[Cinéma : sortie en salle du film "Sur les chemins noirs". Bonne nouvelle, pour celles et ceux qui n’ont pas eu la chance d’assister aux avant-premières proposées par le « "Relais France Bleu", le film "Sur les chemins noirs" sort dès aujourd'hui, mercredi 22 mars 2023, dans toutes les salles de France.
Après le véritable succès du récit autobiographique de Sylvain Tesson "Sur les chemins noirs", écoulé à plus de 530 000 exemplaires (dont 230 000 rien qu'en collection blanche), c’est maintenant au cinéma que nous pourrons revivre son périple de 1 300 km à travers la France. Pari risqué pour le réalisateur Denis Imbert qui s’attaque ici à l’une des aventures les plus intimes de l’écrivain voyageur mais qui pourra compter sur un Jean Dujardin comme on l’a encore rarement vu pour assurer le premier rôle.
Synopsis : Un soir d’ivresse, Pierre, écrivain explorateur, fait une chute de plusieurs étages. Cet accident le plonge dans un coma profond. Sur son lit d’hôpital, revenu à la vie, il se fait la promesse de traverser la France à pied du Mercantour au Cotentin. Un voyage unique et hors du temps à la rencontre de l'hyper-ruralité, de la beauté de la France et de la renaissance de soi].

Il s'agit d'une annonce promotionnelle. Ayant lu l'ouvrage, puis vu le film, il m'a paru indispensable de faire partager un bref moment de la traversée de la France par S. Tesson. Pour donner l'envie de lire tout l'ouvrage, et de visionner ce qui en a été tiré...

 

"J'ai toujours cru à l'antinomie de l'écriture et de l'image et j'ai toujours pensé que la déception, lors d'une adaptation, était inévitable. Ma culture cinématographique est faible, mais à quelques exceptions, je n'ai jamais vu de belles transpositions. Or, là, ce qui m'a plu, c'est que Jean a su donner une part littéraire au film – cela m'a frappé plus dans le jeu d'acteur que dans le scénario. À travers son interprétation, il montre que la vie est une écriture, et que si on vit les choses, c'est parce qu'elles deviendront des mots. Il l'a fait de manière physique, c'est-à-dire qu'il a trouvé une façon de signifier, par des tessitures ou des tonalités de voix différentes, ce qui relève de la conversation et ce qui appartient à la réflexion intérieure, donc à l'écriture. Il y a des moments comme le bivouac où l'on sent que c'est la voix de la pensée".

Sylvain Tesson

 

 


"J'allais ouvrir compulsivement les feuilles de l'IGN. Ces cartes d'état-major étaient des merveilles, on pouvait se réjouir de posséder une pareille couverture du pays. [...] La carte était le laissez-passer de nos rêves. Ces tracés en étoile et ces lignes piquetées étaient des sentiers ruraux, des pistes pastorales fixées par le cadastre, des accès pour les services forestiers, des appuis de lisières, des viae antiques à peine entretenues, parfois privées, souvent laissées à la circulation des bêtes. La carte entière se veinait de ces artères. C'étaient mes chemins noirs. Ils ouvraient sur l'échappée, ils étaient oubliés, le silence y régnait, on n'y croisait personne et parfois la broussaille se refermait aussitôt après le passage. Certains hommes espéraient entrer dans l'Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie. Passages secrets, les chemins noirs dessinaient le souvenir de la France piétonne, le réseau d'un pays anciennement paysan. Ils n'appartenaient pas à cette géographie des "sentiers de randonnée", voies balisées plantées de panonceaux où couraient le sportif et l'élu local. [...] Dans les années 1980, René Frégni, écrivain de Provence, avait publié un roman où il décrivait la traque d'un conscrit réfractaire que l'autorité militaire poursuivait sur les routes d'Europe. Un livre électrique, frappé de ce titre : Les Chemins noirs. Depuis le départ, je me débattais avec les cartes IGN pour tracer une sinusoïde de l'incognito. Non pas que je fusse en cavale, mais je pressentais qu'un air de liberté soufflait en ces allées. [...] Un rêve m'obsédait. J'imaginais la naissance d'un mouvement baptisé confrérie des chemins noirs. Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l'époque. [...] En somme, se détourner. Mieux encore ! disparaître. "Dissimule ta vie", disait Épicure dans l'une de ses maximes (en l'occurrence c'était peu réussi car on se souvenait de lui deux millénaires après sa mort). Il avait donné là une devise pour les chemins noirs".

