A. Bazin
Je ne suis pas de ceux qui ne peuvent aimer les nouveaux films des grands metteurs en scène consacrés sans éprouver une nostalgie pour leurs œuvres de jeunesse. Ainsi ne loue-t-on qu'à demi le Chaplin de Limelight au nom du Charlot de la Ruée vers l'Or, ou le Renoir du Carrosse d'or en soutenant qu'il ne vaut tout de même pas celui du Crime de M. Lange. Non point assurément que l'expérience de la maturité ou de la vieillesse mette le cinéaste à l'abri des erreurs — je pense justement que René Clair en a commis plusieurs avec ses derniers films, — mais parce qu'il n'y a pas de raisons pour qu'un créateur dont le génie est authentique n'évolue pas vers le dépouillement et la Profondeur sous prétexte qu'il œuvre dans le cinéma au lieu de la littérature ou de la peinture. Et je dirai même, en retournant la proposition, que c'est à ce signe que se peut vérifier l'authenticité de son génie.
De celui de René Clair, j'avoue que j'avais fini par douter, précisément parce que ses deux derniers films témoignaient d'un relatif tarissement de l'inspiration. Les Belles de nuit n'étaient guère qu'une adroite anthologie des thèmes caractéristiques de l'auteur, et Les Grandes Manœuvres, quoique plus sérieux et plus satisfaisant, demeurait encore dans un registre mineur et assez conventionnel (où, néanmoins, le sourire déjà se crispait sous la fausse désinvolture de la comédie). Il est vrai que l'échec retentissant de La Beauté du diable semblait avoir prouvé que René Clair était incapable de hausser le ton et d'orchestrer la petite mélodie personnelle qui avait son succès. Pourtant, son premier français d'après-guerre, Le Silence est d'or, touchant à la perfection, avait su faire vibrer cette pudique chanson jusqu'à nous toucher au cœur bien plus profondément peut-être qu'aucun autre film de René Clair, Mais fallait-il arrêter en 1947 la liste des chefs-d'œuvre de l'auteur de À nous la liberté ?
Un autre facteur jouait encore contre lui aux yeux de la jeune génération critique. Si René Clair, pionnier du 7e Art, avait jadis contribué à l'enrichissement et à l'intelligence du langage cinématographique, quoique ironiquement déguisée, sa nostalgie du film muet avait depuis longtemps tari son invention formelle. Ses derniers films, disait-on à juste titre, étaient découpés avec une connaissance consommée de l'efficacité dramatique, mais aussi avec une platitude très académique.
C'est à ces craintes et à ces reproches que vient répondre avec éloquence l'admirable Porte des Lilas. Sans doute René Clair bien fait d'aller pour une fois chercher ailleurs son sujet et ses personnages. Non qu'il n'ait profondément remanié le petit roman de René Fallet, La Grande Ceinture, et qu'il l'ait repensé, transposé ou transmué dans son monde imaginaire personnel. Mais peut-être cette greffe sur un tronc étranger, sans dénaturer la saveur du fruit, en a-t-elle revigoré la sève et raffiné le parfum. Quoi qu'il en soit, c'est comme si tout à coup le message de René Clair, que nous croyions avoir épuisé, débouchait sur un horizon moral, pressenti sans doute mais jamais encore découvert avec cette ampleur et dans cette lumière pénétrante. L'univers, le fameux "univers de René Clair" ne s'est jamais trouvé aussi bien confirmé dans son essence que par le contraste avec celui du romancier auquel pourtant il paraît emprunter l'essentiel. En même temps, la plénitude de sa signification morale nous apparaît cette fois sans flonflon et sans guirlande, dépouillée des alibis du vaudeville. Porte des Lilas est et demeurera un des plus subtils, des plus délicats et douloureux hommages que l'art ait rendu à l'amitié. Amitié dérisoire sans doute que celle de Juju, propre-à-rien, ivrogne, demi-clochard, pour un joueur de guitare et un gangster égaré dans sa cave. C'est à ce sentiment pourtant que cette larve de la misère et de la déchéance sociale devra la découverte de sa propre existence et comme le pressentiment d'une raison d'être.
Cette définition du film paraît bien grave. Elle s'appliquerait, en effet, aussi bien à un sombre drame. Mais c'est là justement qu’intervient le style de René Clair — comme on dit le style de Voltaire. Ces vérités graves et douloureuses, le cinéaste les transcrit dans un univers plus léger où la pudeur des sentiments évite le drame par élégance. L'originalité de son message n'est plus alors tant dans un contenu objectif qui pourrait être banal que dans le ton qui parvient à faire la synthèse de valeurs contradictoires : sentimentalité et ironie, naïveté et lucidité, scepticisme et tendresse, amertume et optimisme... C'est cet équilibre, où il est permis, je crois, de retrouver l'héritage d'une longue tradition de l'intelligence artistique française, qui fait le génie de René Clair et justifie aujourd'hui, plus encore que jadis, sa notoriété universelle.
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