par le printemps,
La limpidité du vent.

Frühlingstraum

Der Frühling, dem Feuer gleich,
Schleicht sich bis an meine Tür,
Ihn bringt das verbrauchte Gras,
Schon grün und noch blau.

Rote Blüten meines Pfirsichbaums,
Weiss eingeschlossen in euern Kugeln,
Dickköpfig, da man euch zusammenzwängte !

Und die Jade der Wolken
Ward weisse Jade ;
Das Grün verblasst, das Blau frisst es auf,
Wenn der Himmel an seiner Flanke brennt.

Unbeweglich ist der Staub.

Prophetischer Traum, gestern,
Zerbrach ich in ihm,
Frühlingsvoller Kelch,
Die Reinheit des Windes.

 

© René Leynaud, Poésies (Gedichte), pp. 62-63

 

 

Dans son bel ouvrage, "L'ordre libertaire : La vie philosophique d'Albert Camus", publié chez Flammarion (deuxième partie, L'exil européen, 2e &, Principes d'utopie modeste) Michel Onfray fait, p. 302, une allusion à l'amitié unissant Camus à Leynaud).
[Ce qui suit n'a rien à voir (quoique),  mais je ne puis m'empêcher de signaler que dans cette sorte de brillantissime réhabilitation de Camus, M. Onfray règle de belle façon, preuves cinglantes à l'appui, leur compte à Sartre et à de Beauvoir - elle qui avait osé écrire, "j'ai consenti à des omissions, jamais à des mensonges..." - entre autres au sujet de leur "résistance". Et j'ajoute, ce dont Onfray ne parle pas me semble-t-il, que ce moraliste "résistant", qui sut s'accommoder des contraintes de l'occupant en complicité avec Vichy, n'avait nullement sourcillé lorsqu'en 41, il fut nommé professeur de Première supérieure au lycée Condorcet, succédant à Henri Dreyfus-le Foyer, mis à la retraite d'office (à 43 ans !) en raison de ses origines juives (selon P. Assouline, in "La guerre des Sartre", Le Monde 2, 19 février 2005) ; Sartre était donc particulièrement compétent pour publier, cinq ans plus tard, ses "Réflexions sur la question juive"...]

 

 

Notes

 

(1) "René Leynaud, le poète fusillé", biographie écrite par Paul Gravillon, édition numérique exclusivement, Alter Éditions.
(2) Aujourd'hui 9e arrondissement.
(3) Cours-la-Ville (Rhône).
(4) Commune intégrée au 9e arrondissement de Lyon.
(5) Le local de la rue Viala est pris d'assaut par la Gestapo et la Milice le 17 juin 1944, Francisque Vacher est tué ; Paul Jaillet, après avoir été torturé, est abattu sur place. André Bollier, déjà arrêté deux fois par la Gestapo, et évadé deux fois, se sauve avec Marinette Servillat, dite Lucienne. Ils sont pris par un tir de mitraillette, Cours Eugénie. Vélin se suicide pour ne pas être pris vivant ; Lucienne, grièvement blessée, est transportée à l'hôpital où, après une intervention chirurgicale, elle prétendra qu'elle passait dans cette rue par hasard. Elle sera plus tard évacuée par ses camarades (article de Vianney Bollier, fils posthume d'André, La Jaune et la Rouge, n° 600, décembre 2014).
(6) Acte de décès à la mairie de Villeneuve (Ain) le 30 octobre 1944 à quinze heures, sur la déclaration de son beau-père, Roger Lothammer, transcrit le 9 mars 1962 sur le registre des décès de la mairie du 1er arrondissement de Lyon (2 E 3262, acte n° 66, page 28). Les obsèques ont eu lieu à l'église Saint-Polycarpe à Lyon le 4 novembre suivant ; le général de Gaulle remettra sur le drap noir qui recouvrait le cercueil la Croix de Guerre et la Croix de la Résistance. Le nom de René Leynaud est cité au Panthéon à Paris.
(7) Albert Camus : Actuelles (La Chair, pp 73 à 75), Folio essais n° 305. Albert Camus dédiera Lettres à un ami Allemand à son ami René Leynaud en 1945.
(8) Michel Onfray : L'ordre libertaire, la vie philosophique d'Albert Camus, Flammarion, 2012.
(9) Francis Ponge, poète, ami des deux hommes, logeait chez Louise Leynaud, sœur de René, lors de ses séjours à Lyon pendant la guerre.
(10) Préface d'Albert Camus aux Poèmes posthumes, Gallimard, 1947.

 

 

 


 

 

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