 

 

Le 22 septembre, l'Aubrac

 

Je visais le cœur du Massif Central, pays des secrets villageois, des écrivains bizarres, des futaies du mystère, des roches magmatiques et des bêtes du diable. Ici, on pouvait effacer ses traces. Il me fallait monter vers le nord en maintenant l'écart avec la lèvre occidentale de la Margeride où s'étirait une blessure, l'autoroute "Méridienne". J'allais plein de confiance car s'il était une région de France où je pensais trouver des possibilités de chemins noirs, c'était là.

Mon espérance fut payée de retour sitôt quittée Marvejols. À l'ouest du village, s'étendait le plateau de La Cham, quadrillé de murets granitiques, verrouillé de bories. Leur réseau encadrait de minuscules parcelles d'herbages. Très vite, la pluie tomba et je me perdis dans un labyrinthe dont les minotaures n'étaient que de belles vaches à longs cils.

En bien d'autres bocages, sur la plupart des causses, le remembrement avait massacré ces quadrillages. À Antrenas, la propriétaire d'une ferme m'expliqua que le chantier de l'A75, en 1975, en avait emporté les derniers vestiges. Le socle de La Cham subsistait, à l'écart du grand axe. La patronne m'ouvrit la porte de sa grange où tambourinait l'averse. À la lueur de la frontale, je partageai mon pain avec quatre chats maigres qui me remercièrent de mon invitation à dîner en me garantissant une nuit sans souris.

Chaque matin, le soleil escaladait une barrière de nuages et peinait à passer la herse. À midi, c'était l'explosion. L'Aubrac, cravaché de rayons, me projetait en souvenir dans les steppes mongoles. C'était une terre rêvée pour les marches d'ivresse. Sur le plateau, je traçai une ligne droite, escaladant les clôtures (honte au Parisien !), traversant les troupeaux. Parfois, un bloc reposait, seul, au milieu d'un champ ou au sommet d'un mamelon. J'y voyais le dé d'un jeu mégalithique oublié par un géant. Ce n'était qu'un affleurement granitique. Même le velours des vaches captait gracieusement la lumière. Dans l'Aubrac, on regroupait ces bêtes sous une appellation que je croyais réservée aux peuples d'Asie centrale et à laquelle je regrettais de ne pas appartenir : "race des grands espaces". Je saluai les "fleurs d'Aubrac" à gestes éperdus. Le ciel roulait un air de gaz pur, lavé par les pluies de la nuit, premiers essorages de l'automne. Les herbes claquaient, électrocutées de vent, le soleil tournait et les rafales, chargées de photons, épluchaient mes idées noires, emportaient les ombres. Je passai les marais, montai sur les puechs, et arrivai au village des Bruyères après des heures dans la soûlographie du paysage. Un vieillard à l'œil inquiet, appuyé sur sa canne, s'hébétait au pied d'une croix de granit. Il était défiguré comme moi par une paralysie faciale. Et il sembla reconnaître une proximité dans ma disgrâce car il m'adressa la parole comme si nous étions familiers. Nous devisâmes face à face.

— J'ai vécu à Paris, dit-il. J'étais bougnat, chez un Auvergnat qui tenait un bistrot rue Diderot.

— Ah oui, les caves à charbon..., dis-je.

L'homme donnait des coups de canne dans la terre à chaque phrase, comme Paul Léautaud pendant ses entretiens. Vlan ! Vlan !

— Puis j'ai travaillé aux Halles. Je suis rentré ici à la retraite. Mes fils aujourd'hui élèvent des vaches.

— Cela marche pour eux ?

— Je ne crois pas, Vlan ! Vlan ! mais ils ont raison car ils sont revenus.

À la sortie du village, un panneau indiquait "danger milieu rural". Était-ce pour précautionner l'automobiliste ou pour prévenir le citadin revenu aux champs de la difficulté qui l'attendait ?

Je descendis vers le cours de la Truyère par un versant raide. La retenue des années 1960 avait inondé la vallée et la pièce d'eau exhalait sa clarté métallique. Un pont suspendu reliait les rives et je gagnai Pierrefort à la nuit tombante pour dormir dans une forêt escarpée à l'entrée de la ville. Ce fut une nuit étrange où je crus dix fois rouler au bas du versant, une nuit de rêves en pente. Pareille journée me comblait où j'avais échangé trois phrases avec un gardien de calvaire, épuisé mes forces sur un plateau de lumière et n'avais touché le goudron qu'à la nuit tombante. Une journée à verser au crédit de la disparition désirée, antidote contre la servitude volontaire.

 

Le 25 septembre, la Planèze

 

Quelque chose n'allait plus. Ma mauvaise humeur était née de la lecture du quotidien La Montagne — où n'écrivait plus Alexandre Vialatte — devant des tasses de café noir qui réparaient mon insomnie dans le bistrot de Pierrefort. "Le numérique est une opportunité pour renforcer l'innovation", disait l'article. Cela commençait mal : personne ne savait ce que signifiaient des trucs pareils. Mais tous les élus de la région applaudissaient. Ils s'étaient réunis en congrès à Murol, ils préparaient la connexion de leur campagne. Ils mettaient en place le dispositif. Le journal annonçait : "Le très haut débit au secours de la ruralité". Ciel ! pensais-je, les voilà sauvés par cela même qui faisait clore les boutiques. "Ceux qui s'installent ici demandent le haut débit avant l'école", expliquait le maire d'un village dans l'interview se félicitait par contrecoup de l'ouverture prochaine d'un "collège tout numérique". Le nom de Mermoz serait donné à l'établissement. Personne n'ajoutait que le demi-dieu de l'Aéropostale qui avait réparé son avion pendant quarante-huit heures sur un piton des Andes avec une clef à molette n'aurait pas eu grand-chose à carrer du haut débit. Personne n'ajoutait que tendre des écrans entre soi et le monde n'a jamais rien arrangé.

Trop de café, trop de journal, trop de promesses d'un monde meilleur, trop de cette mousse acide que les matins font naître dans le clapot des bistrots. Il fallait repartir dissoudre l'amertume à grands battements de pas. Et se dire que le haut débit était une solution fort acceptable à condition qu'il se résumât à celui des tonneaux percés d'un coup de hache dans les caves de Bourgogne.

Je pestai tout le jour contre le ciel trop bas où seuls semblaient se plaire les rapaces traquant le campagnol, contre la versatilité des chemins. Construire de savants itinéraires sur la carte pour buter sur des impasses mourant dans les labours me faisait écumer. L'IGN maintenait sur les feuilles les anciens tracés cadastraux accaparés par les paysans. Les propriétaires ne se cachaient plus de prendre leurs aises avec l'administration et d'avaler les chemins dans les confins de leurs parcelles. Sur les pentes qui menaient au col de Prat de Bouc, je montrai la carte au fermier qui machinait sa clôture.

— Ce n'est pas un accès privé, dis-je, en lui désignant la trace que je cherchais.

— Vous ne trouverez pas ces chemins, ce sont de vieilles cartes.

— Non, c'est l'édition de cette année.

— Ce sont de vieux chemins alors. On les a modifiés.

Je m'arrêtai vers midi aux calvaires, à leur pied, à leur ombre. Je me livrai à ces exercices d'assouplissement que les kinésithérapeutes appelaient "la position du mahométan", consistant à allonger les muscles du dos en se prosternant, assis sur les talons. La densité des croix augmentait en ces plateaux. En ville, les admirateurs de Robespierre appelaient à une extension radicale de la laïcité. Certains avaient milité pour la disparition des crèches de Noël dans les espaces publics. Ces esprits forts me fascinaient. Savaient-ils que les croix coiffaient des centaines de sommets de France, que des calvaires cloutaient des milliers de carrefours ? Dans les forêts, dans le creux de certains troncs, au fond des grottes même, des statuettes de saints voisinaient avec les araignées nocturnes. Il arrivait aux alpinistes d'attacher leurs cordes à des Vierges de plomb scellées dans le granit pour descendre en rappel du sommet des aiguilles. Par chance, les adorateurs de la Raison étaient trop occupés à lire Ravachol pour monter sur les montagnes avec un pied-de-biche. Si j'affectionnais ces ferblanteries de la foi, ce n'était pas tellement que je crusse dans la fable morose d'un Dieu unique, ni que je regrettasse le pouvoir des curés. Mais je n'aimais pas qu'on s'en prenne à ce qui était debout. En outre, parmi tous les symboles inventés par l'homme pour illustrer ses contes, je ne trouvais pas que les croix et les Vierges de grands chemins fussent les pires. Il ne fallait pas s'échiner à déraciner les choses si l'on n'avait rien à replanter à la place. C'était un principe que le moindre agent de l'Office national des forêts aurait expliqué savamment à un agnostique.

 

© S. Tesson, in Sur les chemins noirs, Gallimard, 2016

 


 

 

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 chemins noirs

 

 

Sylvain
Tesson
"On m'avait ramassé. J'étais revenu à la vie. Mort, je n'aurais même pas eu la grâce de voir ma mère au Ciel. Cent milliards d'êtres humains sont nés sur cette Terre depuis que les Homo sapiens sont devenus ce que nous sommes. Croit-on vraiment qu'on retrouve un proche dans la cohue d'une termitière éternelle encombrée d'angelots ?"

[Sur les chemins noirs, p. 16]